Depuis près de 40 ans, Serge Chapleau, caricaturiste à La Presse et alter ego de Gérard D. Laflaque, est mon «plus meilleur ami». Avec le temps, on a fini par pratiquement tout connaître l’un de l’autre, la lumière et les ombres, les deuils faits, les erreurs répétées, les rêves toujours en plan…
Faut dire au départ que connaître ce grand homme est chose extrêmement facile et, pour peu qu’on s’approche de lui, pratiquement inévitable. Où qu’il soit, quels que soient ceux qui l’entourent, Chapleau prend presque toujours beaucoup de place. Il adore être connu et reconnu; il a beau dire et répéter qu’il est timide, jamais rien ne l’empêche de dire haut et fort ce qu’il pense. A tout un chacun, ami ou pas, il assène brutalement et gratuitement ses quatre vérités, même si on ne lui a rien fait et rien demandé. Il est comme ça, entier, transparent, dur et franc.
Avec ceux qu’il aime et qui l’aiment, il peut cependant être le plus indulgent des hommes. Je mettrais le feu à sa maison, il viendrait me voir en prison.
«Qu’est-ce qui t’a pris, bonhomme?» dirait-il.
Il m’aurait apporté des oranges, du gin et du vin, de la musique (rock et blues), de la lecture (romans policiers et historiques). Il me parlerait de la lenteur exaspérante des travaux de restauration de sa maison. On aborderait l’inépuisable sujet des femmes (bien peu trouvent grâce à ses yeux). Il ferait des plans pour mon évasion. On rirait, c’est certain. On a toujours beaucoup ri ensemble. Du monde. Du Diable et du bon Dieu. De plus en plus, de nous deux.
On s’est connus au journal de l’Université de Montréal. Lui, graphiste; moi, reporter. Il avait les cheveux jusqu’au milieu du dos, une barbe qui lui mangeait la moitié de la figure, il mesurait six pieds et trois pouces (il prétend avoir refoulé d’un pouce) et pesait à peine 135 livres: un clou. Pas très épanoui à l’époque, plutôt sombre et renfrogné, il haïssait déjà pas mal de monde. Toute figure de pouvoir et d’autorité lui était insupportable, et il éprouvait peu de sympathie pour les gars qui paraissaient bien, qui avaient de trop belles et trop nombreuses blondes, de gros chars neufs, des jobs payantes et de beaux atours.
Le salon de l’appartement où il créchait à Outremont était occupé par une batterie sur laquelle il tapochait avec rage le soir, quand les voisins – méprisables gens normaux -, certainement très durs d’oreille, se mettaient au lit. Ce n’est que lorsque le plâtre de son plafond a commencé à décoller que le voisin du dessous est venu lui demander bien gentiment de jouer moins fort et moins tard.
Chapleau s’est par la suite mis à la guitare, puis à l’harmonica, qu’il maîtrise remarquablement bien. Il a joué déjà avec Plume, et il lui arrive encore, par de folles nuits, de se mêler aux musiciens des boîtes de jazz et de blues de Montréal. Très honorablement.
Né dans la Petite-Patrie, dernier – après six ans – d’une famille de sept garçons brillants, turbulents, tous habiles de leurs mains, intarissables, Chapleau s’est toujours défini, dans son folklore personnel, comme un enfant non désiré. J’ai connu sa mère, Gilberte, fort aimable dame, mère mal-aimée par ses garçons, y compris par son petit dernier qui, pourtant – c’est lui qui le dit – a hérité de son sens de l’humour, de son goût pour le sarcasme et l’ironie. Il prétend aussi qu’il a eu une enfance et une adolescence dures et difficiles, sans chaleur.
Pourtant, il suffit de regarder Et Dieu créa… Laflaque pour voir que la famille reste le sujet de prédilection et d’inspiration de Serge Chapleau. De son père et de ses frères, il a appris la mécanique, la menuiserie, le dessin, la musique, le maniement de tous les outils imaginables, du marteau à l’ordinateur. Il a acquis, grâce à ses frères, une culture très fifties, plus proche des big bands et du jazz que de la chansonnette et du rock progressif. Aux Beatles, il préférera toujours Muddy Waters. Il adore le roman et le cinéma policiers. Que je sache, il n’a jamais pratiqué aucun sport, mais il a une tenace passion pour la boxe.
Il aime frapper, lui aussi, et que ça fasse mal quand il frappe. Le pays du boxeur, on le sait, c’est la haine. Et le caricaturiste Chapleau carbure à la haine. S’il était gentil et doux, s’il aimait tout le monde ou presque, il ne pourrait pratiquer aussi bien ce métier. Quand il aborde un sujet, il cherche la bête noire, la faille, l’erreur, qu’il révèle implacablement.
Je crois qu’il est toujours un peu insulté, ou incrédule, quand il apprend qu’un homme politique ou un artiste s’est réjoui de la caricature qu’il a faite de lui. Il considère alors que le coup n’a pas porté. Chapleau dessine avec l’intention de blesser. Et toujours sans concession à la vérité. Il se scandalise, avec raison, quand il voit des histoires vraies arrangées, dénaturées par le cinéma ou la télé…
Tout récemment, à une amie qui lui demandait de l’aider à choisir une photo promotionnelle, il a conseillé celle où elle faisait visiblement son âge et où l’irréparable outrage des ans était apparent.
C’est sa façon d’aimer le monde, en ne lui cachant rien, en ne cachant rien de lui. Il ne fait pas de cadeau, pas de compliment. Il dit la vérité. Grâce à lui, je sais un peu mieux qui je suis, de quoi j’ai l’air, de quoi nous, qui vivons en ce pays, avons l’air.
«On est rendus vieux, bonhomme.»
Voilà ce qu’il me dit presque chaque fois qu’on se rencontre.
Vieillir a été et reste pour lui une véritable torture, une injustice. Et pourtant, je dirais qu’il est maintenant beaucoup mieux dans sa peau qu’il ne l’a jamais été. Il a du succès, de la gloire, du cash; il est au sommet de son art, honoré, décoré.
Je me souviens de la première fois où j’ai eu connaissance de son grand talent de dessinateur. Avec deux amis et nos blondes, nous avions fait le projet d’exécuter (ça se faisait beaucoup à l’époque) un salutaire retour à la terre. Nous avions écumé Lanaudière à la recherche d’un paradis où nous serions à jamais indépendants et autosuffisants (œufs de nos poules, lait de nos vaches, laine de nos moutons, etc.).
Le soir, on s’est retrouvés chez Chapleau, dans sa piaule du Plateau – où une grosse moto tenait compagnie à la batterie -, et il nous a dessiné de mémoire, et avec une netteté stupéfiante, les maisons qui nous intéressaient le plus.
Nous avons finalement acheté pour des pinottes (devise étonnamment forte à l’époque) une très grande ferme avec bâtiments, animaux et roulant, rivière, forêt, prairie. Quelle fête ce fut! Et quel fiasco! En moins de deux ans, tout était à l’abandon, en friche et en ruine. Mais à l’autre bout de la terre, Chapleau, grand admirateur de Buckminster Fuller, était en train de se bâtir un dôme géodésique, qu’il a habité quelque temps. Depuis, il a toujours eu, il me sem ble, un chantier en cours.
Il y a quelques années, il a racheté la maison où il est né et l’a complètement restaurée. Il est en train de faire de même avec le chalet que son père avait construit dans les années 1950 au lac Labelle. Chapleau dit toujours qu’il déteste la nostalgie, mais il est très attaché au passé, à son enfance, à ses habitudes.
Quatre ou cinq soirs par semaine, il soupe avec la femme de sa vie, Francine, la mère de son fils Maxime, 20 ans, crack d’ordinateurs et de nouvelles technologies. Depuis 12 ans, tous les mercredis soir, beau temps, mauvais temps, il retrouve ses amis dans un petit resto de la rue Saint-Laurent. Ils sont une bonne douzaine (pas de femmes, évidemment), certains très réguliers, d’autres sporadiques, tous liés au monde des médias ou à l’univers de Gérard D. qui est lui aussi, faut-il le rappeler, un homme de médias. Ils prennent un coup, s’obstinent, rient beaucoup. S’il y a du jazz ou du blues quelque part en ville, ils veilleront parfois très tard. Je crois, pour avoir fréquenté cette table, que sans Chapleau, le groupe serait vite dissous. Il en est le lien, le ciment, l’âme.
Nous avons fait quelques voyages, lui et moi. En bateau ou en auto depuis la Floride. Souvent dans les pires conditions possible, roulant, par exemple (lui, toujours au volant), à travers le Venezuela, la Colombie, le Panamá, dans des petites voitures de location sans climatisation, descendant dans les hôtels les plus minables que nous pouvions trouver, dans les quartiers les plus reculés des grandes villes ou dans les bleds les plus perdus. Pour rire, pour voir ce côté du monde que nous ne pouvons fréquenter lorsque nous voyageons en compagnie de nos charmantes épouses qui exigent (et méritent, bien sûr) les meilleures conditions, les beaux palaces douillets et confortables.
Là-dedans aussi, Chapleau est à l’aise. Car il a un côté vachement élitiste et snob. Il dit mépriser le glamour, le clinquant, la mode, mais il adore exhiber son beau char et sa belle montre haut de gamme.
Il a détesté toute élégance de marque jusqu’à ce qu’il ait les moyens de s’acheter du beau linge cher et griffé. Il a haï la motoneige et ceux qui en font jusqu’au jour où il en a possédé une. Il a ragé contre ceux et celles qui, dans des lieux publics, parlaient au cellulaire; aujourd’hui, quand on se retrouve au restaurant, il a son BlackBerry sur la table.
Mon ami Chapleau est un grand artiste; il est aussi un patron et un homme d’affaires… Et il a aujourd’hui un gros char neuf, des jobs payantes et de beaux atours, une femme très belle.
Depuis que Gérard D. est entré dans sa vie, on se voit moins souvent, lui et moi, et on ne voyage plus du tout ensemble. Il travaille vraiment très fort, il est toujours occupé; et moi, je suis souvent parti.
Il me dit parfois qu’il envie la liberté que me permet mon métier. Il se plaint d’être cloué au sol, confiné à son bureau de La Presse ou aux studios de Gérard D. Laflaque. Mais je pense que c’est parce qu’il le veut bien, qu’il aime profondément ce qu’il fait et qu’il veut tout voir et voir à tout, suivre au plus près l’actualité dont il se nourrit et dont il nous révèle si magnifiquement la face cachée.
Je crois aussi qu’il s’est forgé un certain talent pour le bonheur, ce qui le rend plus fin et plus brillant que jamais, plus indulgent aussi… avec ceux qu’il aime et qui l’aiment.