Le soleil se lève sur Katmandou, la capitale du Népal. Dans la chambre qu’elle partage avec d’autres adolescentes, Phoolmaya Malla, 17 ans, a déjà le nez plongé dans ses livres. L’étudiante en techniques pharmaceutiques a un gros examen en cette journée de décembre 2009. «J’ai la chance de pouvoir étudier et je sais que je dois travailler fort pour réussir», dit la jeune fille, qui rougit de fierté lorsque ses compagnes précisent qu’elle est la meilleure élève de sa classe.
Phoolmaya est consciente d’avoir reçu un coup de pouce du destin: sans l’organisme canadien Child Haven International, son avenir aurait été plutôt sombre. Elle est née dans un petit village de l’ouest du Népal, l’un des pays les plus pauvres de la planète. Son père a pris la clé des champs lorsqu’elle avait trois ans, abandonnant sa femme et leurs cinq enfants. Incapable de nourrir toutes ces bouches, la mère en a envoyé deux à Katmandou. Phoolmaya et un de ses frères ont atterri à Child Haven.
«Si j’étais restée au village, je serais sans doute déjà mariée et analphabète, je travaillerais dans les champs et j’aurais une vie très dure, dit la jeune fille. Si je m’en suis sortie, c’est grâce à BonnieMa.»
«BonnieMa», c’est Bonnie Cappuccino, une grande dame de 76 ans qui se dévoue corps et âme au bien-être de «ses» 1100 enfants. Tous grandissent dans un des huit refuges de Child Haven, l’organisme qu’elle a fondé avec son mari, Fred, dans quatre pays d’Asie.
En ce début de décembre, Bonnie Cappuccino est de passage dans l’immense maison népalaise de Child Haven. Les 309 enfants du refuge finissent leur journée et jouent dans la cour. BonnieMa se promène parmi eux, leur fait un brin de jasette. Cheveux blond platine, sari écarlate, cou, bras et doigts couverts de bijoux traditionnels… La vieille dame a l’air d’une excentrique – ce qu’elle n’est pas du tout. C’est au contraire une femme simple et humble, qui a consacré sa vie aux enfants démunis. Et n’en croyez rien quand elle essaie de vous dire, comme à son habitude, qu’elle est une «madame Tout-le-monde»: avec son mari, Fred, elle a reçu l’Ordre du Canada pour son dévouement envers les enfants, et un prix de l’UNESCO pour l’enseignement des droits humains.
Mariée depuis 56 ans à Fred Cappuccino, un pasteur retraité de l’Eglise unitarienne, Bonnie a fondé une famille très particulière: 21 enfants, dont 19 adoptés dans 11 pays différents. Les deux fils biologiques des Cappuccino ont des frères et sœurs originaires du Vietnam, du Japon, de Corée, d’Inde et du Bangladesh, entre autres.
«Au début de notre mariage, nous voulions avoir deux enfants et en adopter un ou deux», raconte-t-elle. Mais chaque fois qu’elle entendait parler d’enfants dans le besoin, son cœur de mère prenait l’ascendant. Et la famille grossissait. Fred aime bien raconter, à la blague, qu’il n’avait d’autre choix que de signer les documents d’adoption qu’elle ne cessait de lui présenter.
Bonnie et Fred ont élevé leur grande famille à Maxville, un village ontarien situé entre Montréal et Ottawa. Prendre soin d’une telle maisonnée n’était pas une mince affaire, surtout que chaque nouvelle adoption amenait son lot de tracasseries administratives. Pour faire venir l’un de leurs enfants du Vietnam, ils sont même allés jusqu’à s’adresser directement au premier ministre de l’époque, Pierre Elliott Trudeau.
Il faut dire que les lenteurs du système ont déjà eu des conséquences tragiques. «Les formalités à l’ambassade du Canada avaient été tellement longues et compliquées que le premier bébé que nous devions adopter est mort avant que nous puissions l’accueillir», se souvient Bonnie.
Au milieu des années 1980, les enfants ont grandi, et la maison de Maxville commence à se vider. Mais Bonnie a encore beaucoup à donner. «Nous voulions faire quelque chose pour tous ces enfants qui ne seront jamais adoptés», explique-t-elle.
Admirateurs de Gandhi, les Cappuccino choisissent l’Inde pour fonder leur premier refuge, en 1985, dans l’Etat du Gujarat. C’est à cette époque que Bonnie adopte le sari, même au Canada, en signe de solidarité avec les femmes indiennes. La première fois qu’elle rentre d’Inde avec son sari chatoyant et ses bijoux clinquants, elle suscite des regards étonnés à l’aéroport de Montréal. «Redresse ta cravate, Fred, lance-t-elle pince-sans-rire à son mari. Tout le monde te regarde!»
Avec les années, Child Haven prend de l’expansion. Cinq refuges ouvrent en Inde, un au Népal, un au Tibet et un au Bangladesh. On y respecte les enseignements de Gandhi: les repas sont végétariens, la violence n’est pas tolérée, et tous les enfants sont traités de la même façon, quel que soit leur sexe, leur religion, leur appartenance ethnique ou leur caste.
Child Haven a déjà accueilli un bébé trouvé dans les déchets, sorti des bambins d’une prison où ils vivaient avec leur mère, tiré de la rue les fils d’une aveugle et d’un lépreux… Aujourd’hui, ces enfants ont un toit, mangent à leur faim, portent des vêtements propres et, surtout, vont à l’école. En retour, les protégés de Child Haven ont un seul devoir: devenir des adultes autonomes, capables de contribuer au développement de la société dans laquelle ils vivent. «Nous aidons ainsi le pays en même temps que les enfants que nous accueillons», souligne Bonnie Cappuccino.
Geeta Thakuri peut en témoigner. Ancienne pensionnaire de Child Haven, la jeune femme de 23 ans est devenue infirmière. Elle est arrivée au refuge à l’âge de 10 ans avec son frère, après la mort de leur mère. Ses deux sœurs, restées avec de la famille au village, ne sont jamais allées à l’école. «Je n’imagine pas ce que ma vie aurait été sans BonnieMa, confie la jeune femme. Je prie tous les jours pour qu’elle ait une longue vie.»
Child Haven n’aide pas que les enfants. Ses huit refuges procurent du travail à quelque 150 employés locaux, surtout des femmes pauvres, veuves, abandonnées, parfois handicapées, qui échappent ainsi à la misère.
Malgré ses 76 ans, Bonnie Cappuccino visite tous les refuges de Child Haven quatre fois par an, vérifie la bonne marche des nouveaux projets, rencontre administrateurs et partenaires locaux, voit à l’admission des pensionnaires et discute avec les adolescents de leurs études et de leur choix de carrière… Elle est au courant de tout et se souvient du nom et de l’histoire de bon nombre d’entre eux.
L’organisme fonctionne avec un budget de 1,3 million de dollars et limite ses coûts administratifs au strict minimum. La quasi-totalité de son financement provient de dons privés, recueillis notamment lors de soirées-bénéfice dans 15 villes du Canada. Bonnie et Fred assistent à chacune d’elles – même lorsqu’elle est au pays, «BonnieMa» est incapable de rester tranquille à la maison. «J’ai la chance d’avoir une bonne santé, se réjouit-elle. Et je me gave de vitamines!»
Mais sa démarche hésitante trahit son âge. Elle ne pourra continuer bien des années à bourlinguer à ce rythme. Bonnie et Fred ont l’intention de continuer à diriger Child Haven aussi longtemps qu’ils le pourront, mais quelques-uns de leurs enfants mettent déjà la main à la pâte et pourraient prendre la relève.
Même s’ils arrêtaient demain, Bonnie et Fred peuvent dire «mission accomplie». Ils ont déjà donné un avenir meilleur à des centaines d’enfants, qui en aideront d’autres à leur tour.
Comme Phoolmaya Malla, qui rêve de retourner dans son village pour ouvrir une pharmacie. «Là-bas, dit-elle, les malades appellent le sorcier guérisseur, qui danse autour d’eux en frappant sur un tambour… Je veux leur montrer que les médicaments sont plus efficaces.»
Pour les centaines d’enfants qu’elle a tirés de la misère, Bonnie Cappuccino est devenue «BonnieMa».