Octobre 2007. Une nouvelle vient ensoleiller la journée du sergent Yves Leblanc, de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), à Montréal: on vient d’arrêter, au Congo, un certain Joseph Taillon, cerveau présumé d’une bande de fraudeurs montréalais démantelée en 2002.
Voilà quatre ans qu’Yves Leblanc tente de mettre la main sur Taillon. Après avoir simulé sa mort en 2003, celui-ci échappe à une tentative d’arrestation en Espagne l’année suivante. Il est finalement interpellé au Congo, où il vivait sous une fausse identité, avec un passeport volé. Expulsé vers la France le 8 novembre dernier, il attend son extradition vers les Etats-Unis, où il risque une quinzaine d’années de prison pour avoir dirigé un réseau de téléfraudeurs. «La police montée attrape toujours son homme», dit-on. Après toutes ces années, il était temps.
Tout a commencé il y a sept ans…
«Il y en a un qui vient de sortir avec un sac-poubelle.» Le message qu’il reçoit par radio met aussitôt Yves Leblanc en alerte. Nous sommes le 29 janvier 2002, et le policier de la GRC est en planque depuis plusieurs jours avec deux de ses hommes, devant un petit immeuble de la rue Belmont, à Montréal. Yves Leblanc en observe la façade depuis un appartement situé de l’autre côté de la rue. Un autre de ses hommes, le sergent Patrick Duclos, de la Sûreté du Québec (SQ), est dans une camionnette de surveillance, à quelques mètres de l’entrée. Quant au caporal Sylvain L’Heureux, de la GRC, qui vient d’entrer en contact avec lui par radio, il est dans une voiture banalisée sur l’avenue Union, perpendiculaire à la rue Belmont.
«Il met le sac dans sa camionnette et s’installe au volant, poursuit L’Heureux. Qu’est-ce que je fais?»
Le sergent Leblanc pense que cet homme travaille pour une bande spécialisée dans le télémarketing frauduleux qu’il piste depuis deux mois. Dans le jargon du métier, c’est ce qu’on appelle un «passeur». C’est lui qui va chercher le courrier des escrocs dans des boîtes postales, qui escorte les membres de la bande et qui convoie les documents utilisés dans les fraudes.
Impossible pour le sergent Duclos – dans la camionnette banalisée – de quitter son poste de surveillance, se dit Yves Leblanc. Et sa voiture à lui est garée trop loin. Envoyer le caporal L’Heureux seul à la poursuite du suspect est plutôt dangereux, mais, d’un autre côté, si ce dernier n’a pas jeté son sac-poubelle dans les conteneurs à l’arrière de l’immeuble, c’est qu’il renferme peut-être autre chose que des détritus…
«Il me faut ce sac, décide Leblanc. Tu le suis et tu me le ramènes.»
Le coup est risqué, mais il permettrait peut-être de faire tomber la «bande à Johnson», et de boucler l’opération «Coobidoo».
Coobidoo, comme dans «Scoobidoo» – le sobriquet d’Yves Leblanc -, mais sans le S, car toutes les enquêtes de la division C de la GRC doivent commencer par cette lettre.
C, comme dans COLT, ou Centre opérationnel de lutte contre le télémarketing frauduleux, la brigade dont fait partie le sergent Yves Leblanc depuis 2001.
L’escouade, créée en 1998, est formée d’agents de la GRC et de la Sûreté du Québec. Elle mène en moyenne une trentaine d’enquêtes par année et reçoit au besoin l’aide d’inspecteurs des douanes américaines, du Bureau de la concurrence du Canada, des services postaux des deux pays ainsi que des membres du FBI et de la police de Montréal.
Montréal est devenue une plaque tournante du télémarketing frauduleux, et on estime qu’une centaine d’opérations s’y déroulent chaque semaine. Sur l’un des murs du COLT, près de l’ancien Forum de Montréal, une longue liste les recense.
L’opération Coobidoo a démarré en décembre 2001, quand un informateur a appris au sergent Leblanc qu’un certain David Johnson dirigeait un réseau de télémarketing frauduleux. Avec l’aide du FBI et d’enquêteurs des services postaux américains, l’escouade d’Yves Leblanc a retrouvé la trace de quelques-unes des victimes, surtout des retraités américains, et intercepté des envois postaux contenant 10000$, 20000$, voire 80000$ en traites bancaires.
L’arnaque, désarmante de simplicité, consiste à faire croire aux victimes qu’elles ont remporté un prix et à les convaincre que, pour le toucher, elles devront débourser des milliers de dollars en taxes et en frais divers. Il y a les faux voyages qu’on gagne et dont il faut payer les taxes, les loteries fictives qui exigent qu’on débourse des sommes importantes… En deux ans, David Johnson et sa bande ont extorqué sept millions de dollars à une centaine de retraités américains, dont certains ont payé plus de 100000$.
Voilà déjà un bon moment que le caporal L’Heureux file le passeur, qui semble ne pas avoir remarqué qu’il est suivi et continue son chemin, sans se méfier, en direction du quartier Rivière-des-Prairies. Trente minutes après avoir quitté le centre-ville, la camionnette s’arrête derrière un petit centre commercial; le conducteur en descend et jette le sac dans un conteneur avant de repartir. Le policier du COLT le récupère quelques instants plus tard.
Les arnaqueurs du télémarketing utilisent différents stratagèmes, qui ont tous ceci en commun: la victime doit remplir un coupon ou répondre à un questionnaire. Les escrocs disposent ainsi d’un document avec le nom, l’âge et une foule de données sur des milliers de cibles potentielles. Ces coupons, appelés leads, sont soit exploités par le groupe qui les a collectés, soit revendus sur le marché noir, parfois jusqu’à cinq dollars pièce.
Une fois le lead en main, un premier complice contacte la victime et lui annonce qu’elle a remporté un prix. Un second l’appelle ensuite plusieurs fois par semaine pour la mettre en confiance. C’est la clé du succès pour ces criminels qui misent sur l’isolement et la crédulité de leurs victimes.
«Et quoi de mieux qu’une voix amicale et des propos rassurants?» ironise Yves Leblanc. On s’assure ainsi que tout va bien, et on fournit même à la victime des arguments à faire valoir auprès du banquier qui s’étonne de voir un petit épargnant retirer de gros ses sommes à répétition.
L’escroc doit aussi convaincre la victime de garder le secret sur le prétendu concours. Il ne faut surtout pas en parler à la famille ni aux amis… C’est un rôle souvent dévolu au plus beau parleur de la bande, à celui qui a le plus d’entregent.
David Johnson y excelle. Dans cette conversation interceptée par l’équipe du COLT quelques jours plus tôt, on peut l’entendre se présenter sous un faux nom, en jouant de sa voix chaude et amicale.
«Bonjour! Evan Walsh à l’appareil.
– Ah! Monsieur Walsh! C’est un plaisir de vous parler, répond une vieille dame.
– Avant que nous poursuivions, pouvez-vous me donner votre numéro de dossier?»
Chaque conversation commence par l’échange d’un code numérique servant à identifier l’arnaque, le montant et la date du premier contact. Le nom de la victime risquant fort d’être revendu à d’autres fraudeurs, ce procédé évite qu’ils soient deux à frapper à la même porte, en même temps. La dame débite son numéro sans l’ombre d’une hésitation, convaincue qu’il y a un million de dollars à la clé.
Johnson et sa victime bavardent de choses et d’autres: la santé, la météo, les petits-enfants. Puis l’escroc convient d’un rendez-vous téléphonique pour le lendemain – histoire de resserrer le lien… et de s’assurer que la victime n’a pas appelé la police.
«Pas de problème, lance joyeusement la vieille dame. Je serai ici toute la matinée.»
La victime est parfois tellement bien embobinée qu’elle refuse de croire les policiers quand ils lui annoncent qu’elle s’est fait avoir.
«Quand on lui renvoie une somme qu’on a interceptée, raconte Roberto Capone, sergent-enquêteur de la SQ affecté au COLT, il arrive que la personne rappelle le fraudeur pour lui renvoyer l’argent!»
Coincé dans le petit appartement de la rue Belmont, le sergent Leblanc s’impatiente. Cela fait quelques minutes qu’il essaie de joindre le policier parti en filature, mais personne ne décroche. L’attente est insupportable.
«Réponds, mais réponds!» finit-il par crier dans l’émetteur.
Le nerf de la guerre contre le télémarketing frauduleux, c’est la détection des cellulaires. Depuis les années 1990, leur accessibilité a provoqué un véritable boum de la fraude par téléphone des deux côtés de la frontière canado-américaine.
«Un criminel opère avec trois ou quatre appareils obtenus sous de faux noms, et différents complices interviennent tout au long de la fraude pour dérouter les recherches», explique le sergent Leblanc.
Chacun utilise plusieurs téléphones, selon le type de conversation qu’il doit avoir avec la cible. Idéalement, un appareil sert à communiquer avec les victimes, un autre à entrer en contact avec les complices, et un dernier sert uniquement aux appels personnels.
Il faut retrouver tous ces numéros de téléphone et identifier ceux qui s’en servent. Puis de longues journées de filature et d’écoute électronique permettent de démontrer que tel appareil est la propriété de tel arnaqueur, qui s’en sert pour commettre des fraudes. Après deux mois d’enquête, le COLT a identifié la plupart des 18 membres du réseau et quelques-uns des téléphones. Mais il manque encore des pièces importantes au casse-tête.
«J’ai le sac.» Le caporal Sylvain L’Heureux, jusque-là trop concentré sur la filature pour répondre au téléphone, explique au sergent Leblanc qu’il vient de mettre la main sur de la «bonne preuve ». Un grand sourire illumine le visage du policier.
Dans le sac qu’ils vident dans les locaux du COLT, les enquêteurs découvrent une liasse de coupons servant au recrutement des victimes. Les fameux leads, ces documents autour desquels s’articule toute fraude de ce type. Ils trouvent également le reçu d’un repas livré à la bande. Trop sûr de lui, David Johnson a commis une erreur: son prénom et, surtout, un numéro de téléphone jusque-là inconnu des policiers y sont inscrits.
Les enquêteurs vérifient aussitôt le registre des appels: des centaines ont été adressés aux Etats-Unis. Aucun doute, c’est le téléphone qu’emploie Johnson pour faire ses pitchs!
«C’est un repas qui va lui coûter très cher», conclut Yves Leblanc en souriant.
Après quatre mois d’enquête, le grand jour est arrivé. Le 30 avril 2002, aux aurores, environ 150 policiers prennent position autour d’une vingtaine de résidences. Depuis son poste de commande, Yves Leblanc donne le feu vert aux agents de la GRC, de la SQ et de la police de Montréal. Dans deux cas, un groupe tactique est présent, car les suspects sont armés.
Debout devant un grand babillard, le sergent Leblanc attend les nouvelles. A chaque arrestation, il trace une croix sur la photo d’un des 18 escrocs.
Lorsque, plus tard, le policier se rend dans la cellule de David Johnson, ce dernier paraît, d’une certaine manière, soulagé. Normal, pense le sergent: c’est un jeu dangereux, car le crime organisé est souvent de la partie et n’hésite pas à liquider les gêneurs.
«Tu aurais fait quoi si on ne t’avait pas arrêté? lui demande Leblanc.
– J’aurais continué.»
La plupart des membres de la bande ont été extradés aux Etats-Unis, puisque c’est là que vivent les victimes, et huit d’entre eux ont purgé ou purgent encore des peines de six mois à 10 ans dans des prisons fédérales. David Johnson a écopé du maximum.
Et les victimes? «Ce qu’il y a de plus pénible, c’est de constater à quel point leur vie et celle de leur entourage sont détruites», raconte le sergent Roberto Capone.
Elles perdent parfois les économies de toute une vie, deviennent une charge pour leurs enfants et sont brisées à jamais.
Roberto Capone se souvient d’un retraité de Winnipeg, mort de froid dans son logement au début de l’hiver 2007. Le vieil homme avait été victime d’une fraude qui l’avait ruiné, et le policier ne saura jamais s’il est mort parce qu’il n’avait plus d’argent pour payer le chauffage. «J’aurai toujours un doute», conclut-il.
Pourquoi Montréal?
Si le Canada est une plaque tournante de la téléfraude en Amérique du Nord, c’est que les lois y sont moins sévères qu’aux Etats-Unis, expliquent les policiers. En 2007 seulement, PhoneBusters, le centre d’appels antifraude du Canada, a recensé plus de 23000 tentatives d’escroqueries, dont les deux tiers provenaient du Canada. Des 13000 victimes, 9000 étaient américaines. Elles se sont fait dépouiller de 58,7 millions de dollars.
Montréal, Toronto et Vancouver, qui disposent d’un important bassin de «main-d’oeuvre», abritent les principaux centres d’opérations des criminels. Appelés «chaufferies», ces centres d’appels emploient parfois jusqu’à 30 personnes. Roberto Capone et son collègue Stéphane Crête, deux sergents de la Sûreté du Québec affectés au COLT, sont des habitués de la visite des chaufferies.
«Nous voulons que les fraudeurs sachent que nous les surveillons, explique Stéphane Crête, qui, à 43 ans, travaille dans l’escouade depuis 2006. Les téléphonistes sont souvent des jeunes, recrutés sur les campus. Au début, ils sont insouciants, plutôt incrédules, mais, à la deuxième visite, certains prennent peur et quittent rapidement le métier.»
D’autres n’ont pas cette sagesse. De l’épais dossier constitué sur la bande de Johnson, le sergent Leblanc tire la photo d’un solide gaillard.
«Corey fréquentait l’université et jouait au hockey. Il s’est fait embrigader par Johnson… et a tout perdu», déplore le policier, qui déteste voir des jeunes sans histoire se faire prendre au jeu. Corey Fleischer a été condamné à six mois de prison.