Personnalité publique: Dan Bigras
Porte-Parole du Refuge des jeunes de Montréal depuis 1990, le chanteur a résolument pris fait et cause de ces enfants à la vie déchirée.
Place aux jeunes
Dan Bigras n’oubliera jamais. C’était au début des années 1990, en plein centre-ville de Montréal: un jeu-ne itinérant était en train de mourir d’une overdose dans l’indifférence générale. «Ça m’a cogné dur, se souvient Dan Bigras. Je me suis demandé pourquoi il était venu agoniser devant tout le monde, pourquoi il ne s’était pas caché dans une ruelle…» La réponse est venue plus tard. «Il ne voulait pas mourir seul. Il espérait qu’on le «reprendrait». Souvent, les jeunes de la rue sont en quête d’une famille.»
A 51 ans, le chanteur, cinéaste, acteur et conférencier a conservé la fougue d’un adolescent. Et si cet expert en arts martiaux sait utiliser ses poings, il sait aussi manier les mots. Lorsqu’il évoque les jeunes itinérants, le porte-parole du Refuge des jeunes de Montréal sait de quoi il parle. Pendant quatre ans, il a vécu dans la rue. Une galère que rien ne laissait présager.
Fils aîné de deux psychanalystes, Dan Bigras a grandi dans la ouate. Mais habiter Outremont la bourgeoise n’est pas un gage de bonheur. A 15 ans, il quitte famille et maison et file avec des copains à Québec. Au début des années 1970, la vieille ville n’a rien du quartier chic de son enfance. L’adolescent dort dans de petits boisés sur les plaines d’Abraham et apprend à se cacher sous un tas de feuilles, enroulé dans une couverture, pour échapper à la police.
La dérive aurait pu être totale s’il n’y avait eu la musique. Sur une terrasse de la rue du Trésor, un vieux piano prend la poussière dans un coin. Sous une impulsion, Dan s’installe au clavier et se met à marteler un blues, certain de se faire chasser à coups de pied. Mais le propriétaire du restaurant lui suggère simplement de jouer plus doucement. «Je ne veux pas que mes clients s’étouffent en mangeant», lui dit-il. Ce sera son premier engagement: un show en échange de deux dollars, d’un repas chaud et d’une bière.
«Vivre dans la rue m’a été bénéfique, raconte-t-il. Je devais aller me construire ailleurs.»
Pendant des années, Dan Bigras joue du blues dans les bars jusqu’à ce que Gerry Boulet, du groupe Offenbach, le prenne sous son aile, en 1983, et lui donne le coup de pouce dont il a besoin pour aller plus loin.
Ce n’est pas pour autant la fin de la galère. Deux ans plus tard, son jeune frère est retrouvé mort dans un fossé. Guillaume avait 20 ans. «Il n’était pas heureux», explique Dan, que ce deuil va marquer au fer rouge (voir l’encadré).
Quelques mois après la sortie de son premier disque, Ange animal, en 1990, France Labelle, directrice du Refuge des jeunes de Montréal, lui offre de devenir porte-parole de l’organisme. «Je savais qu’il avait vécu dans la rue, dit-elle, et j’aimais sa musique.» Dan commence par dire non. Mécontent de son premier disque, il refuse d’utiliser une cause pour mousser sa carrière. Mais France Labelle est une femme tenace et l’invite à venir visiter le Refuge. «J’ai vu la misère de ces jeunes, mais aussi leur incroyable débrouillardise, raconte-t-il. Et j’ai compris que je passerais le reste de ma vie avec eux.»
Le premier Show du Refuge, qui réunit Nanette Workman, Jim Corcoran et quelques autres en 1991, est un succès. Le Club Soda devient rapidement trop petit pour accueillir le public.
La réussite, mais pas encore la paix! A force de vivre dans les bars, Dan Bigras boit du matin au soir. En 1993, il est arrêté pour ivresse au volant et possession de cocaïne. La nouvelle fait la une des journaux. «Il était très malheureux, car il craignait de nuire au Refuge, raconte France Labelle, qui le soutient publiquement. Les jeunes n’ont pas besoin d’un héros parfait, mais de quelqu’un capable de reconnaître ses erreurs.» Ce sera le début d’une amitié indéfectible.
Dan Bigras laisse l’alcool et se jette à corps perdu dans les arts martiaux. Il y canalise toute sa rage. En 2000, il réalise un documentaire sur les combats extrêmes, Le ring intérieur. Un autre film suit en 2006, La rage de l’ange. Les thèmes sont toujours les mêmes: l’exclusion, la solitude… la résilience.
Avec son ami Ali Nestor Charles, un autre rescapé de la rue, il enseigne les arts martiaux à des jeunes de 9 à 14 ans. Beaucoup de ces écorchés lui sont envoyés par le centre Assistance d’enfants en difficulté du Dr Gilles Julien. «Ils n’arrivent pas à exprimer leur peine et leur révolte, dit Dan Bigras. Mais le combat est aussi un langage. On se bat, mais on se «colle» aussi. Et quand ces jeunes sont capables de te coller, ça veut dire qu’ils te font assez confiance pour te parler.»
Parfois, de petits miracles se produisent. Comme avec ce jeune dont les déplacements sont contrôlés et qui doit rentrer au centre jeunesse en prenant le taxi prévu à cet effet. Un soir, ce dernier n’arrive pas, et Dan décide de ramener lui-même le garçon. Une fois dans la voiture, celui-ci se met à parler. Sans arrêt. Soudain, Dan «allume». «Mon p’tit tabarnac, c’est toi qui as renvoyé ton taxi! lâche-t-il. Tu voulais que je vienne te reconduire, c’est ça?» Le jeune garde un silence contrit. Mais Dan est content. «Je lui ai dit: «Je suis fier de toi parce que t’as fait quelque chose pour toi. Tu voulais me parler, t’as réussi. Bravo!»
Dan Bigras a les yeux brillants lorsqu’il parle des progrès de «ses» jeunes. «Je pense qu’ils m’aident plus que je les aide, a-t-il déjà confié au journal L’Itinéraire. Finalement, c’est pour moi que je fais ça.»
Et tout le monde y gagne: le Show du Refuge, qu’il anime et met en scène, a permis de ramasser plus de deux millions de dollars. Et d’avoir été nommé, en 2007, Artiste pour la paix ne l’empêche pas de monter au front quand il le faut. Partout, il va porter la cause de ces enfants auxquels nous tournons le dos: devant la Commission parlementaire sur l’itinérance ou les juges de la Cour du Québec, pour le personnel de la Gendarmerie royale du Canada, de la Sûreté du Québec et des centres jeunesse…
«J’aime parler de ceux qui reviennent de loin et qui ont réussi à survivre», dit-il.
Comme lui, finalement. Au fait, sont-ils nombreux, les jeunes de la rue qui s’en sortent? Petit silence. «Certains vont bien, répond-il. Mais s’en sortir? C’est un bien grand mot. Moi, quand on me pose la question, je réponds que je ne suis pas encore rendu là…»