Chris Hadfield, l’homme qui nous regardait du ciel
Rien n’a davantage rapproché Chris Hadfield de son pays que de le survoler quelques milliers de fois à 400 kilomètres d’altitude.
Si Chris Hadfield pouvait offrir à chaque Canadien un cadeau pour marquer le 150e anniversaire du pays, ce serait l’occasion de pouvoir en admirer le territoire depuis l’espace, et pas seulement parce que la vue est fantastique. La chance qu’il a eue de prendre beaucoup, beaucoup de hauteur pour observer le Canada – pas dans son entier, mais de sorte que toute la vue tienne sur un écran de cinéma panoramique – lui a permis de mettre les choses en perspective. « Cela prend environ huit minutes – pas beaucoup plus que le temps qu’il me faudrait pour le décrire », affirme-t-il. Et c’est ce qu’il fait ensuite – en commençant par l’endroit où la rivière Fraser s’engage dans Vancouver, jusqu’à l’autre côte, à la pointe ouest de l’île du Cap-Breton.
Il exagère à peine : sa description détaillée prend un peu moins de deux minutes, incluant des leçons de géographie improvisées (« Le réservoir Manicouagan est comme un impact de balle laissé sur le monde il y a quelques millions d’années »), quelques digressions poétiques (« Tous ces lieux dont mon arrière-grand-père a rêvé, où il a connu l’échec et la réussite », déclame-t-il, à propos des sentiments qui l’étreignent en contemplant les Prairies), et un effet sonore (« plouf ! ») lorsque le Saint-Laurent se jette dans l’Atlantique. Pour l’astronaute, observer son pays natal de cette position privilégiée, « à travers le temps et l’espace », crée une intimité (selon ses termes) qui s’accroît à chaque révolution orbitale.
Cette relation n’est pas uniquement céleste. Au cours de ses 21 ans de carrière à l’Agence spatiale canadienne, Chris Hadfield a passé exactement 166 jours dans l’espace, et des milliers en tant que personnage public – voyageant des métropoles aux petites villes minières, en passant par de lointaines communautés de pêcheurs arctiques, pour prononcer des discours et apprendre à connaître les moindres recoins du Canada depuis le sol. Pour lui, c’est comme regarder de minuscules carrés de tissu de très près. Depuis l’espace, à l’inverse, tout cela devient un immense patchwork métaphysique.
« Tout ça, dit-il, c’est le Canada. Les gens qui l’habitent aujourd’hui, son histoire, tous nos rêves, les difficultés que l’on affronte, nos réalisations comme nos échecs, la victoire des Leafs hier soir – tout cela fait partie de notre pays. » Et bien sûr, Chris Hadfield aussi.
Premier Canadien à marcher dans l’espace, à y manier le bras robotique Canadarm et à prendre le commandement de la Station spatiale internationale, Chris Hadfield a mérité sa place dans les livres d’histoire. Pourtant, ce qu’il a retenu du temps passé à flotter dans le cosmos, c’est à quel point il désire s’impliquer sur terre. Lorsqu’on a examiné le monde à 400 km d’altitude, on ne peut faire autrement que de prendre conscience de notre insignifiance dans cet ensemble plus vaste – mais cela nous rappelle aussi qu’il y a effectivement un ensemble plus vaste dont nous faisons tous partie. C’est à ce sentiment de permanence, d’être reliés à un mouvement qui nous dépasse, que l’astronaute voudrait que les Canadiens pensent lorsqu’ils agitent leurs drapeaux, chantent leur hymne national, et envoient des feux d’artifice vers l’éternité. En tant qu’individus, nous avançons à petits pas, mais pour l’humanité, ce sont des pas de géant. «Mieux vous comprenez le Canada dans sa globalité et voyez comment il s’insère dans le reste du monde, et plus vous avez de chance de prendre de bonnes décisions. »
La propension de l’astronaute à s’exprimer comme un musicien qui testerait ses paroles peut vous faire oublier qu’il est, avant tout, un homme de science. Il balaie d’un geste l’hypothèse de la présence d’une entité mystique, là-haut, parmi les étoiles. Il pense que les anniversaires sont de très bonnes choses, à condition de considérer l’avenir à la lumière du passé – et dans le cas du Canada, il faut aller bien au-delà du siècle et demi.
« Plutôt quatre milliards d’années », dit-il. C’est l’âge des fossiles découverts par une équipe de géophysiciens, en 2017, dans la ceinture de roches vertes de Nuvvuagittuq, sur le rivage de la baie d’Hudson. Des spécimens qui renferment la plus ancienne preuve de vie sur cette planète. « La Terre était encore en train de refroidir ! » s’émerveille-t-il. Chris Hadfield appréhende l’histoire de sa planète comme la plupart des gens comprennent l’intrigue de leur film préféré. « Faites le tour du monde quelques milliers de fois, et vous commencerez à prendre conscience de sa force, et de la place que nous y tenons », déclare-t-il. Pour illustrer son propos, il esquisse un geste vers le ciel : « Il se trouvait 1,5 km de glace au-dessus de nos têtes il y a seulement 15 000 ans ! » Seulement 15 000 ans.
Nous sommes dans la cuisine, dans sa maison de High Park à Toronto, où il vit avec sa femme, Helene, et leur chien Albert. Les Hadfield, qui ont tous deux grandi à Oakville, en Ontario, se sont rencontrés au secondaire. Si vous pensez que l’homme a une vision poétique du Canada, vous devriez l’entendre parler de sa femme, qu’il qualifie de « véritable partenaire », et qui serait la raison pour laquelle il a pu mener cette incroyable carrière. Le couple a trois enfants dans la trentaine – Kyle, Evan et Kristen, qui vivent respectivement en Chine, au Canada, et en Angleterre.
Leur maison est confortable, sans prétention, décorée d’objets personnels, comme une œuvre réalisée par Helene (un portrait géant de Snoopy dans son personnage de « Joe Cool »), des lettres de jeunes admirateurs accrochées sur le réfrigérateur et deux rangées d’une douzaine de petites plantes, que j’imagine être une sorte d’expérience scientifique (en fait, elles sont juste là pour décorer). En tee-shirt et pantalon de survêtement, Chris Hadfield pourrait être un élève officier en route pour ses exercices matinaux, bien que son regard brouillé indique qu’il aurait plutôt besoin d’une sieste. À la place, il sirote son café. Quand je lui demande qui a la main verte, il plaisante en déclarant que si elles dépendaient de lui, les plantes seraient mortes depuis longtemps. Hadfield vit à Toronto depuis maintenant trois ans, mais il a eu peu de temps pour se reposer depuis qu’Helene et lui ont déménagé de Houston après qu’il a pris sa retraite en 2013. Quand je lui dis que c’est un honneur pour moi d’être chez lui, il répond : « Ça l’est pour moi aussi. » Cette fois, il n’exagère pas.
Pour notre interview, il a dû revenir de Londres où il a passé plusieurs semaines à tourner une série de la BBC intitulée The Toughest Job in the Universe. Le lendemain, il reprend un avion pour New York, afin de promouvoir son documentaire interactif, Miniverse. Entre deux engagements plus importants, il prend le temps de discuter avec des classes d’enfants sur Skype, dans le cadre d’un programme d’apprentissage appelé « On the Lunch Pad » ; organise des galas de charité et, parfois, se produit comme conférencier. Même ses loisirs sont incroyables : au printemps 2017, il a joué de la guitare avec l’Orchestre symphonique de Victoria. Et l’été dernier, il a fait partie d’un groupe d’artistes en expédition dans l’Arctique où ils ont enregistré un album de morceaux originaux parmi lesquels une composition de Chris lui-même – qu’il a écrite en russe, langue qu’il parle couramment. « Je me sens mieux si j’ai eu une journée productive que si je n’ai rien fait », clame-t-il, énonçant l’évidence.
C’est l’une des premières belles matinées de printemps ; de celles qui sont chargées de senteurs qui portent la promesse de la saison des terrasses et des week-ends tranquilles – pour la plupart d’entre nous. « Je pourrais simplement m’asseoir sur la terrasse et boire mon café, dit-il, mais je pense que ce serait gaspiller mon temps. Beaucoup de personnes m’ont inspiré dans la vie, et si elles s’étaient contentées de s’asseoir dehors, ça n’aurait pas été le cas. » Cette liste personnelle débute avec Alexander Graham Bell – Canadien « par choix » et non de naissance, note l’astronaute, qui admire particulièrement la motivation de ce pionnier des communications. « Une intelligence totalement infatigable », dit-il de Bell, un homme qui a utilisé son insatisfaction comme catalyseur pour développer ses propres capacités à résoudre les problèmes qu’il voyait autour de lui. Dans son livre publié en 2013, Guide d’un astronaute pour la vie sur Terre, Chris Hadfield explique qu’il a toujours été motivé par la frustration qu’il éprouvait vis-à-vis de sa propre incompétence.
Cette philosophie lui a été transmise par son père lors des repas familiaux, lorsque Chris, deuxième enfant d’une fratrie de cinq, grandissait dans une ferme de Milton, en Ontario. Si une question soulevée à table restait sans réponse, l’enfant qui l’avait posée devait attraper sur l’étagère un volume de l’Encyclopaedia Britannica que la famille avait achetée à l’exposition nationale canadienne. « On ne restait pas assis là, sans savoir », se souvient-il.
Lorsque Neil Armstrong a effectué ce monumental premier petit pas à la surface de la Lune, Chris avait neuf ans et passait l’été au chalet familial de l’île Stag, dans la rivière Sainte-Claire, qui sépare l’Ontario du Michigan. Cette nuit-là, en rentrant à pied jusque chez lui, il avait levé les yeux vers la Lune. Soudain, il avait fait le lien entre ce qu’il venait de voir à l’écran et ce qu’il admirait dans le ciel. Cette connexion, dit-il, a influencé toute sa vie.
C’était 20 ans avant que le Canada ne lance son propre programme spatial. Malgré cela, assure-t-il, dès cet instant, il a commencé à prendre toutes ses décisions (quoi manger au déjeuner, qu’étudier à l’école) en fonction de cette simple idée : que ferait un astronaute ? Il a obtenu de bonnes notes et a évité les pièges de l’adolescence. Il adorait la musique et jouait dans plusieurs groupes, même s’il n’a jamais envisagé cette activité comme une possibilité de carrière.
C’était plutôt un puissant défouloir créatif pour un homme dont le travail laissait peu de place à l’improvisation. En 2015, Chris a composé un album dans l’espace (Space Sessions : Songs From a Tin Can) qui tentait de capturer ses expériences émotionnelles, de la même manière que ses examens médicaux quotidiens documentaient son état physique. Il admire de nombreux musiciens, mais avoue avoir surtout été influencé par Stan Rogers, un chanteur canadien aujourd’hui décédé. La musique de Rogers, dit-il, « a saisi des clichés mentaux et poétiques de notre pays entier », et nous a permis de mieux comprendre l’expérience collective des Canadiens.
C’est aussi le cas de David Thompson, l’explorateur britannico-canadien qui a cartographié 3,9 millions de kilomètres carrés d’Amérique du Nord – un exploit impressionnant en soi. Pourtant, Chris Hadfield a été particulièrement marqué par la période de deux ans, à partir de 1788, pendant laquelle Thompson, blessé à la jambe, a été incapable de voyager. Il aurait été facile de s’apitoyer sur son sort, mais le grand explorateur en a profité pour approfondir sa connaissance des mathématiques et de la cartographie. On imagine que Thompson n’aurait pas non plus été du genre à siroter du café sur sa terrasse.
Comme ses héros, Chris Hadfield a toujours été porté par sa détermination. Il reçoit environ 2000 sollicitations par an – pour visiter des écoles, donner des conférences, entrer en politique. Il ne peut pas dire oui à tout, mais en accepte beaucoup. Et si ses nombreux projets semblent très variés, c’est parce que ses ambitions le sont aussi. L’astronaute veut préserver la planète, inspirer la prochaine génération et nous unir au sens profond de notre existence sur Terre.
Ces objectifs sont manifestes, par exemple, dans Miniverse, un documentaire dans lequel Hadfield conduit de « Mercure » (dans le New Jersey) jusqu’à « Pluton » (la jetée de Santa Monica, en Californie), en explorant un système solaire animé en surimpression sur le centre des États-Unis. « Si vous pouvez prendre une idée complexe et la placer dans un système de référence familier à la plupart des gens, peut-être comprendront-ils mieux, explique-t-il. C’est l’idée qui se cache derrière presque tout ce que j’entreprends. »
C’est aussi ce qu’il a fait il y a quatre ans lors de sa dernière mission dans la station spatiale internationale, en quittant la Terre en tant qu’astronaute chevronné pour y revenir avec le statut de légende – celle de l’homme qui a chanté « Space Oddity » de David Bowie dans l’espace et s’est lancé dans un échange Twitter intergalactique avec William Shatner (le capitaine Kirk !).
« Il était capable de créer une connexion avec les gens et d’éveiller leur intérêt parce qu’ils pouvaient s’identifier à lui , affirme Julie Simard, directrice des communications stratégiques à l’Agence spatiale canadienne. Chris a toujours voulu transmettre son amour de l’espace au public, et aux jeunes en particulier. » Même dans les mois très mouvementés précédant sa dernière mission, note-t-elle, Chris Hadfield passait ses pauses déjeuner à donner des interviews sur Skype à de jeunes élèves. « Tous les astronautes sont des modèles, mais Chris prend cette part de son travail très à cœur. »
Quand le temps est venu de penser à la retraite, il y a quelques années, Helene et lui se sont assis pour écrire une liste des aspects de sa carrière qu’il trouvait les plus enrichissants – à l’exception des voyages dans l’espace. Le couple avait vu beaucoup d’astronautes se sentir perdus après avoir quitté le programme – leur identité était trop liée à leur mission d’exploration de l’univers. « La mission de Chris a toujours été au service des autres, affirme Helene. On me demande s’il est vraiment comme ça, et la réponse est oui. Il veut rendre ce qu’il a reçu – c’est un devoir pour lui. Pour nous deux. »
Faire don de soi au Canada est particulièrement important. Pendant qu’il était dans l’espace, se rappelle-t-il, des amis et des fans lui demandaient souvent de prendre des photos. Évidemment, tout le monde voulait la même chose : un aperçu de leur pays, de leur ville natale. Si vous voulez trouver un vrai patriote, aime-t-on plaisanter chez les Hadfield, il vous suffit de dénicher un Canadien qui vit à l’étranger. Après avoir passé de nombreuses années à Moscou, puis à Houston, les Hadfield sont très heureux d’être de retour chez eux. Car, bien sûr, chaque recoin du monde, et au-delà, fait partie d’un ensemble plus vaste, mais nous tissons tous une relation particulière avec l’endroit d’où l’on vient. Nous sommes peut-être tous connectés dans cet immense patchwork métaphorique, mais rien ne vaut notre propre petit carré de tissu.
Tiré du Magazine Sélection du Reader’s Digest, édition juillet/août 2017.
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