«Cherche, Aspirant, cherche!» D’un ton chaleureux, mais ferme, Anthony Frémont encourage son berger malinois. L’animal avance une truffe luisante vers trois petites tables de bois clair équipées d’un tiroir. Les néons des plafonniers et la fadeur du carrelage donnent au décor une allure d’hôpital qui tranche sur son pelage auburn. À quelques mètres, sur la piste, un cargo Transall C160R décolle, hélices hurlantes, sans distraire l’attention du chien. Nous sommes au chenil de la base aérienne 123 d’Orléans-Bricy en France.
En ce matin d’avril 2008, Anthony Frémont, caporal-chef de l’armée française, sait qu’il joue une carte cruciale pour la recherche médicale sur le cancer.
Aspirant marque un temps d’arrêt devant le tiroir de gauche, flaire celui de droite, revient à gauche et, soudain, s’assoit devant la table centrale. Le museau humide, il attend, sans quitter le meuble du regard.
«Il le tient!» lance Anthony Frémont à un homme resté jusque-là en retrait.
Debout dans le fond de la pièce, l’adjudant-chef Joël Pietras exulte. Maître-chien dans l’armée française, c’est lui qui a éduqué le berger malinois. Aspirant reste immobile. «C’est bien, mon chien!» le félicite Pietras en ouvrant le tiroir pour en extraire un échantillon d’urine: celui d’un malade atteint d’un cancer de la prostate. Les deux hommes se regardent. L’expérience est réussie: ce chien-là est capable de détecter les échantillons porteurs de la maladie.
En France comme au Canada, le cancer de la prostate est le plus répandu chez les hommes et il figure parmi les trois cancers masculins les plus meurtriers.
Son dépistage reste insatisfaisant dans les deux pays. Le toucher rectal ne permet qu’une vérification partielle de la glande, tandis que la détection par dosages sanguins (test APS) mène à de trop nombreux résultats faussement positifs ou faussement négatifs. Sans compter qu’un résultat positif au test APS n’indique pas s’il s’agit d’une inflammation, d’une hypertrophie ou d’un cancer. Pour en avoir le coeur net, les médecins doivent faire une biopsie, qui, en plus d’être invasive, peut induire des effets secondaires non négligeables.
Et quand cette dernière révèle la présence d’un cancer, on différencie encore mal ou trop tardivement les tumeurs dites évolutives de celles considérées comme insignifiantes. C’est-à-dire les cas qui nécessitent un traitement de ceux qui peuvent s’en passer – le cancer de la prostate progresse souvent lentement et la moitié des Canadiens atteints meurent de vieillesse ou d’un autre problème de santé.
Des deux côtés de l’Atlantique, on préconise de plus en plus une «observance thérapeutique» des foyers cancéreux plutôt que des traitements lourds comme la chirurgie, qui comportent un risque élevé de séquelles comme l’incontinence ou l’impuissance. Mais cette approche se heurte aux angoisses des patients, pressés – on les comprend – de s’attaquer au mal…
Même si la situation s’est améliorée dans la dernière décennie, le besoin de meilleures méthodes de diagnostic et de suivi demeure pressant.
31 janvier 2007, 13h45. Du ton doux dont il ne se départit jamais, le professeur Olivier Cussenot, cancérologue et urologue à l’hôpital Tenon de Paris, salue le dernier patient du matin et s’isole dans son bureau. Ses cernes trahissent leur lot de préoccupations pesantes. La lumière de la pièce est chiche, filtrée par les baraques de chantier qui s’empilent juste devant sa fenêtre, au quatrième étage; l’hôpital est en travaux. Des revues embarrassent une étagère. Parmi elles, le numéro du Lancet qui, en avril 1989, a attiré son attention sur le cas d’un chien croisé doberman et border collie capable de détecter des mélanomes. Ou, plus récemment, en 2004, cette étude du British Medical Journal sur des chiens entraînés à discerner les urines de malades du cancer de la vessie.
Olivier Cussenot a une conviction: le chien est capable de flairer des signatures chimiques telles les aldéhydes, des molécules liées au développement de cancers présentes dans les urines. Il en est également certain: c’est l’armée qui lui fournira le chien idéal pour mener ses recherches. N’en dresse-t-elle pas pour le repérage de drogue, de cadavres, d’explosifs… Alors pourquoi pas la détection du cancer?
Il s’installe à son bureau, tire à lui le clavier d’ordinateur et entame sa lettre au ministre de la Défense de l’époque, Michèle Alliot-Marie: «La littérature scientifique récemment parue fait état d’essais concluants de détection olfactive des cancers du sein et du poumon, menés avec des chiens dressés selon les méthodes classiques. Ces travaux montrent qu’on peut obtenir une détection suffisamment précoce du mal, permettant d’éviter des méthodes de diagnostic douloureuses et non anodines.» En quelques phrases, il insiste sur la capacité olfactive des chiens, bien supérieure aux plus fins des nez électroniques. «C’est pourquoi, Madame le Ministre, j’ai l’honneur de vous demander la mise à disposition d’une équipe cynophile.»
Postée le soir même, la lettre recevra une réponse positive à peine un mois plus tard. Elle est adressée pour avis à la Direction centrale du service de santé des armées. Le vétérinaire en chef Philippe Ulmer est un homme d’expérience. Il a passé 10 ans à participer à la sélection des chiens de l’institution militaire. Ce matin de mars 2007, le courrier du cabinet du ministre de la Défense ne l’étonne pas. Soutenir une expérimentation médicale? Il donne un avis favorable à l’état-major de l’armée de l’air, lequel missionne la base d’Orléans-Bricy d’identifier l’animal adéquat.
La Belgique, l’Allemagne et la Hollande fournissent chaque année les quelque 500 jeunes chiens nécessaires à l’armée française pour remplir ses missions de combat et de détection. Il arrive aussi parfois qu’un particulier, voisin d’une caserne, propose de lui-même un candidat. C’est ainsi que, le 10 octobre 2007, Aspirant entame sa carrière militaire. Par la petite porte: son propriétaire le juge inapte à jouer les bêtes à concours canins et veut s’en séparer.
Dès son arrivée à la base, l’adjudant-chef Pietras l’observe avec attention. Il doit justement trouver un animal pour une expérimentation médicale exigeante. Il recherche un berger qui sache à la fois se montrer joueur et concentré, qualités indispensables au dressage. Avec son long museau de détecteur, sa façon d’attraper la balle au bond et de ramener ensuite sa truffe au sol, cet Aspirant lui plaît. «Pas de doute, c’est un renifleur!» lance-t-il à ses collègues, l’air jovial.
La formation du berger malinois débute en décembre 2007 par des jeux de balle. La deuxième phase d’apprentissage commence après quelques mois: dans le tiroir de la petite table de la salle au carrelage blanc, trois fois par semaine, deux heures durant, Joël Pietras glisse la balle du chien et un tissu imbibé d’urine malade. Aspirant cherche sa balle, la trouve, et associe son jouet à l’odeur de l’urine. Enfin, à la dernière étape, l’adjudant-chef place deux tables supplémentaires, identiques à la première. L’échantillon d’urine se trouve dans l’un des tiroirs, mais sans la balle cette fois. S’il indique le bon tiroir, il reçoit son jouet en récompense. Une récompense méritée: chaque fin de séance le laisse cœur battant, essoufflé par l’hyperventilation des multiples phases d’inspiration, expiration.
Au printemps 2008, Aspirant franchit une étape supplémentaire: reconnaître l’échantillon malade parmi des échantillons sains. Le maître et le chien travaillent tous deux en aveugle; seul le caporal-chef Frémont sait dans quel tiroir se trouve l’échantillon malade. Quand le chien l’a déniché, il reçoit sa balle.
Le dressage dure 15 mois, au cours desquels Aspirant va affiner son odorat jusqu’à stupéfier ses dresseurs.
«Un jour, se souvient Frémont, il marque l’arrêt face à un tiroir comprenant un échantillon identifié comme sain. Je ne le récompense pas et renouvelle le test. Il s’assied une nouvelle fois devant le même tiroir. Interpellé, je téléphone au professeur Cussenot pour m’assurer que les urines du patient sont vraiment saines. Le médecin me le confirme, tout en prenant soin de prescrire une deuxième biopsie à son patient qui, elle, va révéler la maladie. Autrement dit, Aspirant avait donc détecté la maladie à un stade précoce!»
En février 2009, le premier test officiel a lieu au service vétérinaire de l’armée en présence de Cussenot. Les résultats d’Aspirant sont impressionnants: il identifie sans faillir 30 des 33 échantillons testés. À l’issue de l’exercice, le chien halète, épuisé comme à chaque fois. Dans son regard, le professeur ne peut s’empêcher d’ajouter de la gratitude à sa rigueur scientifique: son hypothèse est validée.
En ce beau jour de printemps 2011, dans le bureau de Marie-Hélène Rouby, chef des relations publiques de la base aérienne 123 d’Orléans-Bricy, le téléphone sonne. Marie-Hélène a du mal à croire son interlocuteur: «Je dois subir une biopsie de la prostate, et j’ai vu votre chien à la télé…, dit-il, plein d’espoir. Vous m’accepteriez comme candidat à la détection des urines?»
Ce genre d’appel ne sera pas le dernier. Depuis plusieurs mois, télés, radios, journaux, relayent les exploits d’Aspirant, en suscitant de nouveaux espoirs parmi les malades. Pour l’heure, le protocole scientifique de Cussenot est en phase d’étude.
Beaucoup de questions se posent encore: Aspirant flaire-t-il seulement une molécule du cancer ou une combinaison de molécules? Tous les cancers ont-ils la même odeur ou chacun d’eux (prostate, poumon, côlon, etc.) a-t-il sa propre identité olfactive?
Le berger vieillit, il va sur ses huit ans. «Il faut penser à la relève», soupire Anthony Frémont. Devenu le maître du chien depuis le départ à la retraite de Joël Pietras, il espère entamer au plus vite la formation d’un autre animal. En attendant, Aspirant continue à se maintenir en condition pour être prêt, en temps voulu, à exercer son flair sur des échantillons d’autres formes de cancers envoyés par le professeur Cussenot. Le 12 février dernier, à la base militaire 123, il a reçu, très officiellement et à titre exceptionnel, la médaille de bronze de la Défense nationale.