Le geste qui compte: homme de vision
Philippe Rochette veut que tout le monde puisse voir plus loin que le bout de son nez!
Jeudi après-midi au Chic Resto Pop, la soupe très populaire du quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal. Assises à une table, au fond de l’église reconvertie, deux femmes âgées discutent paisiblement. Plus loin, un jeune squeegee est plongé dans un livre en attendant que débute le service du souper.
Près de l’entrée, les cheveux en bataille et la barbe naissante, un homme dépose deux énormes valises sur une table. Montures rondes ou carrées, colorées ou sobres, en plastique ou en métal: il trimballe là-dedans une véritable lunetterie.
Tandis qu’il aide une jeune femme à choisir la paire qui lui convient, un petit garçon s’approche, l’air piteux, des lunettes tordues posées de guingois sur le nez.
«Il est tombé pendant le cours d’éducation physique aujourd’hui», explique sa mère, Josée Lamarche. L’homme réajuste la monture d’une main experte tout en bavardant avec la maman.
«Voyons donc! Ça ne m’a pris que deux minutes», se défend-il lorsqu’elle lui demande combien elle lui doit.
Pour Philippe Rochette, un opticien itinérant que ses clients ont surnommé le «Bonhomme à lunettes», ces gestes font partie du quotidien. A 36 ans, le professionnel de la vue écume les centres communautaires de la métropole avec une mission bien précise: rendre les soins de la vue accessibles à tous. Comment? En vendant des verres correcteurs à prix modique aux prestataires de l’aide sociale et à tous ceux qui ne peuvent se permettre de débourser une fortune pour leurs yeux. Un adulte peut ainsi obtenir une paire de lunettes pour une vingtaine de dollars, le reste étant remboursé par les services de solidarité sociale. Et c’est gratuit pour les enfants.
Josée Lamarche est une cliente de la première heure. Il y a quelques années, alors sans emploi, la jeune mère monoparentale n’avait pas les moyens d’offrir des lunettes à ses trois enfants. Sans suivi, les troubles de la vue de deux de ses fils se sont aggravés et elle s’est bientôt retrouvée avec une facture frôlant les 600$ par paire de lunettes. Et, bien sûr, pas le premier sou pour payer! Aujourd’hui, elle se demande encore comment elle s’en serait tirée si quelqu’un de l’école secondaire de son fils ne lui avait fait connaître Philippe Rochette. «Grâce à lui, dit-elle, mes enfants ont pu suivre leurs cours sans difficulté à l’école.»
Avant de devenir l’opticien des démunis, Philippe Rochette a travaillé une dizaine d’années dans des lunetteries. Jusqu’à ce que les prix pratiqués dans de nombreuses boutiques lui ouvrent les yeux.
«Voir est devenu un luxe, déplore-t-il. Dans certaines familles, les enfants doivent partager les lunettes avec leurs frères et sœurs.» Quand ceux-ci en ont!
Un beau jour de 2007, Philippe Rochette débarque avec ses valises au YMCA d’Hochelaga-Maisonneuve, où il fait déjà du bénévolat depuis des années. Cinq ans plus tard, il a ajouté une quinzaine d’organismes montréalais à son carnet de visite. Comme il affiche son horaire sur son site web, ses clients n’ont même pas besoin de prendre rendez-vous.
Son secret pour garder l’entreprise à flot, malgré les prix dérisoires? Il réduit ses dépenses au minimum: pas de bureau, pas de montures griffées, pas de publicité. Il met même un point d’honneur à donner 10$ à des organismes caritatifs pour chaque paire vendue.
Partout où il va, que ce soit dans les locaux de Jeunesse au Soleil, de l’Accueil Bonneau ou de la Mission Old Brewery, Philippe Rochette a le don d’attirer les curieux. Patiemment, il leur explique qu’ils doivent se présenter chez n’importe quel optométriste avec leur carte de prestataire de l’aide sociale pour passer gratuitement un examen de la vue et recevoir leur prescription. Puis il leur montre où se procurer le formulaire de remboursement pour leurs lunettes et leur laisse sa carte de visite. «Dès que vous aurez en main votre prescription, leur dit-il, je préparerai verres et montures.»
Loin d’être un simple pourvoyeur de services, Philippe Rochette change des vies. Il se souvient d’un client, bénéficiaire de l’aide sociale, qui, après être retourné sur les bancs de l’école, avait fini par décrocher son diplôme. Mais il était incapable de se trouver un emploi à cause de ses vieilles lunettes complètement dépassées. Philippe Rochette lui en a vendu une nouvelle paire pour presque rien.
«Il était tellement reconnaissant, se rappelle l’opticien, qu’il m’a longuement serré la main. Une poignée de main que je n’oublierai jamais.»
Pour Philippe Rochette, voir, c’est savoir… et pouvoir. Et la confiance qu’il redonne à ses clients va bien au-delà de la simple question d’argent.
Même si Josée Lamarche n’éprouve plus de difficultés financières, elle continue de rendre visite à l’opticien. «J’admire cet homme toujours prêt à aider, dit-elle. Et une chose est sûre: je ne mettrai plus les pieds dans une lunetterie!»
(Crédits photo: Denis Beaumont)