Mon histoire: Le jour où j’ai perdu la vue
J’ai décidé de ne pas laisser la maladie m’empoisonner la vie
«Vous souffrez de dégénérescence maculaire irréversible», m’annonce le Dr Michael Kapusta, un spécialiste de l’Hôpital juif de Montréal. Ainsi s’achève, en juillet 2005, l’une des pires semaines de ma vie.
A 67 ans, je coulais une retraite heureuse. Ancien journaliste du Journal de Montréal, j’étais resté accro à l’information, lisant religieusement quatre quotidiens par jour, dévorant livre après livre…
Ma vision s’est brouillée d’un coup: un soir, des pans entiers du livre que je tenais sont devenus flous. J’ai mis cela sur le compte de la fatigue, mais le même phénomène s’est reproduit le lendemain soir. Le troisième jour, je ne pouvais plus lire du tout – et tout autour de moi est devenu embrouillé.
Le Dr Kapusta m’a expliqué que la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) avait détruit à jamais ma vision centrale. La DMLA, qui frappe environ 300000 personnes au Québec – une sur cinq chez les 65 ans et plus -, peut prendre deux formes, appelées sèche et humide. Dans les deux cas, la macula – une petite zone de la rétine qui, située au fond de l’œil, est responsable de la vision de précision – est atteinte plus ou moins gravement. La plupart des malades conservent comme moi une vision périphérique qui leur permet de se déplacer avec prudence.
Si on m’avait diagnostiqué ce problème 18 mois plus tard, on aurait peut-être pu me rendre la vue grâce à un nouveau traitement, le Lucentis. Ce médicament peut non seulement ralentir la progression de la DMLA, mais il permet aussi à certaines personnes d’améliorer leur vision. Certains ont même pu retrouver leur permis de conduire après avoir été soignés avec le Lucentis!
Malheureusement, en avril 2006, il n’y avait rien de tel pour moi. Envahi par une profonde tristesse, j’ai repris l’autobus pour Sainte-Brigitte-des-Saults, le village où je vis, à l’est de Drummondville. En rentrant, j’ai appris la nouvelle à Gertrude, mon épouse, et je suis allé m’asseoir dans le jardin, où j’ai pleuré un bon coup. Puis je me suis dit que je n’allais pas laisser cette maladie m’empoisonner la vie.
Je n’ai peut-être plus l’œil du journaliste, mais j’en ai encore l’oreille; alors, j’ai écouté. Je me suis renseigné sur tous les appareils qui pouvaient me venir en aide, sur tous les traitements susceptibles de prévenir la maladie ou d’en inverser les effets.
Il faut du temps pour accepter que l’on perd la vue et s’adapter à cette nouvelle vie. Pendant des semaines, je me suis levé le matin en me disant: Aujourd’hui, je vais voir! Et pendant des mois, lorsque nous sortions en voiture, j’allais naturellement m’asseoir derrière le volant…
La question des perceptions peut également s’avérer problématique. Au cours d’une conversation, je ne distingue plus l’expression de mes interlocuteurs, et ceux-ci ne se rendent pas compte que je ne vois pas le clin d’œil ou la moue qui devrait donner le ton à l’échange.
Il est difficile pour un voyant d’imaginer tous les petits tracas que la cécité occasionne, de «voir» comme un non-voyant… Ainsi, la plupart des écritures en couleur, par exemple, sont, pour nous, presque impossibles à percevoir. Depuis que Radio-Canada a modifié ses pictogrammes, nous ne pouvons plus «voir» la météo.
D’ailleurs, tous les pictogrammes nous posent de sérieux problèmes. Aller aux toilettes dans un lieu public? N’y pensez pas! Il m’est déjà arrivé d’entrer par erreur dans la toilette des femmes… Et je ne parle pas des menus de restaurants écrits en caractères lilliputiens ni des nouveaux terminaux pour les cartes de crédit à puces, indéchiffrables pour des personnes comme moi!
Heureusement, on trouve aujourd’hui une panoplie d’appareils et d’outils: livres audio, lampes électroniques, lecteurs capables de traduire vocalement n’importe quel document numérique, etc. Tout cela a contribué à me remonter le moral en me faisant comprendre que je pourrais «voir autrement».
A force d’acheter et d’évaluer tous ces gadgets pour non-voyants, je suis en quelque sorte devenu un spécialiste. Et, esprit journalistique oblige, j’ai décidé de consacrer mon énergie à transmettre aux autres ce savoir. Après avoir été membre de l’Association québécoise de la dégénérescence maculaire, j’en suis devenu le directeur en 2008.
Partout, à la radio, à la télé, lors de conférences, je martèle le même message: si vous tenez à la vue, il est essentiel de vous soumettre régulièrement à des examens et, au moindre symptôme, de courir chez un spécialiste. La DMLA frappe parfois avec une soudaineté qui laisse peu de place à la prévention, comme cela a été le cas pour moi ou, pis encore, pour mon ami Pierre Gagnon, avocat et président de notre association, qui a littéralement perdu la vue entre son bureau et son domicile, en moins d’une heure.
Mais le plus souvent, la maladie met des semaines, voire des mois à se développer, et, grâce aux découvertes pharmaceutiques récentes, son évolution peut être stoppée si elle est diagnostiquée à temps.
Les signes avant-coureurs les plus connus de la DMLA sont une diminution de l’acuité visuelle et une déformation de l’image au centre du champ visuel, une augmentation rapide du besoin de lumière pour lire ainsi que des effets d’éblouissement.
Grâce à la grille d’Amsler (voir selection.ca/dmla), vous pouvez même vous livrer à un auto-examen et prendre très tôt les devants. Un homme atteint de DMLA m’a déjà dit que pendant longtemps il s’était demandé pourquoi les barreaux de son balcon, jusque-là très droits, s’étaient mis à se tordre. S’il avait passé le test d’Amsler, il aurait couru chez un ophtalmo et se serait évité bien des ennuis.
On survit à la dégénérescence maculaire. Mais c’est surtout en aidant les autres que j’ai pu surmonter les obstacles. Ma vie est devenue très agréable et je réussis aujourd’hui à faire presque tout ce que je faisais auparavant. J’utilise un vélo électrique pour mes déplacements dans mon village, un logiciel me lit mes courriels, et ma «montre parlante» me donne l’heure. Même ma passion pour la lecture a survécu à ma cécité: grâce aux livres audio, je dévore cinq ou six bouquins par mois. En fait, je n’ai jamais tant lu que depuis que je ne vois (presque) plus.