Sortez-moi de là!
Le mécanicien s’apprête à couper le courant quand un hurlement lui glace le sang.
Un vilain crachin tombe sur Longueuil en ce matin du 25 octobre 2010, ce qui n’est pas fait pour améliorer le moral d’Aurélien Bucquet. Depuis quelque temps, l’ouvrier de 23 ans se sent écrasé de fatigue; il faut dire qu’il travaille 70 heures par semaine et qu’on vient de lui diagnostiquer un diabète de type 1 qui l’oblige à s’injecter sa dose d’insuline quotidienne.
Comme tous les jours, le jeune homme de Saint-Rémi est arrivé à l’usine de fabrication d’asphalte Bricon vers cinq heures du matin et s’est aussitôt installé devant son ordinateur. Au signal, il mettra en marche les moteurs de toutes les machines.
L’opérateur, chargé de faire le mélange de pierre et de bitume, aura une journée tranquille. Les camionneurs qui viennent habituellement s’approvisionner sur le chantier sont absents. La pluie ne cesse de tomber, rendant difficile toute opération d’asphaltage. Il est en train de boucler quelques dossiers quand un de ses collègues l’avertit qu’une plaque de métal doit être replacée dans le dépoussiéreur, un monstre d’acier d’environ 13 mètres de long sur quatre de large qui sert à récupérer la poussière déposée sur les roches pour la renvoyer dans un mélangeur d’asphalte, en amont du processus de fabrication.
«Pas de problème! J’y vais!» lance Aurélien.
En sortant de son bureau, il aperçoit Réjean Chalifoux, un mécanicien, qui termine la pose d’une pièce à l’extérieur de l’appareil. Sans l’attendre, Aurélien s’engouffre dans le ventre de la machine par un petit sas latéral et descend jusqu’au fond du dépoussiéreur, traversé par une longue vis sans fin. Comme il n’y voit presque rien, il revient sur ses pas et crie:
«Réjean, apporte-moi une lampe.
-Attends un peu, lui dit l’ouvrier. Je vais d’abord couper le courant.»
Mais la phrase du mécanicien se perd dans le vacarme, et Aurélien replonge aussitôt dans la machine. Ses yeux s’habituant peu à peu à l’obscurité, le jeune homme s’aventure sur les tiges de métal, tâtonne pour saisir la tôle, la replace sur le convoyeur à vis, puis se dirige vers le sas d’entrée. Il est tout près de la porte quand un bruit terrifiant de métal tordu le fait sursauter. Avant même qu’il ait le temps de réagir, la vis de 30 centimètres de diamètre fait un quart de tour et lui happe la jambe gauche. Puis elle décrit un nouveau quart de tour et emprisonne son autre jambe.
Réjean Chalifoux est sur le point d’atteindre le commutateur, installé à quelques mètres du dépoussiéreur, quand un hurlement de douleur lui glace le sang. En se retournant, le sexagénaire aperçoit la tête d’Aurélien qui dépasse du sas. Il grimpe sur le rebord et le saisit à bras-le-corps, mais l’opérateur a les jambes enroulées jusqu’aux genoux dans la vis sans fin. Des flots de sang s’échappent de ses blessures.
«La machine t’aura pas!» lui promet Réjean avant de demander de l’aide sur son walkie-talkie.
Aurélien, qui souffre le martyre, est terrifié à l’idée que la machine n’avale son corps tout entier et ne le réduise en bouillie.
«Ne me lâche pas, Réjean! supplie-t-il. Par pitié, ne me lâche pas!»
Pendant ce temps, un employé alerté saute de sa chargeuse et coupe le courant. Un autre compose le 911. En attendant l’arrivée des secours, Patrick Pepin, un employé, parle au blessé sans arrêt.
«Raconte-moi tout ce que tu veux, Aurélien. Reste avec moi!
–Je ne veux pas perdre mes jambes!
-Ne t’en fais pas! Les secours s’en viennent. On va te sauver!»
Mais aussitôt arrivés, pompiers et ambulanciers doivent se rendre à l’évidence: jamais une simple équipe ne pourra tirer Aurélien de sa fâcheuse position. Le lieutenant Eric Beaucage, de la caserne 32, appelle en renfort une brigade disposant d’outils de désincarcération plus performants. Et, mesure exceptionnelle, le superviseur des ambulanciers fait venir une équipe de l’hôpital Charles LeMoyne.
«Vous allez peut-être devoir amputer le blessé sur place», dit-il au Dr Stéphane Rhein. Le jeune urgentologue ne s’est jamais rendu sur les lieux d’un accident. «D’habitude, on nous amène les blessés!»
Pendant ce temps, François Longpré, un ambulancier, se penche au-dessus d’Aurélien, dont le corps captif obstrue en partie l’espace de la porte, et installe un garrot sur une de ses jambes. Mais, faute d’espace, il ne peut serrer suffisamment le bandage, et le jeune homme continue de se vider de son sang.
«Comment t’appelles-tu?» «Quel âge as-tu?» Les secouristes bombardent le blessé de questions dans l’espoir de le garder conscient. Il leur répond d’une voix excédée, tout occupé qu’il est à essayer de respirer et à rester en vie.
Voyant qu’Aurélien va mourir s’il n’est pas dégagé rapidement, Réjean Chalifoux récupère à la hâte tous les outils disponibles, tandis que le lieutenant Beaucage lance à la douzaine de pompiers maintenant sur les lieux: «Il faut faire sauter les 80 boulons qui retiennent l’enveloppe de la vis. Sinon, on n’y arrivera pas…»
Le vacarme est assourdissant: au bruit des clés anglaises et des outils pneumatiques s’ajoutent les cris des sauveteurs et les hululements de l’ambulance qui arrive en trombe. Le Dr Rhein et son équipe débarquent, grelottant de froid dans leur tenue légère, et partent en courant dans la terre boueuse.
Aurélien est prisonnier de la machine depuis plus de 45 minutes. Quand le Dr Rhein se penche pour l’examiner, son pouls est quasiment imperceptible. «Il faut le ventiler, vite!»
Julie Morasse, l’inhalothérapeute, se faufile dans l’ouverture et s’installe le mieux possible en face de lui. Malgré le peu d’espace, elle réussit à insuffler de l’air dans ses poumons à l’aide d’un ballon autogonflable. Puis les deux infirmières interviennent: Sophie Bernier plante une aiguille dans le bras d’Aurélien, qui pend à l’extérieur, tandis que Patricia Théberge comprime très fort le sac de soluté pour qu’il s’écoule plus rapidement dans les veines du jeune homme et vienne compenser sa perte de sang.
Alors que le Dr Rhein va lui injecter une puissante dose d’adrénaline pour le ranimer, Aurélien recommence à respirer. Sophie pousse un cri de joie: «Il a ouvert les yeux!» Ces grands yeux bleus remplis d’espoir, elle ne les oubliera jamais!
Soudain, des gerbes d’étincelles jaillissent tout près: Réjean Chalifoux et un autre travailleur découpent la vis sans fin au chalumeau. Pour protéger les infirmières des flammèches, un ambulancier s’interpose entre elles et les pompiers.
La vis finit par céder, libérant les jambes d’Aurélien. Il a perdu près de trois litres de sang, et les secouristes tentent d’endiguer l’hémorragie en resserrant les garrots à l’aide d’outils. Le jeune homme, qui n’a plus prononcé un mot depuis un moment, murmure dans un souffle: «Appelez ma blonde!»
Il est resté coincé plus d’une heure dans le dépoussiéreur.
Quatre heures plus tard, Christine et Patrick, les parents d’Aurélien, et Geneviève Babeu, sa fiancée, se lèvent d’un bond en voyant le chirurgien sortir du bloc opératoire de l’hôpital Charles LeMoyne.
«Avez-vous réussi à sauver une de ses jambes?» demande Christine.
Le regard triste du médecin ne laisse planer aucun doute.
Le lendemain de son opération, Aurélien, incapable de parler parce qu’il est intubé, demande de quoi écrire.
«Est-ce que j’ai encore des jambes?
-Tout ce que je sais, c’est que tu vas remarcher», lui répond son père.
Même absentes, ses jambes lui font souffrir le martyre. «Nous avons dû t’amputer en haut des genoux, lui explique le Dr Hai Nguyen. Tu auras ce qu’on appelle des douleurs fantômes, comme si elles étaient toujours là. C’est normal, mais cela devrait diminuer progressivement avec la médication.»
Aurélien surprend tout le monde en demeurant stoïque. Il a eu tellement peur de mourir.
«Je suis vivant! Je sais que mes parents, mes amis et surtout ma copine sont là pour m’aider!»
Quelques semaines après le sauvetage, l’équipe du Dr Rhein se réunit pour la première fois dans la chambre du miraculé.
«On ne pourra jamais t’oublier, lui dit le médecin! Tu es notre héros!» Héros parce qu’ils n’ont jamais vu quelqu’un lutter avec autant d’énergie pour rester en vie. Héros, parce que sa survie leur prouve que leur travail, leurs efforts quotidiens peuvent changer le monde.
«Tout ce que les médias racontent des urgences, c’est qu’elles sont débordées et que les patients y meurent trop souvent, raconte Patricia Théberge. Aurélien nous envoie un message différent. Il nous donne le goût de nous surpasser!»
C’est vrai que, chaque jour, le jeune homme met les bouchées doubles pour marcher de nouveau.
«Je n’aurais jamais cru qu’il avait autant de volonté», s’étonne Geneviève, qui découvre en son amoureux un garçon d’une ténacité exemplaire.
Et fermement décidé à aller au bout de son rêve: grand sportif, il compte faire du hockey luge en octobre prochain et, d’ici là, suivre sa fiancée sur les routes du Québec à l’aide d’un vélo adapté. Mais par-dessus tout, il rêve de pratiquer à nouveau son sport préféré, le golf. Loin de se sentir diminué, il se voit debout, droit et fier, avançant avec ses nouvelles prothèses, pour un parcours sans faute.