Prêts pour le grand frisson?
«Je ne vous dis pas ça pour vous effrayer, mais si vous n’éprouvez aucune appréhension à l’idée de plonger, il vaut mieux ne pas y aller, lance Greg O’Connor aux 93 nageurs qui ont prévu de se jeter dans le bassin taillé dans l’épaisse glace du lac. Cela voudrait dire que vous ne savez pas ce qui vous attend.»
Me voilà donc un samedi matin de la fin février 2020 au Memphremagog Winter Swim Festival, qui se tient sur le lac du même nom à Newport, dans le Vermont.
Greg O’Connor, 51 ans, directeur de la sécurité à ce festival annuel de nage hivernale, a réuni les concurrents dans l’auberge qui sert aussi de lieu de rassemblement. La popularité de cette pratique a véritablement bondi ces dernières années.
Le Winter Swim Fest est le seul festival sous zéro en Amérique du Nord. À ce titre, il a établi ses propres règles. La «piscine» glacée se limite à deux couloirs de 25 mètres.
Les épreuves de 25 à 200 mètres comprennent la nage libre, le papillon et quelques courses à relais. Des bénévoles revêtus de parkas blanches se chargent de chronométrer les nageurs dont l’équipement se résume à un bonnet, des lunettes et un maillot de bain standard.
La configuration du bassin rend impossible le virage culbuté. («Il suffit de rater la manœuvre pour se retrouver sous la glace», met en garde Greg O’Connor.) Pas question non plus de poser la main trop longtemps sur l’échelle ou sur un mur du bassin. Elle restera collée. Quoi qu’il arrive, le nageur doit être attentif aux signes qu’émet son corps. («Le décrochage peut être rapide.»)
L’aventure a commencé par une blague. En 2014, au plus fort de l’hiver, Phil White, le directeur de la course qui avait 65 ans à l’époque, a publié sur Facebook une photo de lui sur la glace du lac Memphrémagog, une scie circulaire de 90 centimètres à la main, avec cette légende: «Qui a envie de nager?»
Darren Miller, nageur de fond et organisateur sportif, a sauté sur le téléphone. «C’est sérieux, cette histoire?» L’année suivante, 40 solides nageurs étaient inscrits au départ de la première épreuve; la participation a doublé en cinq ans, malgré des récompenses on ne peut plus modestes. Hormis un record dont on peut éventuellement se vanter, les concurrents sur le podium reçoivent à peine plus qu’un peu de sirop d’érable du Vermont et du bœuf séché maison.
Après les instructions, certains nageurs s’interrogent sur leur présence. Ils sont nerveux. Qui ne le serait pas? Nageuse de fond en eau chaude, je suis inscrite au 25 mètres brasse. Dans moins de cinq heures, je serai moi aussi contrainte de me jeter dans l’eau glacée.
À moins de 5°C, la nage en eau froide est dite nage en eau glacée. Difficile de tenir longtemps dans une eau à cette température. Si l’hypothermie guette après une trentaine de minutes, on se sent vite ramolli et à bout de souffle. Vous n’aurez pas ce problème dans ces superbes endroits du monde pour nager.
Au Winter Swim Festival où l’eau se maintient tout juste en dessous de zéro, les épreuves les plus longues ne durent pas plus de quatre minutes. Dans d’autres parties du monde, on prolonge le plaisir. L’année dernière, à Bled, en Slovénie, les Winter Swimming World Championships ont accueilli plus de 1000 nageurs originaires de 36 pays. On y a disputé l’épreuve du 1000 mètres que les concurrents ont mis de 18 à 34 minutes à terminer. Les plus téméraires ont poussé l’audace jusqu’à s’offrir un 1500 mètres! Parmi les concurrents du lac Memphrémagog, on retrouve de vieux routiers – notamment Elaine K. Howley, trois fois couronnée (elle a traversé le canal de Catalina et la Manche, et fait le tour de Manhattan à la nage) – et des amateurs en tous genres. Ils ont entre 12 et 77 ans: les ultramarathoniens côtoient des survivants de cancer ou de crise cardiaque, et même des gens qui ne sont pas vraiment emballés de mettre la tête sous l’eau.
Comme d’autres ardents défenseurs de l’exposition à une eau très froide, Wim Hof et le Britannique Ross Edgley en vantent les bienfaits pour la santé. Les groupes hétérogènes qui se réunissent dans le Vermont semblent plutôt portés par un élan social. Des équipes arborent des noms un brin provocateurs – les Buckeye Bluetits (Seins bleus, de l’Ohio) ou les Boston’s L Street Brownies (du nom d’un club de nageurs en eau froide de Boston) qui ont enfilé un tee-shirt avec leur devise «Quand L se les gèle».
Le choc du froid
Après quelques heures de compétition, les épreuves de courte distance cèdent au 200 mètres libre. Environ 30 nageurs s’alignent dans l’auberge. Parmi eux, Louise Hyder-Darlington, qui regarde fixement la neige de l’autre côté de la porte. «Je me concentre», murmure-t-elle sans un sourire.
Le choc du froid est violent, entraîne une accélération du rythme cardiaque et vous coupe le souffle. Selon Rick Born, qui a participé à plusieurs Winter Swim Festival et d’autres compétitions à l’étranger, en entrant dans l’eau, «on a l’impression qu’une énorme bande d’acier se resserre sur la poitrine». Cela vous lance malgré vous à la recherche d’air et vous expose à avaler de l’eau.
En s’entraînant régulièrement dans l’eau froide, on arrive à tempérer cette réaction, explique Michael Tipton, professeur au Extreme Environments Laboratory de l’université de Portsmouth, au Royaume-Uni. De 5 à 10 immersions rapprochées de trois minutes chacune vous apprendront à maîtriser cet automatisme.
Pour les épreuves plus longues, il reste un autre défi à relever, met en garde Michael Tipton: «le refroidissement des nerfs et des muscles superficiels, particulièrement ceux des bras». Le nageur Thomas Young-Bayer, 40 ans, décrit le phénomène: «Vos muscles refroidissent au point de cesser d’obéir à vos commandes… C’est comme nager dans la gélatine.»
Même pour les habitués et les champions en eau libre, le 200 mètres à – 0,5°C n’est pas une sinécure. Les deux nageurs les plus rapides de la journée, Christopher Graefe, 45 ans, et Steve Rouch, 35 ans, très rapides sur les 100 premiers mètres, ont commencé à ralentir avant les 25 derniers mètres. (Steve Rouch l’a emporté avec un remarquable 2’38’’36.)
La nage en eau glacée révèle vos vulnérabilités. Si vous avez mal dormi ou mal mangé, vous serez vite fatigué. Les limites de vos capacités physiques et mentales semblent plus vite atteintes. Pour Elaine Howley, «c’est plus cérébral que physique». Il faut se concentrer sur ce que l’on fait et ce que l’on ressent.
Entrer dans l’eau demandant déjà un effort mental, traverser l’épreuve fait partie de la récompense. À la fin, le nageur éprouve une sorte d’ivresse. «Un sentiment d’être vivant difficile à décrire et que le froid amplifie», commente Rick Born.
Le refroidissement soudain de la peau pousse l’organisme à libérer un flot de substances chimiques qui stimulent l’humeur et l’énergie, explique Michael Tipton. «Vous êtes aussitôt plus actif et plus alerte et, dans certains cas, ça se prolonge après la sortie de l’eau.»
Les nageurs surmontent ainsi plus facilement les sensations désagréables. «Les cinq premières minutes – surtout quand l’eau est à une température inférieure à 15°C – peuvent être douloureuses au point de vous faire regretter de vous être lancé dans l’aventure», confirme Talbott Crowell, 52 ans, participant fidèle depuis cinq ans. «Mais à l’entraînement, après 10 minutes, le corps engourdi reçoit une dose d’adrénaline qui enivre. Je ne comprends pas le phénomène, mais c’est une sensation incroyable.»
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Une grande famille qui s’entraide
Après le déjeuner, les bénévoles écument la fine couche de glace qui s’est formée au-dessus de l’eau du bassin. Plus de 50 personnes sont inscrites à l’épreuve du 50 mètres libre.
Les nageurs sont escortés, grelottants, vers la zone de récupération, un petit bâtiment chauffé équipé de canapés, de couvertures et de seaux remplis d’eau à température ambiante pour soulager en douceur les mains et les pieds gelés. Il faut se réchauffer lentement pour éviter que le sang froid aux extrémités n’arrive trop rapidement vers le centre, ce qui pourrait faire baisser la température corporelle et la pression artérielle, et provoquer un évanouissement et des palpitations.
La récupération est une affaire individuelle qui dépend du temps, de l’organisme du nageur et de la durée de la plongée. Il faut compter 10, parfois 20, voire 60 minutes.
Vers 14h30, l’énergie change dans la salle de récupération au fur et à mesure que s’installe la fatigue. «Quand on nage dans l’eau glacée, on ne le fait généralement qu’une fois et on a droit à sa bouffée d’adrénaline, confie Christopher Graefe. Ici, on répète l’expérience plusieurs fois et ça finit par être épuisant», poursuit-il.
Certains concurrents abandonnent. Si la nage en eau glacée fatigue, il ne convient pas de parler à son sujet d’exercice classique. Un «entraînement rigoureux» peut certes consister, dans son cas, en un bain de 10 minutes, mais aussi dans la création d’un lieu d’entraînement à l’aide d’une masse et d’une scie. Et c’est peut-être aussi ce qui séduit. «Les outils sont faciles à transporter, l’eau est aisément accessible et c’est un moyen de faire quelque chose de complètement dingue qui semble très difficile», convient Elaine Howley.
L’heure du départ approche et je suis de plus en plus inquiète: combien de temps mettrai-je à maîtriser ma respiration une fois passé le choc du froid?
Nous y sommes enfin. Mon cœur s’emballe quand les bénévoles m’accompagnent sur la glace glissante. Ils m’aident à me débarrasser de mes chaussures et à me défaire de ma parka de bain DryRobe et de mon collant thermique.
Avec mon partenaire de couloir, le nageur et coureur de fond Derek Tucker, 49 ans, nous descendons l’échelle en bois de chaque côté du bassin et attendons sur la plateforme submergée qui les relie. Nous topons avant de nous accrocher à la rampe couverte de glace dans notre dos pour la position de départ. Quelqu’un crie: «Partez!» Après quelques mouvements de bras, j’arrive à mettre la tête sous l’eau. Je couvre 25 mètres en 25,97 secondes – et même si Derek m’a battue au mur, je termine avec des fourmillements, en extase. Je ne peux plus m’arrêter de sourire.
Tout autant que le bassin de glace, l’autre symbole de ce festival est assurément l’«enveloppement» – ce geste du bénévole qui consiste à recouvrir le nageur d’une serviette ou d’un peignoir géant à sa sortie de l’eau. À mon tour d’y passer, pendant que les bénévoles s’assurent que mes pieds gelés sont bien chaussés et mon peignoir, fermé.
J’avais discuté plus tôt avec une des jeunes étoiles montantes du sport, Fergil Hesterman, 28 ans, un athlète néerlandais qui décrit la communauté des nageurs en eau glacée comme «une grande famille qui s’entraide». Je le sens dans tout mon corps.
Le cinéaste Mario Cyr, nous offre un spectacle à couper le souffle grâce à ses images de plongées en eau glacée.
Être vivant
J’ai été classée 10e sur les 21 participants – et malgré ce score, l’ivresse de la victoire m’a portée toute la journée. Celle du triomphe de l’esprit sur la matière, et c’est incroyablement gratifiant.
Vers la fin de la journée, d’autres noms sont biffés sur les listes et on forme de nouvelles paires de nageurs sans que nul n’y trouve à redire. Un peu avant le repas, on se croirait au soir de Noël avec des personnes en pyjama (mettez un pyjama et on vous offrira un verre de vodka au bar) portées par les effets de la fatigue générée par la poussée d’adrénaline, de la fierté et de la compagnie de gens qui se comprennent.
Le lendemain, le mercure reste frileux. C’est presque une chance, car la météo clémente aux derniers British Swimming Championships a fait monter la température de l’eau à un confortable 6,4°C – trop élevée pour espérer une nage en eau glacée. Lewis Pugh, nageur de fond et militant anglo-sud-africain, dénonce ce fait inquiétant en nageant au pôle Nord pour sensibiliser au réchauffement climatique.
La journée se termine sur une série d’épreuves de relais animées. Nageurs et bénévoles courent dans tous les sens, il s’agit de savoir qui va bientôt entrer dans l’eau et de s’assurer que ceux qui en sortent sont bien pris en charge. Un concert de «Désolé! Désolé!» et «Allez-y! Allez-y!» résonne dans l’air, tandis que des bénévoles apportent des vêtements chauds et secs sur la terrasse.
Les acclamations se font partout entendre – pour son équipe, pour une autre, pour les bénévoles. J’applaudis à mon tour. Derek Tucker m’avait prévenue: c’est fou et inutile, mais aussi stimulant, amusant et dynamisant à voir.
«La popularité grandissante de ce sport est due au sentiment qu’il éveille en chacun de nous d’être vivant, glisse Margaret Gadzic, 41 ans, nageuse de l’équipe des Buckeye Bluetits. On le pratique pour sentir qu’on reprend son souffle, que le cœur bat vite et que le sang circule dans nos veines.»
Une fois le calme revenu, la glace reprend ses droits et, à peine 24 heures plus tard, le bassin en est entièrement recouvert. Rien ne dure éternellement. Mais il se trouvera toujours quelqu’un pour ouvrir un nouvel espace de jeu.
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Tiré de Men’s Health (30avril 2020), ©Hearst Magazines Media, Inc.