Les fonctionnaires sortent un à un de la salle de réunion. Seuls les conseillers municipaux restent autour de la table, curieux de savoir ce que le président du comité exécutif de la Ville de Mont-réal, Jean Fortier, 48 ans, exige de leur dire en privé. La porte se referme à peine derrière eux que l’élu se lance. «Je pense que nous nous apprêtons à accorder un contrat à une compagnie liée au crime organisé.»
Tous ses collègues le regardent, surpris. «As-tu des preuves?» finit par demander quelqu’un. Non, il n’en a pas. Seulement une source. L’air ahuri des politiciens fait place aux sourires et aux moqueries. Ce ne sont que des fabulations, affirment-ils. La question est mise de côté, les fonctionnaires reviennent dans la pièce, et la réunion du comité exécutif reprend son cours normal. Malgré les nombreuses personnes présentes autour de lui, Jean Fortier ne s’est jamais senti aussi seul.
Quelques mois plus tard, fin 2000, un homme d’affaires l’approche. Il veut acheter un terrain de la municipalité, sans appel d’offres, pour un montant dérisoire. Le politicienrefuse. L’audace de l’entrepreneur le surprend jusqu’à ce qu’il apprenne que l’homme entretient des relations avec le monde interlope.
Le conseiller municipal commence à craindre pour sa sécurité lorsqu’il reçoit des menaces. Ceux avec qui il aborde le sujet de la corruption – le maire Pierre Bourque et d’autresélus municipaux – soit ne le croient pas, soit ne peuvent agir. Déçu, Jean Fortier accepte de se présenter en 2001 dans un arrondissement où il est assuré de perdre. En 2003, La Presse révèle que l’entreprise qui a remporté le contrat était bel et bien liée à la mafia.
Jean Fortier est l’une des nombreuses victimes d’un système dont les Québécois découvrent l’ampleur depuis quelques années. Collusion, corruption, crime organisé, caisse occulte, copinage… Et le tout semble bien huilé.
Des entreprises s’allient illégalement pour gonfler leurs soumissions pour des contrats publics. Afin d’éliminer la concurrence, la mafiamenace les entrepreneurs honnêtes. Des ingénieurs collaborent aussi en fournissant des plans et devis volontairement imprécis, pour que les constructeurs puissent réclamer des paiements supplémentaires par la suite. Sans oublier les fausses factures, qui permettent de blanchir l’argent issu du crime organisé.
Les sommes en jeu sont colossales. Des centaines de millions de dollars, au moins. Pour s’assurer de décrocher des contrats publics, des entrepreneurs n’hésitent pas à séduire despoliticiens en contribuant illégalement à leur caisse de parti, en organisant des élections clés en main ou en les invitant en voyage. Et comme si les profits de ces hommes d’affaires véreux n’étaient pas déjà assez élevés, certains ont corrompu des fonctionnaires afin de flouer l’impôt.
L’essentiel de ces révélations n’a pas été fait par la police, mais par des journalistes. C’est leur travail, combiné à celui de l’ex-chef de l’Unité anticollusion, Jacques Duchesneau, qui a mené à la création d’une commission d’enquête sur l’industrie de la construction. Les reporters ont pourtant beaucoup moins de pouvoir que les forces de l’ordre… Même si leurs sources doivent être crédibles, contrairement aux policiers, ils n’ont pas à déposer de preuves en cour avant de diffuser l’information.
Le système est-il aussi pourri que les médias le disent? JacquesDuchesneau, dont le rapport percutant a finalement contraint le gouvernement libéral à créer la commission Charbonneau, n’hésite pas avant de répondre: «Oui.»
Vous pouvez le constater vous-même facilement, dit-il, en consultant la liste des donateurs sur le site web du directeur général des élections du Québec. Plusieurs personnes y apparaissent à répétition et donnent de l’argent à tous les partis – souvent plus à celui qui est au pouvoir. «Soit ce sont des citoyens exemplaires, soit ce sont des gens qui désirent desfaveurs, note Jacques Duchesneau. Mais moi, ce qui m’inquiète le plus, ce sont les noms qui ne figurent pas sur la liste. Ceux qui contournent la loi sur le financement des partis politiques.» Et ça, aucune modification aux règlements ne l’empêchera.
Il pense notamment à une valise contenant 300000 dollars en liquide, qui a circulé lors d’une électionmunicipale. «Et d’après ce qu’on sait, ça s’est fait plusieurs fois au cours de la même campagne.»
(Crédits photo: Jocelyn michel/www.zetaproduction.com)
Toutes ces magouilles profitent à un petit groupe d’entrepreneurs crapuleux, de fonctionnaires véreux et de politiciens corrompus qui s’enrichissent sur notre dos, à même nos impôts. Pis, on a l’impression que rien ne peut être fait pour les arrêter.
Faux, rétorque Jacques Duchesneau. Pendant son enquête, 347 millions ont été épargnés seulement parce que les entrepreneurs avaient peur et ont baissé leurs prix. «Maintenant, ceux qui tirent les ficelles attendent que l’attention diminue pour retomber en mode «bar ouvert». La seule façon d’éviter ça, c’est de parler. Les gens doivent témoigner.»
L’équipe de l’émissionEnquête à Radio-Canada écoute la chef recherchiste, Monique Dumont, présenter son idée pour la énième fois à l’automne 2007. À l’aide d’un grand tableau, elle explique les liens complexes entre les élus municipaux et les entrepreneurs. Autour de la table, des collègues baillent.
Difficile de les blâmer. Les crimes économiques sont aussi difficiles à démontrer qu’à raconter. De plus, le public s’intéresse peu aux affaires municipales. «C’est impossible à faire, Monique, lui dit l’animateur et journaliste Alain Gravel. On n’a pas de piste, rien.»
Jusqu’au jour où Marie-Maude Denis, une jeune journaliste de 27 ans, débarque dans les bureaux d’Enquête avec un document explosif. On y trouve un nombre incroyable d’allégations et de sources qui dévoilent l’engrenage d’un système occulte. «J’ai mon smoking gun!» crie Monique Dumont à tue-tête. À la réunion suivante, plus personne ne bâille.
En 2009, Enquête diffuse un premier reportage issu de ce document. Une histoire sur les fausses factures du directeur général de la FTQ-Construction, Jocelyn Dupuis, qui met le feu aux poudres. Les autres médias se jettent dans la mêlée et les révélations se succèdent.
«Ça a vraiment été un réveil brutal pour moi, se rappelle Alain Gravel. Avant, je pensais que personne ne se risquait à donner ou à accepter des pots-de-vin, parce que c’est trop dangereux. En fait, c’est un jeu d’enfant.»
La table de travail d’Alain est couverte de lettres, souvent anonymes. Sa boîte de courriel déborde aussi, tout comme son répondeur. Sans ces sources, jamais le public n’aurait su les magouilles qui font les manchettesdepuis des mois. Et plus les reportages s’accumulent, plus les gens s’ouvrent.
Il y a des policiers et des hauts fonctionnaires qui s’étaient jurés de ne jamais parler à des journalistes, affirme-t-il. Si aujourd’hui ils nous appellent et nous écrivent, c’est parce que les choses vont vraiment mal.»
Parler, c’est le début de la solution.À la police, à la commission Charbonneau, aux journalistes. Mais parler fait peur. La quasi-totalité des personnes qui ouvrent leur sac exigent l’anonymat. «Les gens craignent pour leur carrière, ils craignent de se faire casser les jambes», dit Jacques Duchesneau. Une des personnes interviewées récemment à visage découvert par Alain Gravel ne sortait d’ailleurs jamais de chez elle sans son gilet pare-balles.
Les deux personnalités publiques ont elles-mêmes été la cible demenaces. Peu après son arrivée à l’Unité anticollusion, JacquesDuchesneau a été soupçonné d’avoir utilisé des prête-noms lors de sa campagne à la mairie de Montréal, en 1998. Il a dû quitter ses fonctions temporairement en attendant que le directeur général des élections du Québec fasse son enquête. Maintenant blanchi, l’ex-policier affirme qu’il a été victime d’une campagne de salissage visant à le discréditer. Alain Gravel s’est quant à lui fait dire par personne interposée que sa carrière pourrait bientôt se terminer.
Tous deux croient toutefois que plus les gens parleront, plus les risques de représailles diminueront. «Pour que ceux qui abusent du système aient peur, les victimes doivent se faire entendre», dit Duchesneau.
Et les policiers dans tout ça, où sont-ils? «Au début, la police n’était tout simplement pas là, affirme Alain Gravel. On sait même que des enquêtes ont été sabotées par en haut, que l’étanchéité n’a pas toujours été parfaite avec le gouvernement.»
La situation semble s’être améliorée avec la mise sur pied de l’escouade Marteau et de l’Unité permanente anticorruption. Mais pour l’instant, peu d’accusations ont été déposées devant les tribunaux. La commission Charbonneau, qui commence ce mois-ci, permettra peut-être d’accélérer les choses. «Je crois sincèrement que la commission rétablira des règles éthiques», dit Jacques Duchesneau. À condi-tion que les gens acceptent d’y témoigner.
Après une tentative au fédéral et une autre au municipal dans la région des Laurentides, Jean Fortier a mis un terme à sa carrière politique. «Les petites municipalités de moins de 5000 habitants sont les pires, car le directeur général des élections n’a pas le mandat de superviser lesdépenses électorales.»
Aujourd’hui âgé de 60 ans, il est retourné sur les bancs de l’école faire une maîtrise sur… l’assainissement de l’administration municipale! Une des solutions con- siste, selon lui, à mesurer davantage les activités des villes.
Il donne l’exemple du traçage des passages piétons. En 1998, un fonctionnaire de la Ville de Montréal lui dit qu’il faudrait plus d’argent pour arriver à peindre toutes les intersections. Combien de plus? Il est incapable de le dire. Même réponse lorsque Jean Fortier lui demande combien d’intersections compte Montréal.
«Si je ne connais ni le nombre d’intersections ni le montant nécessaire pour tracer un passage piéton, comment puis-je mesurer la productivité? Comment m’assurer, en tant qu’élu, que l’argent soit bien utilisé?» Ou qu’il n’y a pas de dépassement de coûts injustifiés?
Même s’il y croit beaucoup, Jean Fortier admet lui-même que la solution qu’il propose n’empêchera pas tous les dérapages. Peu importe les règlements, les systèmes et les lois qui sont appliquées, «il y aura toujours des microbes». Mais on peut faire en sorte qu’il en reste le moins possible.