Notre étroit ateau de pêche de quatre mètres de long tangue doucement sur un lac perdu au cœur de la forêt amazonienne.
Mon guide Enrique Sanchez, 59 ans, me donne un cours pratique sur la manière d’attraper l’un des poissons les plus craints au monde – le célèbre piranha à ventre rouge, et son cousin plus imposant, le piranha noir.
Dans certaines régions, ces poissons sont connus comme des « mangeurs d’hommes ».
C’est que ces carnivores d’eau douce ont l’habitude de chasser en banc et de dévorer leur proie morceau par morceau, arrachant la chair de leurs dents acérées comme des rasoirs.
J’écoute mon guide. Il est midi et il fait plus de 32 °C. Le soleil équatorial tape fort. Un couple de perroquets multicolores passe bruyamment au-dessus de nous, et les palmiers de la forêt tropicale sont animés de turbulents atèles noirs. Non loin, un héron à tête blanche monte la garde, juché sur ses longues pattes.
« Avant de lancer ta ligne, il faut fouetter l’eau comme ceci », dit Enrique en battant bruyamment la surface liquide de l’extrémité de sa tige de bambou. Le héron s’envole. « Ça attire l’attention des piranhas. Ils pensent que c’est un animal en détresse, une proie facile. »
Imitant Enrique, je frappe l’eau avec ma tige de bambou de 1,20 m, puis lance ma ligne et son hameçon muni d’un appât de bœuf cru. Presque aussitôt, je sens que ça mord. Je m’écrie : « J’en ai un ! » Puis je tire d’un coup sec pour redresser la tige, comme Enrique me l’a appris. Mais mes efforts ne sont récompensés que par un hameçon nu ; le morceau d’un centimètre carré de bœuf saignant a disparu.
Tandis que je remets un appât à mon hameçon, Enrique ne tarde pas à ferrer un piranha rouge bien dodu et le ramène dans l’embarcation. Renato, un ribeirinho (un habitant du fleuve), conducteur de notre bateau et excellent pêcheur, fait également une prise. Très vite, un piranha mord presque chaque fois que nous jetons nos lignes, et nous les pêchons les uns après les autres dans le bien nommé lac aux Piranhas.
Notre appât de bœuf cru est comme un aimant pour ce poisson, dont le système sensoriel est si subtil qu’il est capable de détecter le sang à plusieurs dizaines de mètres. J’imagine une frénésie semblable à celle des requins se déchaîner juste sous la surface tranquille du lac.
Et ces dents ! Tenant un spécimen de 25 cm de long et 1,5 kg dans sa main droite, Enrique me montre l’attirail de ce prédateur si redouté. Ses dents affûtées et imbriquées de 60 mm de long ressemblent à un piège à ours miniature. Il approche le piranha de mon visage et s’exclame : « Regarde-moi ces dents ! »
Pour atteindre ce lac isolé, j’ai d’abord pris un vol pour Manaus, capitale de l’État de l’Amazonas, au nord du Brésil, connue pour être la « porte d’entrée de la forêt amazonienne », et j’ai engagé Enrique pour la pêche au piranha. Nous avons mis presque un jour de voyage cahoteux pour nous rendre au lac aux Piranhas, environ 110 km plus au sud.
Un bateau-taxi motorisé nous a conduits sur les flots boueux et impétueux de l’Amazone, jusqu’à la colonie portuaire délabrée mais animée de Careiro da Varzea. Les modestes boutiques et habitations en bois ont toutes été construites sur pilotis. Certaines, les plus proches du fleuve, ont été conçues pour flotter. Enrique m’explique que « l’Amazone monte et descend d’environ 12 m au cours de l’année. Pendant la saison des pluies, la rivière inonde ce terrain ainsi qu’une bonne partie de la forêt tropicale humide. »
Nous avons ensuite voyagé à bord d’un car Volkswagen sur une route pavée à deux voies, au milieu d’énormes fermes d’élevage de bétail taillées dans la forêt. L’odeur du crottin des troupeaux s’élevait dans l’air humide. Les pavés ont fait rapidement place à une route de terre battue criblée de nids-de-poule et souvent détrempée, parsemée par endroits de maisonnettes en bois dont les habitants vivotent de la vente de bananes, fruits et poissons. Nous avons partagé la route avec quelques lentes charrettes à bœufs et des paysans à bicyclette.
Au terme de ce trajet brinquebalant, en atteignant une simple cabane en bois sur pilotis au bord de la rivière Mamori, même les petites fermes ont disparu. « Bienvenue dans la forêt amazonienne », a annoncé Enrique. Nous sommes montés à bord d’un bateau à coque métallique de quatre mètres et avons glissé rapidement sur les eaux couleur café de la rivière.
Naviguer sur ce qui est principalement une forêt inondée ressemble à un voyage dans le temps. La berge est bordée d’arbres immenses ; quelques-unes des plus de 16 000 espèces ayant donné son nom à cet endroit retiré, les « poumons de la Terre ». Après une heure de navigation, nous sommes arrivés au pavillon Amazon Turtle, l’un des meilleurs endroits pour observer les piranhas de près.
Selon les ichtyologues, la morsure des piranhas est incroyablement puissante, compte tenu de leur taille relativement petite – la plupart mesurent moins de 30 cm. Une étude récente a montré que le piranha noir pouvait infliger une morsure dont la force est 30 fois supérieure à son poids. Aucun autre animal ne peut rivaliser, y compris le grand requin blanc. Même le puissant alligator d’Amérique ne soutient pas la comparaison : la force de la morsure d’un piranha est trois fois plus puissante que celle d’un alligator qui aurait proportionnellement la même taille.
En plus des puissants muscles de leur mâchoire, les dents du piranha sont parfaitement dessinées pour trancher et découper les proies. Celles, triangulaires, du haut s’emboîtent parfaitement dans celles du bas. Comme l’a remarqué un journaliste, « de puissantes mâchoires complètent l’arsenal, claquant vivement et sans interruption, permettant aux piranhas de détacher la chair de l’os à la manière d’une scie mécanique » .
Malgré quelques rares cas d’attaques mortelles de piranhas contre des humains au cours des dernières années, aucun n’a été totalement authentifié. Selon Steve Huskey, professeur de biologie à l’Université Western Kentucky et chercheur spécialisé dans les piranhas, voyageant régulièrement sur l’Amazone, des films comme Piranha et Piranha 2 – Les tueurs volants sont en partie responsables de la création du mythe du piranha mangeur d’hommes. Dans ces fictions, de malheureuses victimes se font dévorer morceau par morceau par des hordes errantes de piranhas affamés. « Hollywood a contribué à faire aux piranhas une réputation douteuse et injuste, soutient-il. Peuvent-ils être mortels ? Oui. Il faut les respecter. Mais ce ne sont pas les mangeurs d’hommes qu’on a imaginés. »
Paul Reiss, guide pêcheur chevronné de l’Amazone, le confirme : « Ils ont surtout peur de vous. » Enrique n’éprouve que du respect pour ce poisson coriace et combatif. Il me montre son index cerclé d’une vilaine cicatrice de quatre centimètres. « Un piranha à ventre rouge m’a mordu très fort, jusqu’à l’os, quand je l’ai attrapé pour le montrer. Le plus incroyable est que je l’avais pêché 20 minutes plus tôt et qu’il se trouvait au fond du bateau, hors de l’eau, pendant tout ce temps. Mais il avait encore la force de m’arracher le doigt. Les piranhas ne cessent jamais de lutter. »
La majorité des pêcheurs locaux que j’ai interrogés s’étaient déjà fait mordre par un piranha. L’un d’eux, Alipio Gomez, a simplement levé son annulaire gauche. La dernière phalange manquait. Il était en train de pêcher et de décrocher un piranha de son hameçon lorsque ce dernier a tranché net 2,5 centimètres de chair et d’os.
Rien de tout cela ne surprend les spécialistes avec qui j’ai discuté. Le professeur Huskey m’explique que les piranhas ont dû s’adapter au faible taux d’oxygène des lacs et rivières d’eau douce de l’Amazone dont le niveau baisse radicalement chaque année. « Les piranhas doivent alors se battre pour la nourriture, l’espace et l’oxygène. Ce sont des durs à cuire. »
C’est durant la saison sèche, généralement en novembre, que les piranhas sont d’ailleurs les plus dangereux. Piégés dans de petites étendues d’eau, ils risquent véritablement de mourir de faim. Un animal, surtout blessé ou malade, qui s’aventurerait dans ces bassins pourrait créer une frénésie dévorante.
En début d’après-midi, l’air humide et collant pèse sur nous, alourdi par un soleil implacable. Mon tee-shirt est trempé de sueur et j’éponge les perles de transpiration sur mon front. Notre dernier lieu de pêche, près de la berge du lac et à proximité d’une forêt d’herbe cana brava, grouille de piranhas.
Les poissons mordent. Malgré leur effrayante apparence, je sais qu’ils sont simplement victimes de leur mauvaise réputation. Tous ceux que j’ai interrogés avant de faire ce voyage – des pêcheurs sportifs professionnels, des biologistes de la vie marine, universitaires – m’ont conseillé à peu près la même chose : ne pas croire aux histoires d’horreur.
En contemplant la surface calme du lac, je me rappelle ce que le guide pêcheur de l’Amazone Paul Reiss m’a répondu lorsque je lui ai demandé si nager avec les piranhas était sans danger. « Assurez-vous simplement de ne pas saigner. » Les piranhas vous prendraient pour un animal blessé et pourraient vous mordre. Il a ensuite plaisanté : « Je n’ai perdu que deux ou trois clients à cause des piranhas ! » Mais plaisantait-il ?
J’interroge Enrique : « Que dirais-tu si j’allais nager avec les piranhas ? » Il est surpris. Il informe Renato que je veux me baigner. Tous deux semblent maintenant inquiets. Bien que les habitants ne considèrent pas les piranhas comme des mangeurs d’hommes, ils ne vont pas pousser le vice jusqu’à nager avec eux. « Leur morsure est redoutable », me prévient Enrique, brusquement sérieux. Son doigt mutilé me le rappelle.
Renato retire prudemment un petit piranha de son hameçon et le rejette dans le lac d’huile. Enrique me sonde : « As-tu remarqué que tous les piranhas que nous avons attrapés aujourd’hui présentaient des traces de morsures sur les nageoires ? C’est la preuve qu’ils aiment se mordre entre eux. Et peut-être toi aussi. »
J’ai emporté une corde de six mètres de long que je compte attacher autour de ma taille pour qu’Enrique puisse me tirer hors du lac en cas de problème. En nouant la corde sur mon ventre, la bande annonce du film Piranha me revient en mémoire :« Quand des piranhas sont lâchés par erreur dans les rivières d’une station balnéaire, les touristes deviennent leur prochain repas. »
Mais je me suis trop avancé pour reculer maintenant. Alors que je me lève et tend la corde à Enrique, ses yeux s’agrandissent et il me demande : « Tu vas vraiment faire ça ? » En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je passe par-dessus bord et plonge dans le lac. L’eau est froide sur ma peau, rafraîchissante après la brûlure du soleil. Mais quand je commence à battre des jambes pour repousser l’eau, Enrique me dit d’arrêter. Se débattre dans l’eau tiède, au milieu de ce qui est peut-être un banc de piranhas, n’est pas une bonne idée, déclare-t-il. Je sens quelque chose effleurer ma jambe. Puis une seconde fois.
Je saisis le rebord du bateau qui commence à dériver dans l’herbe épaisse. Ce n’est pas bon. En plus des piranhas, c’est là que les raies pastenagues, les anguilles électriques et les caïmans noirs, les alligators d’Amérique du Sud, aiment faire le guet, à l’affût de leur prochain repas. Enrique crie à Renato de s’éloigner de la zone.
Même si je ne suis dans l’eau que depuis quelques minutes, je sens qu’il est temps de remonter dans le bateau. Je me hisse par-dessus bord et m’assois. Enrique semble très soulagé. « Tu semblais très inquiet. Pourquoi ?
- Si tu avais été mordu, les piranhas auraient senti le sang et se seraient lancés à ta poursuite.
- Mordu ? par quoi ?
- Juste avant que tu remontes sur le bateau, j’ai vu un caïman de plus d’un mètre sortir des cana brava et nager droit vers toi. »
Ce soir-là, de retour à notre hôtel, Enrique, Renato et moi dînons de quelques-uns des piranhas rouges et noirs que nous avons pêchés. Nous les dégustons simplement grillés, mais également cuisinés en soupe délicieuse, une caldeirada, à base de légumes locaux. Je préfère la soupe ; le poisson est plus tendre et son goût plus doux qu’en grillade. C’est l’ironie de ce repas : je mords dans le poisson qui aurait pu me mordre.
Le piranha est savoureux mais plein d’arêtes. En mâchant un morceau de piranha noir, une petite arête se coince dans ma gorge et je commence à m’étouffer. Après l’avoir retirée, Enrique me rappelle : « Qu’est-ce que je t’avais dit, le piranha ne cesse jamais de lutter ! »