Perché au sommet de la piste d’entraînement de Saint-Lary, petite station des Pyrénées françaises, Pierre-Alexandre Rousseau respire à pleins poumons. Demain, après la course comptant pour l’épreuve des bosses de la Coupe du monde de ski acrobatique, il aura franchi une étape de plus vers la consécration:dans moins d’un mois, le 8 février 2002, il sera à Salt Lake City pour sa première participation aux Jeux olympiques. Il s’y présentera en grand favori, la couronne de vice-champion du monde bien posée sur la tête.
Une fois lancé, la piste lui semble simple, facile. Si facile qu’il décide de faire le parcours d’un trait, alors qu’il le fait toujours par sections. Erreur! A la sortie d’un saut, n’ayant pas suffisamment de vitesse pour terminer sa rotation, il atterrit tête première. Le choc et la douleur sont fulgurants. Couché sur le dos, le souffle coupé, au bord de la perte de conscience, il sent un courant électrique lui parcourir le bras gauche. Il comprend qu’il vient de se briser le cou… et qu’à 23 ans sa carrière s’arrête là!
Né à Drummondville en 1979, Pierre-Alexandre Rousseau a tout juste 14 ans quand il assiste au sacre de Jean-Luc Brassard en 1994, à Lillehammer. Un jour, ce sera moi, se dit-il, les yeux rivés sur le téléviseur. Des centaines de petits garçons se sont sans doute dit la même chose ce jour-là. Mais tous n’ont pas les atouts du jeune Pierre-Alexandre: l’année suivante, sorti de nulle part, ce surdoué de la glisse se hisse en finale du Championnat canadien au mont Tremblant. Les analystes sont médusés. Qui est ce petit prince espiègle des bosses faisant la barbe aux étoiles de la puissante équipe nationale de ski acrobatique?
Rob Kober, l’actuel entraîneur de Pierre-Alexandre Rousseau, se souvient d’avoir remarqué le talent du jeune Québécois: «Il était de loin supérieur aux autres espoirs.» Six ans plus tard, le skieur est une vedette confirmée; son visage est partout. Et la descente d’entraînement de Saint-Lary ne diffère pas des dizaines d’autres qu’il effectue chaque année sur le circuit de la Coupe du monde.
Héliporté vers le Centre hospitalier de Bigorre, à Tarbes, le jeune skieur est dès son arrivée transféré à l’unité de chirurgie orthopédique et traumatologique. Une batterie de tests confirme les pires craintes: fracture du cou. Heureusement, il y a là Anne Cernier, une chirurgienne orthopédiste, spécialiste de la colonne vertébrale. «Elle me regardait avec un sourire vraiment apaisant», raconte l’acrobate du grand cirque blanc. La chirurgienne lui redonne confiance, même si la situation est préoccupante. Le disque entre les vertèbres cervicales C6 et C7, situées à la base du cou, est complètement déchiré. La Dre Cernier doit se livrer à une opération délicate qui consiste à fusionner les vertèbres et à effectuer un prélèvement osseux sur le bassin pour solidifier le tout. Pour une spécialiste de cette envergure, c’est faisable, mais il y a toujours le risque que le bosseur québécois passe le restant de ses jours dans un fauteuil roulant.
Optimiste, elle lui explique que les patients retrouvent généralement une vie normale. Pierre-Alexandre n’est pas convaincu. «Dans ma tête à moi, une vie normale, c’était skier sur une piste en Coupe du monde.»
Mais la chirurgienne n’a pas menti. «Ta colonne est droite, lui dit-elle après l’opération. Je suis contente. Tout s’est bien passé.» Elle fait une pause, le regarde et lui demande de se lever. Sans trop y croire, il met le pied à terre.
«Je marchais sur du ciment, mais c’était mou», se souvient-il. Il doit déployer des efforts inouïs pour faire une dizaine de pas, mais, au moins, il marche!
Pierre-Alexandre regagne le Québec une semaine plus tard et retrouve peu à peu ses sensations. Même s’il n’a pas perdu toute sa motricité, la rééducation est longue et douloureuse. A la maison, entre deux parties de Nintendo, il dévale des montagnes dans sa tête. Car c’est peut-être la fin du rêve olympique, mais pas de Pierre-Alexandre Rousseau…
Contre tous les pronostics, il espère rechausser les skis. Le vertige lui manque. Il aime la chute libre parce qu’elle lui permet d’apprendre à garder son sang-froid. «Il fait partie de cette nouvelle génération de «Joe Cool» pour laquelle rien n’est trop extrême», souligne son mentor, Jean-Luc Brassard. Ce côté «tête brûlée» qu’il cultive face au danger l’aide à passer à travers la rééducation.
Ce n’est pas la première fois qu’il affronte l’adversité: à ses débuts, malgré son talent et sa précocité, sa petite stature faisait de lui la risée des entraînements de l’équipe nationale. «Je suis né avec un bagage génétique inférieur à la moyenne des athlètes, dit-il en riant. Je ne suis pas fort, je ne cours pas vite, je n’ai aucune endurance… Physiquement, je suis loin derrière tout le monde.»
Le retour sur les pentes, début avril 2002, est éprouvant. Les skis n’obéissent pas, les réflexes sont émoussés. Mais, aidé par Raymond Veillette, un préparateur physique hors pair de l’Université Laval, à Québec, Pierre-Alexandre se relève peu à peu. Il renoue avec le ski de bosses à Whistler, en Colombie-Britannique. En fin de journée, quand tout le monde se prépare à aller manger, lui n’est qu’une boule de douleur. Parfois, incapable de bouger, il reste là à se demander comment il faisait, avant, pour descendre aussi vite…
La suite tient du scénario hollywoodien. En novembre 2002, moins de 10 mois après s’être cassé le cou, Pierre-Alexandre réintègre l’équipe nationale de ski de bosses.
Pour son retour à la compétition, à Tignes en France, il termine cinquième, puis troisième à Ruka, en Finlande, la semaine suivante. Le 10 janvier 2003, un an et un jour après sa terrible chute, il gagne sa première épreuve de Coupe du monde au mont Tremblant, devant ses partisans! Contre toute attente, il finit 2e au classement général de la Coupe du monde cette année-là. Du jamais vu après pareil accident.
Et puis, il s’effondre!
On a l’impression que cet athlète qui a travaillé si fort pour se remettre sur pied revoit ses ambitions à la baisse. Alors que son sport évolue, qu’il privilégie les sauts «propres» au détriment de la vitesse, Pierre-Alexandre continue de descendre à fond de train et de privilégier le spectacle. Au bas des pentes, la sanction des juges s’abat comme un couperet… On chuchote qu’à 24 ans le skieur est fini.
Si son entraîneur, Rob Kober, estime que son poulain «s’est un peu surestimé» après son retour, le «boss des bosses» lui-même, Jean-Luc Brassard, voit plutôt là le parcours d’un surdoué «bien entraîné, mais qui se fiait trop à son talent».
Fin 2005, Pierre-Alexandre tombe malade, met un mois à s’en remettre, perd son entraîneur d’alors et rate sa qualification pour les Jeux de Turin, en 2006. Pour la deuxième fois de sa carrière, il assiste aux Olympiques depuis les gradins – l’expérience la plus douloureuse de sa vie.
«On semblait avoir oublié que j’avais déjà pu revenir après une grave blessure. J’étais devenu un bon à rien. J’ai beaucoup appris sur la vie et sur les gens durant cet épisode.»
Plutôt que de s’apitoyer sur son sort, Pierre-Alexandre choisit de faire taire les détracteurs. Il perd du poids, avale les kilomètres à vélo, affine sa préparation mentale, étudie son sport et met au point une position qui lui permet à la fois d’aller vite et de sauter «propre», comme le veulent les nouvelles normes. Au début, les résultats se font attendre, mais il reste braqué sur son objectif: réussir la descente parfaite, modèle de maîtrise et d’audace qui fera rêver ses concurrents.
L’occasion se présente à Madonna di Campiglio en Italie, le 9 mars 2007, lors des Championnats du monde de la discipline. Il y gagne la demi-finale et sera donc le dernier à partir en finale, la position idéale.
Au départ, il sent qu’il va frapper un grand coup. Ses genoux remontant comme des pistons, il domine la section initiale avant de «s’envoler» dans le premier saut.
Mais Pierre-Alexandre retombe trop fort sur la glace vive et ne se rend pas compte que son ski droit est fendu juste derrière le talon, ce qui altère gravement sa capacité de ralentir.
Jean-Luc Brassard, qui suit la compétition en direct avec d’anciens coéquipiers, ne sait pas encore que son ami est en train de dompter cette piste avec un ski brisé, au péril de ses os. «C’est extrêmement difficile à manœuvrer, dit-il. C’est comme si un pilote de Formule 1 avait un jeu d’un pouce de chaque côté de son volant. Alors, quand vient le temps de tourner, tout ce qui se fait normalement au millimètre près se fait alors au pied près…»
Tout se précipite dans la seconde partie du parcours. Comme Pierre-Alexandre ne peut freiner autant qu’il le veut – faute d’appui sur son ski droit -, le deuxième saut vient plus vite que prévu. Le bosseur est littéralement catapulté dans les airs… avant de retomber en parfait équilibre, imperturbable. Quelques dizaines de mètres le séparent de la ligne d’arrivée, qu’il franchit comme une fusée. Jean-Luc Brassard applaudit alors «un saut tellement tiré par les cheveux que c’en était grisant».
Au bas de la piste, la foule est en délire. Le skieur enlève ses skis, se tourne vers le tableau indicateur: premier rang et champion du monde! Une fois de plus, Pierre-Alexandre surprend le monde entier.
«J’ai fermé les yeux et j’ai vu ma route… Quand je me suis brisé le cou, j’ai compris que je ne pratiquais ce sport que pour atteindre la première place du podium. Je me suis dit: Ce n’est pas la destination qui est importante, c’est le chemin. Aime ton chemin.»
Ce qui n’empêche pas Pierre-Alexandre Rousseau de convoiter la plus haute marche. Il a grimpé sur celle du Championnat du monde, il savourera d’autres victoires. En 2010, quand il sera au sommet de la piste à Vancouver, ce sera pour remporter le titre olympique de sa discipline devant les siens. Il se rappellera tout ce qu’il a fait dans ce sport et, quand il se dira OK, on descend, il aura un grand sourire.