Mourir pour de l’ivoire

Au cœur de l’un des plus importants réseaux criminels de trafiquants d’ivoire, des jungles du Cameroun aux bazars du marché noir à Pékin.

1 / 7
Mourir pour de l'ivoire

Tuer un éléphant est facile.

On repère ses traces, aussi grandes que des plateaux de service, et on les suit.

« Puis, il n’y a plus qu’à viser la tête », explique celui que nous appellerons Pierre.

Maigre et agité, il braconne pour des clients. Nous sommes convenus d’un rendez-vous dans un hôtel de Bertoua, une ville du sud-ouest du Cameroun, plaque tournante de la contrebande d’ivoire.

Il accepte de me parler du braconnage des éléphants d’Afrique. Je suis recommandé par un négociant en viande de brousse, mais Pierre se méfie. Il demeure sur le seuil et inspecte l’intérieur de la chambre d’hôtel. Au Cameroun, une organisation de protection de la faune dirigée par un ancien officier des renseignements israéliens cible depuis quelque temps les trafiquants d’ivoire. Cet homme, Ofir Drori, monte des opérations d’infiltration dans ce genre d’hôtel et a fait jeter en prison quantité de trafiquants d’animaux sauvages.

Pierre allume une cigarette et s’installe dans un fauteuil. Il est peu enclin à parler des hommes qui l’engagent pour tuer des éléphants. Les patrons de Pierre sont de toute évidence des hauts fonctionnaires ou des hommes d’affaires. Dans un pays pauvre comme le Cameroun, seule une petite élite a les moyens de financer de coûteuses expéditions de plusieurs semaines dans la jungle.

« Quelqu’un m’appelle et on me fournit les cartouches. Je pars avec des porteurs et nous passons trois ou quatre semaines en forêt. » Il imite parfois le cri plaintif d’un éléphanteau perdu pour attirer sa mère. Il se ­défend de tuer des femelles, mais le braconnage est devenu une très sombre histoire dans l’économie de l’offre et de la demande. La flambée des prix de l’ivoire pousse les braconniers à tuer tout ce qui se présente : des femelles dont les défenses sont plus petites que celles des mâles, et mêmes des éléphanteaux qui n’ont que des bourgeons de dentine.

Pierre braconne depuis des années. Il a tué des dizaines, voire des centaines d’éléphants, et il se vante même d’en avoir abattu 23 en une seule expédition – il y en avait tant qu’il avait fallu plus d’une semaine pour récupérer les défenses. « Si vous en tuez un et que les autres n’ont rien vu, vous pouvez tous les tuer. » Pierre utilise une machette spéciale pour retirer l’ivoire – un travail laborieux qui exige de bien dégager la défense du maxillaire supérieur de l’animal. « Il faut procéder correctement, et cela prend du temps. »

En Afrique, les braconniers emploient des méthodes brutales, abattant des troupeaux entiers avec des fusils d’assaut bon marché et même des mines antipersonnel. Récemment, au Zimbabwe, des centaines d’éléphants sont morts empoisonnés au cyanure que des braconniers avaient versé sur des blocs de sel et dans des points d’eau.

2 / 7

Entrepreneur en ivoire

En 2011, 25 000 éléphants furent massacrés sur tout le continent – le taux de braconnage le plus élevé ­depuis l’interdiction du commerce international de l’ivoire en 1989. L’année dernière, une enquête révélait que la population des éléphants d’Afrique centrale avait chuté de 62 % au cours de la dernière décennie. Les braconniers en tuent un si grand nombre que leur capacité de reproduction ne compense pas les pertes subies. Certains écologistes prédisent la disparition complète des 420 000 éléphants d’Afrique dans les 10 ans à venir.

Aujourd’hui, la nature du braconnage a changé. Ceux qui le pratiquaient pour des raisons de subsistance ne se contentent plus d’abattre un éléphant à l’occasion. On est plus méthodique et on joue des frontières poreuses et de la surveillance inadéquate qui mine tant de pays africains. De complexes réseaux criminels composés de braconniers, d’intermédiaires, de négociants et d’insaisissables barons dominent le commerce. Certaines activités comme celle de Pierre restent modestes. D’autres en revanche font circuler des tonnes de défenses.Selon l’ONU, la criminalité liée aux espèces sauvages pèse plus de 10,7 milliards de dollars et la contrebande d’ivoire y occupe une place inquiétante – la quatrième après la drogue, la traite des êtres ­humains et le trafic des armes.

Les groupes écologistes sont unanimes : l’ « équation de la demande » est associée à l’explosion du marché de l’ivoire en Chine. (Une petite quantité d’ivoire est également acheminée en fraude vers la Thaïlande et les États-Unis.) Dans les villes chinoises, la nouvelle classe moyenne dispose désormais de revenus suffisants pour acheter des sculptures en ivoire, luxe réservé autrefois aux nantis. Sur des sites web comme Alibaba, la version chinoise de eBay, les babioles en ivoire se vendent sous le nom de xiàngya, qui signifie « dents d’éléphant » en mandarin. Certains investisseurs se protègent d’un marché immobilier incertain en achetant de l’ivoire, aujourd’hui appelée or blanc.

Avec la présence accrue de l’empire du Milieu en Afrique, la police arrête de plus en plus de Chinois qui sortent en contrebande de petits ­objets d’ivoire à bord d’avions faisant route vers l’Asie, ou qui font office d’intermédiaires dans de plus vastes opérations. En octobre 2012, les douaniers de Hong Kong ont intercepté deux conteneurs transportant plus de quatre tonnes d’ivoire d’une valeur d’environ 3,7 millions de dollars – la plus importante saisie jamais réalisée en Chine. Les conteneurs venaient d’Afrique et avaient transité par de nombreux pays afin de brouiller les pistes. Les barons de l’ivoire n’ont jamais été identifiés. À une extrémité de la chaîne se trouve un braconnier comme Pierre, à l’autre, à des milliers de kilomètres, un client de Pékin qui achète un bibelot en ivoire. Ce qu’il y a entre les deux demeure opaque.

Un après-midi, à Bertoua, je dois rencontrer un marchand d’ivoire réputé pour sa grande expérience dans le commerce illicite. Nous étions convenus de nous voir au Grand Palace, une boîte de nuit tapageuse, déserte à cette heure à l’exception de deux clientes qui boivent au balcon du premier. Bientôt, un homme de grande taille à la peau sombre portant des lunettes noires et une chemise blanche à monogramme s’installe à la table et se présente sous le nom de Justin.

Impliqué dans le commerce de l’ivoire depuis cinq ans, il a étudié le droit des affaires et a même été boursier d’une université des Pays-Bas. Mais au Cameroun, le marché du travail ne lui offrait que peu de possibilités. Après s’être essayé à différentes activités plus ou moins hasardeuses, il s’est associé à un groupe d’hommes d’affaires chinois qui voulaient se procurer de l’ivoire.

Il décrit une opération organisée. Plusieurs fois par an, ses associés passent commande. Justin confie le travail à une équipe de cinq braconniers de la tribu pygmée Baka. « Ils sont suffisamment habiles pour ramener de grandes défenses, qui se font plus rares, car peu d’éléphants ont la chance d’arriver à maturité. Je travaille avec des spécialistes qui savent comment chasser dans la forêt », explique-t-il.

Justin allume une cigarette et dit qu’en ce moment même « ses Bakas » y sont en mission. Quand ils auront terminé, un chauffeur fera passer les défenses en contrebande dans un ­camion de l’État chargé de fèves de cacao. À Bertoua, Justin les transportera jusqu’au port de Douala où il dépensera jusqu’à 2 140 dollars pour soudoyer les gardes afin qu’ils chargent l’ivoire à bord d’un navire en partance pour la Chine.

Avec des hommes d’affaires comme Justin, des hauts fonctionnaires corrompus, des policiers et des militaires pour faire tourner le marché illicite de l’ivoire dans la région, les réseaux de trafiquants sont bien implantés dans tout le bassin du Congo.

Pour faire sortir l’ivoire des forêts mal surveillées du Cameroun, les trafiquants payent des individus chargés d’acheminer les défenses en pirogue et achètent les services de policiers qui font passer la marchandise à travers les postes de contrôle routiers. Des chauffeurs de grumiers qui font la navette entre les concessions forestières isolées se sont également mis à la contrebande. Ils livrent des armes et des vivres dans la jungle et, au retour, entassent les défenses parmi les grumes ou dans des compartiments secrets. Au Cameroun, le passage en fraude de défenses d’éléphants est tel sur cette route nationale bitumée que le bureau local du World Wide Fund for Nature (WWF) l’a surnommée l’« autoroute de l’ivoire».

3 / 7

Les éléphants ont une conscience

Entre 2004 et 2006, des trafiquants taïwanais ont expédié de Douala à Hong Kong pas moins de 36 tonnes d’ivoire – il aura fallu pour cela massacrer 4 700 éléphants – d’une valeur d’environ 19,3 millions de dollars sur le marché noir chinois. L’entreprise de Justin est plus modeste. Elle représente près de 535 000 dollars d’ivoire par an. Après les dédommagements et les pots-de-vin, il lui reste 27 000 dollars, une somme rondelette au Cameroun.

Justin possède une maison, porte de beaux vêtements et voyage en ­Europe. Il a une femme, ainsi qu’une petite amie aux Pays-Bas. Cet entrepreneur-né semble fier de la chaîne logistique qu’il a montée avec ses partenaires chinois pour fournir un produit de qualité. Il existe vraisemblablement des centaines d’entreprises de braconnage du même genre sur le continent qui déciment les troupeaux d’Afrique centrale.

La Chine est la plus récente d’une longue liste de nations obsédées par l’ivoire. Dans l’Antiquité, les Grecs engageaient des mercenaires éthiopiens qui se laissaient tomber des arbres sur les éléphants pour leur trancher le jarret à la hache. Avec la production en série de broches, boutons, cages à oiseaux et reliures de codex en ivoire, les sculpteurs romains furent responsables de la disparition des troupeaux d’Afrique du Nord. Des siècles plus tard, les grossistes arabes approvisionnaient les marchés florissants de l’Inde et de Chine. Puis vinrent les Européens. Les Anglais semblaient particulièrement efficaces. En 1850, l’Angleterre importait 500 tonnes d’ivoire d’Afrique orientale.

En 1900, les États-Unis étaient devenus les plus grands consommateurs d’ivoire d’éléphant au monde. On transformait les défenses en touches de piano, boules de billard, couverts ou peignes. Quelque 65 000 éléphants étaient sacrifiés chaque année. Les grands troupeaux, jadis si imposants en Afrique, furent décimés. La population des éléphants serait passée de 27 millions au début du dix-neuvième siècle à cinq millions, 100 ans plus tard. Devant l’ampleur des pertes, les puissances coloniales européennes créèrent des réserves dans lesquelles la chasse était interdite ou limitée. Dans les années 1920, les Britanniques et les Belges aménagèrent les premiers parcs nationaux.

En 1966, Iain Douglas-Hamilton, un zoologiste écossais diplômé d’Oxford, installa son campement au bord du lac Manyara en Tanzanie et passa quatre ans à observer les pachydermes. Il découvrit qu’à l’instar des hommes, les éléphants se développaient au sein de cellules familiales très unies et complexes et communiquaient entre eux au moyen d’un riche répertoire de sons en grande partie inaudibles pour l’oreille humaine. On sait aujourd’hui qu’ils font preuve de compassion et sont toujours prêts à aider leurs compagnons en détresse. Les éléphants se servent également d’outils et peuvent résoudre des problèmes. Leur trompe est assez puissante pour soulever un réfrigérateur, mais possède la délicatesse nécessaire pour saisir une branche et en faire un chasse-mouches.

Bien qu’un troupeau se déplace dans un écosystème comme une armée, dévorant presque tout sur son passage, les éléphants jouent un rôle essentiel dans leur environnement. Ils transforment des régions boisées en savane et favorisent l’apparition de prairies où peuvent brouter des herbivores comme l’éland et le guib harnaché. Leurs pistes créent des coupe-feu, et leurs bouses, riches en nutriments, régénèrent le sol.

En 2009, au Congo, le biologiste Stephen Blake analysa 855 tas de bouses et découvrit que l’éléphant consommait plus de 96 espèces de graines qu’il dissémine dans un rayon de 55 km. Ces graines germent, puis deviennent des arbres qui assurent nourriture et abri à d’autres animaux. Certaines graines ne germent qu’après avoir été ingérées puis déposées par un éléphant sur le tapis forestier. Citons le fruit du Picralima nitida, efficace dans le traitement de la malaria, une maladie souvent résistante aux médicaments courants et qui touche une grande partie de l’Afrique.

De nouveaux travaux de recherche commencent à dévoiler les mystères du cerveau de l’éléphant. En 2006, des scientifiques du zoo du Bronx à New York, installèrent un miroir devant un éléphant femelle et l’observèrent en train de regarder son reflet. À plusieurs reprises, elle toucha de sa trompe un X peint au-dessus de son œil – preuve que les éléphants, comme les humains et les chimpanzés, se reconnaissent. C’est la conscience de soi.

Iain Douglas-Hamilton a également décrit une série d’interactions étonnantes – la nomenclature scientifique parle d’« empathie ciblée ». Un jour, en 2003, une matriarche se blessa dans une chute. Les membres de sa famille étaient loin, mais une autre ­matriarche lui vint en aide et réussit à la remettre sur ses pattes à l’aide de ses défenses. La bête blessée succomba néanmoins le lendemain et M. Douglas-Hamilton put observer le défilé des éléphants vers le lieu où se trouvait la dépouille. Une des filles de la défunte resta à ses côtés près de sept heures. Un autre éléphant se pencha sur le corps pour le caresser. En cinq jours, quatre familles s’y rendirent. Une photo montre cinq éléphants alignés devant la morte, comme pour une veillée funèbre. « C’était extraordinaire, témoigne M. Douglas-Hamilton. Les éléphants ont une conscience supérieure qui les pousse à entourer leurs congénères souffrants ou morts. C’est très émouvant. »

4 / 7

« Je sais qui vous êtes »

Un après-midi, je prends un taxi pour traverser Yaoundé, la capitale du Cameroun. Le complexe sportif financé par la Chine est visible au loin. Dans tout le pays, des sociétés chinoises construisent de nouvelles autoroutes, des mines de fer et un barrage hydro­électrique de 15 mégawatt. De plus, elles exploitent la plus vaste concession de bois au pays.

Le taxi s’engage dans une allée étroite menant à un marché artisanal poussiéreux à ciel ouvert, bordé d’échoppes délabrées. Quelques touristes examinent des sacs à main de contrefaçon et des masques tribaux en bois, tandis que des musulmans en longue tunique se reposent sur leur tapis de prière. Au Cameroun, et dans d’autres pays africains, ces lieux de commerce font également office de comptoirs pour le marché noir de l’ivoire.

En 2009, lors de perquisitions dans des marchés de six pays africains, des agents d’Interpol ont saisi deux tonnes d’ivoire – des défenses transformées en grande partie en baguettes et en fume-cigarettes destinés au ­marché asiatique. Au marché artisanal de Yaoundé, il ne faut pas cinq minutes pour trouver de l’ivoire illicite. Un marchand coincé dans une échoppe encombrée soulève une pile de t-shirts et en extrait une statue de la déesse Guanyin longue de 30 cm. « Quatre cents dollars », déclare-t-il.

Devant un autre étal, un jeune Camerounais portant un bouc clairsemé se présente. Il s’appelle Ahmed. Lorsque je lui fais part de mon intérêt pour des objets rares, il me répond en chuchotant qu’il peut trouver tout ce dont j’ai envie : des masques tribaux anciens – leur vente est illégale et leur exportation interdite – et une quantité appréciable d’ivoire.

« Cette échoppe appartient à mon grand-père », me dit-il. J’en conclus que son grand-père est un marchand d’ivoire. Ahmed me donne son numéro de portable et nous convenons d’une rencontre, plus tard dans la ­semaine, dans un hôtel à proximité. Ofir Drori, le militant israélien qui lutte contre la contrebande de l’ivoire, m’apprend que les barons du trafic restent prudemment dans l’ombre, mais utilisent les marchés comme lieu de rendez-vous. Il me conseille d’être vigilant quand je lui explique le but de ma rencontre avec Ahmed. Il y a quelques jours, ajoute-t-il, des marchands d’ivoire ont chassé du marché une équipe de télévision française.

Deux jours plus tard, je reviens au marché en fin d’après-midi. La plupart des commerçants sont affalés devant leur étal. Je me rends à l’échoppe de celui qui m’a montré la statue de Guanyin. Il n’est pas là, et celui qui le remplace n’est pas dans les mêmes dispositions. Il me dit que la sculpture n’y est plus. « Mon ami l’a emportée. Elle n’est plus ici. » Pendant que nous discutons, quelques hommes se rassemblent devant l’entrée de la boutique. L’un d’eux me montre du doigt. « Je sais qui tu es. Je t’ai vu hier pour la télé. La caméra. » Deux jours plus tôt, j’avais assisté à une conférence de presse sur le braconnage des éléphants, organisée par des groupes de protection de la faune qui sponsorisent des patrouilles dans les parcs nationaux – et sont évidemment détestés des braconniers et des trafiquants. L’événement avait été diffusé aux nouvelles du soir. Au milieu des reporters locaux, j’étais le seul journaliste occidental.

« C’est bien lui », confirme un homme à l’entrée.

Un autre s’approche de mon taxi. « Si quelque chose arrive à mon frère Ahmed, je jure devant Dieu que je descendrai les responsables à l’aéroport », déclare-t-il. C’est à moi qu’il pense, ainsi qu’à mon photographe. « Puis ce sera ton tour », dit-il au chauffeur.

Je quitte le groupe et me dirige vers le stationnement poussiéreux. Après avoir contourné des tapis de prière en marche arrière, mon chauffeur s’engage dans une ruelle. Un musulman élancé vêtu d’une tunique blanche se tient devant la sortie, bloquée par un gros rondin. Nous attendons. Un autre homme se baisse, déplace lentement l’obstacle. Nous roulons doucement vers la rue. L’homme à la tunique se penche à ma fenêtre. « Ne reviens jamais ici », profère-t-il, menaçant.

La filière chinoise

Le marché chinois de l’ivoire pourrait être comparé à une boîte noire – à une extrémité, elle engloutit les défenses d’éléphants fournies par des hommes comme Ahmed et Justin, et à l’autre, produit les statues finement ciselées que l’on retrouve dans les salons de Pékin. Les douaniers saisissent régulièrement des conteneurs remplis de milliers de défenses venues d’Afrique. Mais le gouvernement chinois affirme que leur commerce est légal et qu’il n’a aucun lien avec le braconnage.

Peu après avoir quitté le Cameroun, je m’envole pour Pékin. Un matin, en roulant dans le smog, je découvre une élégante boutique dont l’étalage regorge de colliers et de statues exposés dans des présentoirs de verre. Sur la porte, une pancarte indique que le gouvernement autorise le marchand à vendre de l’ivoire. (L’interdiction de 1989 ne concerne que le commerce international, et plusieurs pays, dont la Chine, ont eu la permission de maintenir leur marché intérieur.)

Le propriétaire de la boutique, un homme d’âge moyen, me fait remarquer que « de 10 000 à 12 000 éléphants meurent chaque année de mort naturelle ». Cette idée que l’ivoire provient de pachydermes morts de leur belle mort est répandue en Chine – ce qui n’empêche sûrement pas le propriétaire de faire la différence entre propagande et naïveté. D’autres présentoirs contiennent des boules de Canton en ivoire finement sculpté, qui coûtent plusieurs milliers de dollars. Un dragon est ciselé sur un globe éblouissant. L’objet trône sur une fine tige d’ivoire. À côté, une carte d’identité verte sur laquelle figure une petite photo de la sculpture – mais l’image et l’objet ne correspondent pas vraiment. J’examine d’autres sculptures qui, elles non plus, ne concordent pas avec les photos. Selon les ONG qui se consacrent à la protection de la faune, c’est de cette manière qu’un volume considérable d’ivoire clandestin est blanchi sur un marché ostensiblement « légal ».

5 / 7

Acheter

En 2007, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) a conclu un accord avec le gouvernement chinois, autorisant ce dernier à acheter 68 tonnes de défenses d’éléphant auprès de quatre pays africains. En échange, la Chine a accepté de mettre en place un « système de contrôle du commerce de l’ivoire ». Seuls les magasins soumis à une réglementation gouvernementale peuvent, en théorie, vendre de l’ivoire provenant uniquement des réserves officielles du pays. Un système d’étiquetage a également été instauré : les sculptures de plus de 50 g doivent être accompagnées d’une carte d’identité officielle avec photo – carte qui doit être remise à l’acheteur au point de vente.

Le système, hélas, est devenu un moyen de blanchir de l’ivoire illicite. Un grand nombre de marchands conservent les cartes d’identité et les utilisent lorsqu’ils vendent des sculptures similaires provenant du marché noir. L’ONG Environmental Investigation Agency, dont le siège se trouve à Londres, estime que 90 % de l’ivoire du marché chinois légal provient de sources frauduleuses.

Un soir, à Pékin, je rencontre un collectionneur d’ivoire qui dit s’appeler He. L’homme est réalisateur de films documentaires, il a environ 35 ans, et aspire manifestement à faire partie du milieu artistique émergent dans son pays. Il consent à m’expliquer l’origine de la passion des Chinois pour l’ivoire. « La première fois que j’ai vu de l’ivoire, j’ai été fasciné par son aspect soyeux et lustré », me révèle-t-il dans un bureau de sa compagnie cinématographique – une sorte de loft où s’alignent des iMac. Les murs sont couverts d’affiches de films. Cela fait cinq ans que M. He achète de l’ivoire. Il fait défiler plusieurs photos de sculptures sur l’écran de son téléphone – un dragon, un bouddha, une petite amulette qui a coûté plus de 1 390 dollars. Ce prix élevé est dû à son origine. « En Chine, l’ivoire des éléphanteaux s’appelle l' »ivoire du sang » et il vaut beaucoup plus cher que celui des éléphants adultes. »

M. He clique sur Weibo, la version chinoise de Twitter, pour me montrer une vente d’ivoire en ligne. Un vendeur anonyme fait démarrer les enchères à 107 dollars pour un collier. À côté d’une photo du bijou, on peut voir les lettres XY, pour xiàngyà. « Ils ne disent pas que c’est de l’ivoire, m’explique-t-il. Ils craignent que l’État surveille les mots clés. » Depuis que les autorités chinoises sévissent contre les boutiques illégales, beaucoup de vendeurs se réfugient derrière l’anonymat d’internet. « Je me sens parfois coupable, mais c’est plus fort que moi. Je me dédouane en me disant que, si je cesse d’acheter, cela ne changera rien. Après tout, je ne suis qu’un acheteur parmi tant d’autres », avoue M. He.

Chez les défenseurs de l’environnement, le consensus sur la meilleure manière de lutter contre la menace que font peser les acheteurs comme M. He sur les éléphants africains n’a fait que se renforcer. Protéger les éléphants africains demanderait un plus grand nombre de gardes forestiers, qui devraient être mieux équipés. Les groupes écologistes ont récemment dévoilé un partenariat de 85,6 millions de dollars pour lutter contre le trafic de l’ivoire en déployant des équipes de chiens renifleurs sur les lieux de transit africains. Trois mille gardes seront désormais chargés de protéger les éléphants sur 50 zones d’habitat.

Des environnementalistes mettent au point des campagnes d’information destinées à éduquer les acheteurs chinois. Durant la dernière grande vague de braconnage des années 1980, menée par les États-Unis et le Japon, des campagnes comme « Seuls les éléphants devraient porter de l’ivoire » ont contribué à faire baisser la demande de façon spectaculaire. Le projet anti­-braconnage vise également à l’établissement d’un moratoire sur la vente de l’ « or blanc » dans plusieurs pays.

Je prends l’avion à Pékin pour me rendre à Nanning, la capitale du Guangxi, puis je fais trois heures de route jusqu’à la frontière du Vietnam. Comme les autorités ont intensifié les saisies dans les zones de transit de la côte, les réseaux de trafiquants se sont rabattus sur le Vietnam comme porte dérobée vers la Chine. Des conteneurs remplis d’ivoire illicite sont expédiés à Haiphong par bateau, puis transportés en camion vers le nord et passés en contrebande à la frontière, vers la province de Guangxi. Une grande partie de la région est montagneuse et densément boisée. La police y est absente. Un paradis pour les contrebandiers.

Puzhai, petite ville animée du Guangxi connue pour son commerce d’acajou, est récemment devenue une porte d’entrée pour l’ivoire. Des magasins de meubles, comme Dragonfly Mahogany, s’alignent dans la rue principale. Un journaliste de ­Pékin m’a conseillé de leur rendre visite. Beaucoup de marchands de Puzhai achètent de l’ivoire au Vietnam, puis le font passer en fraude dans des camions transportant du bois.

6 / 7

Cette nuit-là, j’entre dans une boutique miteuse qui vend des sculptures d’acajou et des herbes médicinales. Mon interprète explique au marchand que nous désirons acheter de l’ivoire. L’homme, qui se fait appeler M. Liao, nous entraîne dans un escalier de bois branlant menant à une pièce en travaux. Il sort de sous un carton un sac de plastique rempli de bracelets, de statuettes de Bouddha et de poignées de perles d’ivoire. M. Liao allume une lampe torche, la braque sur un bracelet de 2,5 cm de large. Dans le rayon lumineux, l’ivoire couleur crème ­devient translucide. M. Liao propose d’organiser un voyage à Hanoï, de l’autre côté de la frontière, afin que nous puissions rencontrer son fournisseur – à condition, bien sûr, de recevoir sa part.

Le lendemain, je retrouve M. Liao dans sa boutique. Tandis que nous attendons le signal du départ, il me raconte qu’il était très pauvre dans sa jeunesse et n’a pas fait d’études. Il a travaillé dans les champs pendant des années, puis a vendu des enceintes stéréo. Aujourd’hui, dit-il, la boutique lui rapporte suffisamment pour pouvoir faire construire une maison à ses parents. Son histoire n’est pas unique : il y a vraisemblablement des centaines de M. Liao qui sillonnent le pays pour vendre de petits fragments d’un animal vivant à une telle distance – des milliers de kilomètres – qu’il en devient abstrait.

Deux jeunes Vietnamiennes moulées dans leur jean entrent dans la boutique. Ce sont elles qui approvisionnent M. Liao, elles font partie du réseau de trafiquants qui traversent la frontière. L’une d’elles transporte un sac de tissu gris rempli de centaines de baguettes d’ivoire, de colliers et de statuettes sculptées. Elle compte les vendre à des marchands du coin, pendant que sa compagne nous escortera au Vietnam.

Une heure plus tard, en route pour Hanoï, nous traversons une région vallonnée peuplée de fermes. Des ­rizières s’étendent de chaque côté de la route. Le lendemain, après avoir passé la nuit dans une pension délabrée, M. Liao rencontre un jeune Vietnamien à moto, qui nous emmène par une ruelle étroite vers un immeuble de deux étages. L’homme ouvre un portail métallique et nous conduit dans un atelier grouillant d’activité. De l’arrière de la bâtisse nous parvient le grincement d’une fraise servant à sculpter l’ivoire. Un Vietnamien émacié sort d’une autre pièce. Un jeune homme bedonnant le suit, l’œil dur. Les deux compères semblent mécontents de voir un Occidental chez eux.

Mon interprète explique la raison de notre présence : je souhaite acheter de l’ivoire pour un client fortuné des États-Unis. Les deux hommes, qui semblent se détendre un peu, nous emmènent dans un salon. « Je possède une bonne quantité de cette marchandise », dit Bian, le plus maigre. Liao me dit que c’est lui qui est à la tête du négoce. « Vous voulez les ­défenses ou des sculptures ? »

Je suis Bian dans une chambre du premier, où j’aperçois un carton rempli de défenses d’éléphant sciées en blocs de la taille d’une brique – aussi compacts et lourds que du chêne. « Nous faisons venir l’ivoire d’Afrique », dit-il. Un bloc d’ivoire est marqué d’une suite de chiffres et des lettres ZM – ce qui m’amène à penser que les défenses ont été volées dans une réserve gouvernementale de Zambie.

7 / 7

De retour dans le salon, Bian sort d’un petit meuble un grand bol de plastique débordant de perles et de bracelets, et un sac rempli de pendentifs, de statuettes et de quantités de rondelles de la taille d’une pièce d’un demi-­dollar. Tous ces objets sont en ivoire. Dehors, le portail s’ouvre et deux Chinois entrent dans la pièce. L’un d’eux me dévisage longuement. Il tire d’un sac de cuir une balance numérique et commence à peser l’ivoire. Il remet une liasse de dongs vietnamiens à Bian, qui note quelque chose dans un registre.

Bian fait de bonnes affaires en approvisionnant les marchands d’ivoire chinois. Il me montre des photos de deux énormes défenses. Elles mesurent plus d’un mètre cinquante et il est disposé à céder la paire pour 64 000 dollars. « Ne vous inquiétez pas pour la qualité ni pour les risques à la livraison, précise l’autre homme, le frère de Bian, à mon traducteur. Comptez deux ou trois jours. »

« On a l’habitude, ajoute Bian. Nous expédions environ 155 kg chaque ­semaine. » Soit environ neuf tonnes par année – près de 1 200 éléphants. Les braconniers africains comme Pierre déversent sur les ports du Vietnam un torrent d’ivoire qui est ensuite acheminé de l’autre côté de la frontière vers les vendeurs du marché noir comme M. Liao et le marchand de Pékin avant d’être finalement vendu comme talismans à une population grisée par sa nouvelle prospérité. Le commerce de l’ivoire est d’une brutale efficacité. Mais il ne lui faudra guère de temps pour épuiser ses ressources. Les organisations criminelles qui opèrent depuis le Vietnam, Hong Kong et la Chine continentale pourraient exterminer les derniers éléphants d’Afrique en moins de 15 ans. « C’est les affaires », conclut Bian.

Sa petite fille traverse la pièce en sautillant, un fin bracelet d’ivoire lui entoure le poignet. Le frère de Bian sert le thé, mais il est temps de partir – les deux Chinois commencent à se montrer méfiants et demandent à M. Liao s’il nous connaît bien. Nous nous serrons la main et assurons les frères que notre acheteur américain prendra bientôt contact avec eux, puis nous filons vers le portail.

Quelque part au fond du garage, le bruit de la fraise reprend.

Newsletter Unit