Dan Harvey était un garçon obèse, et c’est sans doute pourquoi nous sommes devenus amis. Dans la stricte hiérarchie corporelle de l’enfance, on est normal ou on ne l’est pas. Comme j’étais maigre et studieux, nous formions le parfait duo de contes pour enfants : l’éléphant et la girafe, des sobriquets de notre cru. Quel effet cela aurait-il d’occuper une place différente dans le monde ? Quoi qu’il en soit, on s’accommodait du corps que la nature nous avait donné.
Nous avons grandi à Guelph, en Ontario, dans deux impasses voisines. À l’école secondaire, les clans se formaient, et nous nous sommes encore rapprochés. On passait des heures dans le sous-sol lambrissé chez ses parents à parler en langage codé de nos idoles – Radiohead, Tool, Pink Floyd – comme le font tous les ados férus de rock.
En 3e secondaire, nous avons assisté à une fête d’Halloween. Les jeunes autour de nous se pavanaient comme des dindons, mais nous frôlions les murs, terrifiés par les jeunes filles costumées. Une petite brune, les yeux bleus, tout sourire, avait repéré Dan. Elle était déguisée en abeille avec deux antennes noires et jaunes dodelinant au-dessus de la tête. J’ai l’ai poussé dans sa direction.
« Il paraît que je te plais ? lui dit-il.
- Assez.
- On va faire un tour ?
- Pourquoi pas ? »
Ils ont dansé ensemble toute la soirée. La jeune fille posait les mains sur les épaules de Dan et ses doigts à lui serraient sa taille. En rentrant à la maison, il a constaté qu’il avait oublié de lui demander son nom. Elle se prénommait Jess.
Avec le temps, les bourrelets de Dan se sont raffermis. Je demeurais gauche et famélique, tandis que son corps devenait athlétique. Son gabarit – plus de 1,90 m pour 135 kilos – n’était plus un fardeau pour lui, mais un atout. Il jouait au football, au basket, mais préférait le rugby, en raison du caractère très physique de ce sport. Il aimait aussi monter sur les planches, même si on lui confiait souvent des rôles de sportif un peu sot, ou de shérif débile. Retenir l’attention lui plaisait. C’était une façon d’attirer les projecteurs selon des règles bien à lui. Comment pouvait-on le traiter de gros s’il prétendait l’être lui-même ? Quand nous avons formé un groupe – je jouais la guitare et lui, la basse – il prévenait les coups en s’excusant au début du concert : « Si jamais ça fausse, disait-il au public, je n’y suis pour rien. Je suis né avec des doigts boudinés. »
Il était mon meilleur ami, mais je le jalousais aussi. Il avait des copains dans l’équipe de football et une petite amie. Il a perdu sa virginité deux ans avant moi. Quand il a obtenu son permis de conduire, je me servais de lui comme chauffeur. Même s’il me conduisait un peu partout, je ne manquais jamais de lui rappeler qui de nous deux était le plus futé, qui était le meilleur musicien, et qui savait dans quel studio Radiohead avait enregistré The Bends. Dan ne trouvait rien à dire pour sa défense. Mal à l’aise, il se tortillait sur son siège et, d’une main, rajustait sa casquette bleue à l’effigie des Tar Heels.
Au début de la 5e secondaire, il s’est fait tatouer l’écusson de Superman sur le biceps droit. Dan avait toujours admiré ce superhéros. Né sur Krypton, une planète agonisante, Superman est une idole fascinante. Grâce à un corps très musclé et à sa faculté de voler, il est capable de disperser une pluie de balles et de traverser les systèmes solaires. Il était à ce point invincible que, pour des raisons de tension dramatique, ses auteurs ont conçu une substance capable de le neutraliser, la mystérieuse kryptonite verte, qui prive le héros de ses pouvoirs.
Le vendredi 23 mai 2003, quelques professeurs de gym et une douzaine d’élèves athlétiques se rendent dans un centre de villégiature ontarien du lac Rosseau, réputé pour ses innombrables maisons de campagne, pour y passer le week-end. Ils jouent au golf, au tennis, et Dan, avec une parfaite aisance, hisse les élèves sur la corde lisse, ou joue de la guitare autour d’un feu de camp.
Le samedi soir toutefois, la pluie se met à tomber de sorte que les jeunes se replient dans les salles d’entraînement. En sautant sur le trampoline, Dan s’arrache en partie l’ongle d’un gros orteil, qui commence à saigner. Il songe à interrompre l’exercice, mais décide de coller un diachylon avant de reprendre ses culbutes.
Il se dirige ensuite vers la piste de tumbling, qui mène à une aire de réception, pleine de blocs de mousse. Dan prend une grande respiration, se met à courir puis, rebondissant sur la surface élastique, se projette dans les blocs de mousse comme un boulet. À la toute fin cependant, son orteil blessé accroche la bande protectrice de la piste. Propulsé en avant, il tombe tête première, à toute vitesse, dans l’aire de réception.
Lourd de ses 135 kilos, il plonge littéralement dans les blocs jaunes, son corps formant un angle strict de 90° avec le plancher. Trois mètres sous la surface, son front touche le filet qui retient les blocs, quelques précieux centimètres au-dessus du sol de béton. Mais, sous son poids, Dan sent ce filet s’enfoncer et le sommet de son crâne heurter le sol. Une vive douleur lui fend la nuque, puis le filet se redresse, laissant Dan immobile dans les blocs. À bout de souffle, dans le noir de la fosse, il découvre qu’il ne peut pas bouger.
Quand on ne souffre pas de paralysie, on a du mal à concevoir de quoi il retourne. Le cerveau commande des gestes, mais le corps ne suit pas. Dan essaie de bouger un bras : impossible . Il tente de plier sa jambe : en vain. Il appelle au secours, mais sa voix est trop faible et il a du mal à respirer.
Voyant que quelque chose ne va pas, deux profs et deux élèves vident l’aire de réception des blocs qui couvrent le malheureux. Une fois à l’air libre, Dan agite la tête – seule partie du corps qui répond encore à sa volonté. « Je vous en prie, retournez-moi », supplie-t-il. Il est sûr que tout rentrera dans l’ordre dès qu’on l’aura mis en position de voir devant lui. Mais les profs se doutent qu’il vaut mieux ne rien tenter et ils appellent le 911.
Il fallut une heure pour arriver à l’hôpital près de Parry Sound. Dans la salle d’attente des urgences, des médecins mesurent la pression sanguine du blessé et commencent à découper ses vêtements. Dan portait l’un de ses tee-shirts préférés arborant l’arc-en-ciel de Dark Side of the Moon de Pink Floyd. Il prie les infirmiers de l’épargner. Ils lui répondent qu’ils n’ont pas le choix. « Dans ce cas, coupez autour de l’arc-en-ciel. » Médecins et infirmiers se dévisagent, puis l’un d’eux, plus jeune, lance à la blague : « Il est vrai que ce tee-shirt est assez cool. » On respecte donc son souhait.
Le dimanche matin, je suis réveillé par la sonnerie du téléphone. C’était la mère de Dan, Debbie. « Dan a eu un accident, me dit-elle en pleurant. Mon bébé va désormais vivre en fauteuil roulant. » Un petit matin gris se levait à la fenêtre et j’étais encore à moitié endormi. Jamais je n’avais entendu Debbie, qui avait des rapports tendus avec Dan, l’appeler son « bébé ».
Crédit photo: Avec l’autorisation de Dan Harvey
Ce jour-là, comme tous les dimanches, je suis allé travailler au Cinnabon, au centre commercial du quartier. Les questions se bousculaient dans mon esprit. Dan allait-il vraiment devoir vivre dans un fauteuil roulant ? Pourra-t-il au moins bouger ses bras et ses mains ? La nouvelle de l’accident a vite fait le tour du voisinage et, toute la journée, des camarades de l’école sont venus me poser des questions auxquelles je n’avais aucune réponse. Je me suis donc concentré sur ma tâche. Comment prépare-t-on 12 brioches au Cinnabon ? Vous répandez d’abord un peu de farine sur votre plan de travail. On prend ensuite une certaine quantité de pâte déjà préparée, qu’on étend au rouleau. On y tartine de la margarine. On ajoute une couche de cassonade et des épices. On roule le tout pour former une longue baguette, qu’on coupe ensuite en parts. On les met au four, puis on les enjolive avec une cuillerée de glaçage. Ce jour-là, ce travail que je détestais, me paraît presque inspirant. Mon attention se porte sur la dextérité de mes doigts et les mouvements musculaires de mes avant-bras. J’agis presque sans effort, mes mains semblent procéder toutes seules. Sous la lumière des néons, dans mon ridicule uniforme, j’ai l’impression que, pour la première fois, mes gestes sont gracieux et que de les exécuter ainsi relève du miracle.
Notre épine dorsale est habituellement formée de 33 vertèbres. Lorsque la tête de Dan a heurté le sol, les vertèbres C3 et C5, au milieu de la nuque, se sont télescopées, écrasant du même coup la C4. Sous le choc, des éclats d’os ont coupé en partie la moelle épinière, qui relaie les commandes du cerveau aux différentes parties du corps. Pour éviter que ces escarbilles, exerçant une pression sur la moelle, ne fassent plus de dégâts, il fallait les extraire. On a donc intubé Dan et on l’a branché à un respirateur artificiel, car son diaphragme était partiellement paralysé lui aussi. Les chirurgiens ont ouvert le côté droit du cou pour retirer les fragments de la C4. Ils ont ensuite prélevé un fragment de l’os iliaque, à l’extrémité du bassin, et l’ont greffé entre les C3 et C5.
La moelle épinière n’avait pas été complètement sectionnée. En conséquence, Dan pourrait peut-être un jour bouger certaines parties du corps dont les terminaisons nerveuses restaient intactes. Autrement dit, il se pouvait que Dan recouvre un peu de mobilité. Alors j’ai pensé que, malgré sa paralysie, il deviendrait comme ces infirmes sportifs qui jouent au basket et roulent à toute vitesse sur les trottoirs. Je me suis même dit qu’un bassiste en fauteuil donnerait du cachet à notre groupe.
Les premières semaines, je passais le plus de temps possible avec lui. Un jour que je traînais dans sa chambre, j’ai vu bouger l’une de ses jambes. Il avait souvent des spasmes musculaires, qui secouaient brusquement ses membres inférieurs, mais cette fois le mouvement me semblait plus contrôlé. C’était davantage un geste qu’un réflexe involontaire. « Tu bouges ! » me suis-je écrié. Une infirmière passait par là – je l’interpelle. « Ce n’est pas un spasme cette fois-ci. Il peut vraiment bouger sa jambe, non ? »
Elle regarde Dan puis fixe le plancher, silencieuse quelques instants. « J’en suis sûre, dit-elle ensuite d’une voix douce. C’était un spasme. » J’ai blêmi, l’infirmière est repartie et, pour la première fois depuis l’accident, des larmes ont noyé mes yeux. Dan n’allait plus jamais marcher. Inutile d’espérer qu’il en soit autrement.
Le premier fauteuil électrique qu’il a essayé était un volumineux Invacare Storm, dont le gros appuie-tête, croyait-il, lui donnait un air maladif et souffreteux. De plus, sa propulsion arrière rendait difficiles les rotations sur place. Dan s’est intéressé ensuite au Quickie S-646, dont on vantait le système de suspension RockShox – le même qui équipait son ancien vélo de montagne. Il a finalement opté pour l’Invacare Xterra, plus petit et à traction médiane. Un fauteuil bleu, comme le costume de Superman, Dan a d’ailleurs demandé à son jeune frère de poser des autocollants du surhomme sur les enjoliveurs.
À mesure qu’il prenait du mieux, les journaux de Guelph ont commencé à publier plusieurs articles à son sujet, sa mésaventure inspirant des épîtres sur la force morale victorieuse contre l’adversité. En apprenant qu’il était fan du surhomme, les reporters lui ont attribué le sobriquet assez condescendant de « Superdan ». Un jour, à la une, une photo le montrait habillé du survêtement de Superman, mais avec d’énormes abdominaux, et affichant un sourire tout aussi factice. Toutefois, jamais on ne faisait allusion à cette troublante similitude : Christopher Reeve, qui a incarné le personnage au cinéma, est devenu tétraplégique après une chute de cheval en 1995.
Un soir d’Halloween, des copains ont proposé de faire une tournée des chambres de l’hôpital. Nous avions largement passé l’âge, mais Dan y tenait : « Qui refusera quoi que ce soit, dit-il, à un jeune en fauteuil roulant ? » Il a donc mené la troupe. Déjà, il portait des bas de contention pour faciliter sa circulation sanguine. Avec le kilt écossais et la longue perruque blonde dont il s’est attifé, il avait vraiment l’air, ce soir-là, d’un travesti négligé monté sur roues.
Plus tard dans la soirée, son moral a flanché, comme cela lui arrivait souvent. Des infirmières l’avaient couché et nous nous attardions encore dans sa chambre. Il s’est alors tourné vers notre ami Jef.
« Jef, dit-il, il va falloir que tu apprennes à jouer de la basse.
- Mais ça n’entre pas dans mes plans.
- Tu vas devoir t’y mettre. Je ne serai plus jamais capable d’en jouer. C’est impossible. »
La discrimination dont les personnes handicapées sont victimes est plus sournoise qu’on le pense, car elle est propre à notre environnement bien concret de marcheurs. Quand on voit les efforts qu’elles déploient pour s’adapter, on est forcé de reconnaître que notre compassion à leur égard demeure encore bien mince. Car c’est une chose de modifier les lois ou la mentalité des indifférents, c’en est une autre d’installer des rampes d’accès et des ascenseurs dans tous les immeubles.
Dan est revenu chez lui à la fin novembre. Ses parents avaient acheté pour 52 000 dollars une camionnette adaptée aux fauteuils roulants, et préparé sa nouvelle chambre dans leur ancien jardin d’hiver au rez-de-chaussée. Si on ajoute à cela l’aménagement d’une autre salle de bains avec douche, où Dan peut avancer son fauteuil, ils avaient déboursé 55 000 dollars. De plus, ils ont installé un ascenseur au fond du garage, un lève-personne sur rail, et un lit réglable dans la chambre, le tout pour environ 20 000 dollars. Même si une collecte de fonds les a aidés, ils se sont quand même endettés de 75 000 dollars. Ils songeaient vendre leur maison pour en acheter une autre déjà équipée, ce qui leur aurait probablement coûté moins cher, mais Dan les priait de garder la leur, car il voulait que les choses demeurent autant que possible comme elles avaient toujours été.
À l’école, d’autres épreuves l’attendaient. Heureusement, Dan s’est découvert des aptitudes dont il ne se doutait pas. Jusque-là, ses plus hautes ambitions professionnelles se limitaient à devenir prof de gym (ses parents n’ont jamais fréquenté l’université). Le seul roman qu’il avait lu de la première à la dernière page était un livre jeunesse qu’on lui avait offert enfant, lorsqu’il soignait une varicelle. Immobilisé dans son fauteuil, incapable de rejouer au rugby ou de toucher la basse, il a constaté peu à peu qu’il était doué pour les études.
Crédit photo: Avec l’autorisation de Dan Harvey
Mais il avait manqué tout un trimestre et ne pouvait assimiler le cours complet en si peu de temps. Il n’allait donc pas, comme nous, terminer le secondaire à la fin de l’année. Aussi, dans les couloirs, il se sentait observé par tous. Chacun le connaissait et se montrait trop aimable à son endroit.
Par ailleurs, sa relation avec Jess battait de l’aile. Avant son accident, Dan adorait conduire. Maintenant qu’il ne le pouvait plus, il se transformait en copilote désagréable. Quand Jess prenait le volant, il était nerveux, lui reprochait de tourner trop vite, ou de mal se garer. Incapable de satisfaire un garçon malheureux, Jess sentait sa patience s’étioler.
Le plus souvent, Dan ne désirait pas sortir du tout. Le fait d’être sanglé dans la camionnette, de devoir trouver des lieux accessibles aux handicapés, lui tombait sur les nerfs. Je passais donc beaucoup de temps chez lui ; on regardait la télévision ensemble et des films de superhéros. Mais non plus au sous-sol, où nous avions perdu tant d’heures de notre jeunesse, car il fallait emprunter un escalier pour s’y rendre.
Je n’étais pas toujours là non plus. Comme Dan le souhaitait, Jef s’est mis à la basse et, avec la réticente bénédiction de mon ami, j’ai formé un nouveau groupe. À l’école cette année-là, des finissants organisaient une série de concerts. Serrant fort ma Fender Telecaster (noire avec une plaque de protection blanche, pareille à l’une des guitares de Jonny Greenwood de Radiohead) j’ai attaqué les premières mesures.
Un petit public se rassemble alors devant nous et je repère Dan, ses doigts inutiles croisés sur le ventre. L’air morose, il regarde le parquet. Il a beau savoir depuis longtemps que cet instant va fatalement arriver, c’en est trop pour lui. Sa place est sur scène, avec nous, et il devrait l’arpenter comme il le faisait naguère à la façon d’un dinosaure en chasse. Je vois que son large visage rougit de plus en plus et que des larmes coulent de ses yeux. Il va se réfugier dans un coin, en priant ceux qui lui offrent leur aide de le laisser seul.
Un jour, au cours de l’été, Jess s’est assise au bord du lit réglable. « Il faut que nous parlions », dit-elle à Dan. Elle ne voulait pas devenir son infirmière attitrée et devait faire sa vie. Ils se sont quittés dans l’allée devant la maison et, quand Dan a vu la voiture s’éloigner, il a laissé s’épancher sa peine. Qui voudra jamais d’un gars en fauteuil roulant ?
En août, je devais poursuivre mes études dans une université montréalaise. C’était la première fois que nous nous séparions, Dan et moi. Mais lui aussi entendait quitter Guelph un jour ou l’autre. L’année suivante, on l’admettait à l’Université de Western Ontario, à London, pour y suivre des cours en communication, culture et technologie. Là, il s’est pris de passion pour l’enseignement théorique. Il a lu avec ferveur l’essai féministe de Donna Haraway, le Manifeste Cyborg, dans lequel il est dit que nous sommes tous devenus des organismes cybernétiques, car il n’y a plus guère de différence entre nous, humains, et les machines que nous concevons. La théorie de Freud sur la scopophilie, une forme de voyeurisme, qui consiste à tirer plaisir à regarder les autres, l’a beaucoup intrigué aussi. Certains chercheurs comme Bell Hooks l’ont d’ailleurs comparée au regard qu’on porte sur les autres ethnies, auxquelles nous attribuerions une identité moindre au motif seulement qu’elles sont différentes. Dan y voit un parallèle avec les regards dirigés sur lui depuis son accident, regards parfois fascinés, ou qu’on détourne systématiquement à son approche.
Une personne en tout cas ne le trouvait pas repoussant du tout, une jeune et jolie employée de soutien à domicile. Au moment où Dan achevait son premier cycle, ils ont eu une amourette, ce qui, pour parler à mots couverts, allait à l’encontre des règlements. Leur liaison n’a pas duré, mais elle prouvait à mon ami qu’il pouvait encore séduire une femme.
Comme il souffrait toujours de ne pas conduire, Dan a découvert une entreprise américaine, l’Electronic Mobility Controls, qui fabrique des accessoires pour les chauffeurs handicapés. Il a acheté une Ford E250 blanche qu’il a adaptée à son fauteuil roulant (une poursuite intentée contre la station sportive et la commission scolaire s’était réglée à l’amiable ; Dan avait donc assez d’argent pour s’offrir une telle voiture). Il a pris d’autres leçons de conduite et, en 2008, il devenait le premier Canadien propriétaire d’une camionnette munie d’un système de pilotage électronique, dirigé par un ordinateur AEVIT 2.0.
En décembre, je suis allé fêter Noël à Guelph et Dan m’a invité à faire un tour en voiture. Il s’est installé à la place du chauffeur, dans son fauteuil, avant d’appuyer sur un bouton. Une voix féminine se fait alors entendre. « Je vérifie d’abord votre maîtrise de la conduite. Actionnez manuellement, je vous prie, la manette AEVIT afin que le volant tourne complètement à droite, puis à gauche. » Dan pousse la manette à droite et je vois, éberlué, le volant exécuter la manœuvre comme par magie. Dan quitte ensuite l’entrée du garage et nous balade dans les rues voisines tandis que la neige tombe autour de nous. Parfois, l’ordinateur saisit mal les ordres qu’on lui dicte, et met en marche les clignotants ou les essuie-glace. Cette plongée dans le futur m’amuse beaucoup et je me sens une âme d’ado. À nouveau, nous avons 16 ans, et Dan me ramène chez moi comme autrefois.
Depuis 10 ans, Dan m’a appris bien des choses : comment tenir compagnie sans bruit à un être désirant ma simple présence, comment manipuler un lève-personne, ou arrimer un fauteuil à une camionnette. Mais, contrairement à ce qu’on dit parfois, je ne crois pas que les personnes handicapées nous révèlent la valeur de notre existence. Certes, la vie de chacune d’elles est importante en soi, indépendamment de ce qu’elles pourraient offrir aux êtres valides. Quand des accidents semblables se produisent, nous avons tendance à y chercher un sens profond, or il n’y a aucune vérité cosmique à découvrir là. C’est comme la foudre frappant au hasard, ou l’explosion d’une planète agonisante. Il y a la souffrance et notre aptitude à y faire face. Point.
Je ne vois plus Dan aussi souvent. On s’appelle et on se rend visite à l’occasion. Il vit toujours à London dans une maison adaptée à ses besoins, achetée avec l’argent des indemnités. Il a deux chats et une épouse, Jennifer, une ergothérapeute (cet été, j’étais témoin à leur mariage). Il va presque partout en auto et par lui-même. L’an dernier, il a terminé sa maîtrise et, avant d’attaquer le doctorat, il écrit un roman à propos d’un garçon paralysé à la suite d’un accident de la route.
Aujourd’hui, il ne ressemble plus à l’ado qu’il était. Ses pommettes, épaules, coudes et genoux, sont saillants comme des lames de couteau. L’écusson de Superman sur son biceps est tout ridé mais, sur son bras droit, on peut lire un constat de Kurt Vonnegut, tiré de Slaughterhouse Five : « Ainsi va la vie ». Dan s’est également fait tatouer une pièce de puzzle sur la nuque au-dessus de sa vertèbre écrasée. C’est pour rappeler, dit-il, qu’il manque là une part de lui.
Crédit photo: Avec l’autorisation de Dan Harvey