Laissez-nous vivre!
La riposte de Lenore Skenazy, accusée d’être la « plus mauvaise mère d’Amérique du Nord »
Plus un geste! Etes-vous sur le point de vous régaler d’une trempette à l’oignon? Vous pourriez attraper une méningite! Vous comptez faire visiter votre bureau à des enfants? Par pitié, cachez l’agrafeuse! Vous sortez vous dégourdir les jambes? N’oubliez pas votre bouteille d’eau, si vous ne voulez pas finir dans le coma!
Sans parler de ce qui pourrait arriver si vous décidiez d’emmener les enfants au centre commercial et que vous empruntiez avec eux l’escalier mécanique! Sachez qu’il vous faudra au préalable attacher leurs lacets, puis insister pour qu’ils posent leur main sur la main courante, tout en se tenant bien au centre de la marche. «Surtout, repérez le bouton d’arrêt d’urgence, de façon à pouvoir immobiliser l’escalier mécanique, au cas où quelqu’un se retrouverait coincé», stipule un rapport de l’Académie américaine de pédiatrie dont le titre fait froid dans le dos: Les dangers cachés et la sécurité de votre enfant.
Est-ce vraiment le genre d’information que l’on doit avoir en tête lorsqu’on sort faire ses achats? Selon moi, non. J’estime qu’à force de nous mettre en garde contre les éventualités les plus farfelues et improbables qui soient, la peur a fini par nous rendre idiots. La psychose de la «mise en garde » inonde les médias. Comme le disait l’humoriste Ellen DeGeneres, en empruntant la voix solennelle du présentateur de nouvelles: «C’est la chose la plus mortelle qui soit, et elle sera peut-être dans vos assiettes. Nous vous révélons toute la vérité, ce soir, à 23 heures.»
Toutes les mises en garde mentionnées précédemment sont authentiques – celle concernant l’agrafeuse figurait dans une note de service reçue par un ami. Mais elles ne représentent que la partie visible de l’iceberg (encore un truc dont il faut se méfier). Durant près d’un mois, j’ai regardé la télé, navigué sur internet et lu un tas de livres et de magazines afin de découvrir à quels dangers le Nord-Américain moyen est quotidiennement exposé. Résultat? J’écris cet article depuis le coffre-fort géant où je me suis réfugiée. On me fait passer ma nourriture – pas de trempette à l’oignon, merci! – par une trappe. Je n’ai pas de cellulaire parce que cela pourrait me donner une tumeur au cerveau. Je n’ai pas non plus de bouteille d’eau parce que le plastique pourrait perturber mes récepteurs endocriniens et me transformer en femme – et comme je suis déjà une femme, je redoute le pire!
Je n’ai pas de matelas, parce qu’il pourrait dégager des émanations toxiques. Je ne mange pas de viande; il paraît que ça donne de l’asthme. Je ne peux pas avoir d’animal de compagnie: je pourrais trébucher dessus. Je ne me lave pas les cheveux, parce que le shampooing est peut-être cancérigène. Je ne peux pas non plus quitter mon abri et me rendre à l’épicerie parce qu’une fois là-bas je pourrais être tentée d’installer mon enfant dans un chariot; or l’Académie américaine de pédiatrie est catégorique: «Nous recommandons vivement aux parents de ne pas transporter leurs enfants dans les chariots d’épicerie en attendant que des mesures visant à améliorer le degré de sécurité desdits chariots soient adoptées.»
De toute façon, à quoi bon quitter ma chambre forte? Si je sors au soleil, je pourrais attraper un cancer. Et ne me parlez pas de crème solaire: elle est peut-être cancérigène elle aussi.
J’exagère, bien sûr: je ne suis pas enfermée à double tour dans une chambre forte. C’est juste une idée qui m’a été suggérée par l’industrie des mises en garde elle-même. Voici comment ça fonctionne: les médias dénichent une nouvelle étude ou, le cas échéant, débusquent un exemple tragique de quelque chose de vraiment bizarre, capable de prouver que quelqu’un, quelque part, s’est, d’une façon ou d’une autre, trouvé un minimum en danger.
Ce que vous apprenez ensuite, c’est: «Pourquoi vous ne devriez jamais faire ceci ou cela.» Ou encore: «Votre truc-machin est-il dangereux?» Invariablement, la réponse à ces questions est: «Oui! »
Etudions donc quelques-unes de ces mises en garde !
Trempette dangereuse !
Le Dr Oz, star de la «télé santé» américaine, a récemment demandé à une femme de servir de la trempette à l’église et a ensuite envoyé les restes dans un laboratoire pour analyse. Mission : déterminer la nature des composants n’ayant rien à faire dans une trempette à l’oignon.
Et devinez ce que le labo a découvert ? Un streptocoque B, bactérie souvent présente dans nos intestins et arrivée là « grâce » aux convives qui ont la détestable habitude de retremper leur croustille dans le bol de trempette après l’avoir croquée. Habitude d’autant plus détestable, s’insurge le Dr Oz, que cette bactérie peut causer toutes sortes de choses horribles comme… la méningite !
Il néglige bien sûr de préciser que le streptocoque B n’est habituellement dangereux que pour les nouveau-nés (ces grands amateurs de trempette) et que la méningite d’origine bactérienne est vraiment rare. Au lieu de cela, il laisse les téléspectateurs sous le choc, prêts à passer à tabac le prochain type qu’ils surprendront en train de replonger sa croustille dans le bol de guacamole.
Mais le bon Dr Oz ne s’est pas arrêté là dans la liste des dangers qui nous guettent, dénonçant dans la foulée le comptoir de maquillage et les produits de beauté (à absolument vaporiser de désinfectant), les lits de bronzage, les chaussures, les bars à ongles et, fléau d’entre les fléaux, les bonbons à la menthe offerts à la caisse des restaurants. Je ne plaisante pas; il a fait tout un numéro sur ces derniers, et son auditoire dégoûté a promis d’y renoncer pour toujours.
Comme si les victimes des bonbons à la menthe se comptaient par millions.
Dans l’univers du Dr Oz, il convient quasiment de ne jamais toucher ce qui a préalablement été touché par quelqu’un d’autre. Selon lui, ça tombe sous le sens. À mon avis, ça relève du trouble obsessionnel compulsif. Et sachant que nous sommes l’un comme l’autre vivants et en bonne santé, libre à vous de choisir votre camp – mais avec moi, on peut continuer à manger les bonbons à la menthe gratuits.
Attention au coup de chaleur !
«La chaleur peut nuire à la santé des personnes âgées», peut-on lire sur un site web. Voyons quels sont les symptômes du coup de chaleur… En tête de liste: la soif! Viennent ensuite des indices vraiment subtils, parmi lesquels «étourdissement», «malaise», «fièvre» et, au cas où vous n’auriez toujours pas compris le message, «coma ».
Dieu du ciel, existe-t-il un moyen de se prémunir de ce danger sournois ? Heureusement, oui, nous apprend ce site: «boire beaucoup», «éviter de pratiquer un sport en pleine chaleur», et, aussi, « masquer les fenêtres directement exposées aux rayons du soleil». Qui l’eût cru ?
Je n’ai aucune envie de voir des personnes âgées souffrir de la canicule, mais aucune envie non plus qu’on s’adresse à elles comme si elles avaient des jetons de bingo à la place du cerveau. Quiconque ayant une soixantaine d’années au compteur aura probablement compris qu’il faut boire quand on a soif et faire une pause quand on se sent défaillir. Notons que la même consigne s’applique aussi en cas de coma.
Mortelle guitare !
« Personne ne souhaite élever son enfant dans une bulle… mais rappelez-vous que plus vous prenez de risques, plus votre enfant risque d’être blessé ou tué dans un accident», affirme sur un ton semi-agressif un autre site dans sa rubrique consacrée aux accidents domestiques. Le site nous met en garde contre les « dangers cachés» des jeux gonflables et les chars de défilés («qui peuvent écraser les enfants sur leur chemin»), sans oublier ma nouvelle peur préférée: «Les instruments de musique, comme la guitare, peuvent être dangereux pour un enfant en bas âge qui s’amuserait avec les cordes. Si l’une d’elles, soumise à une forte tension, venait à se rompre, elle pourrait lui blesser l’œil ou lui balafrer le visage. »
Voici bien ce qui, à mes yeux, constitue la règle d’or de la mise en garde: amener les gens à se méfier d’un objet ayant toujours fait partie de leur quotidien et n’ayant jamais été associé à aucun danger – si l’on excepte les tympans des parents et des professeurs de musique. Aussitôt, l’objet devient une authentique menace pour la santé de l’enfant.
Attribuer non pas une seule, mais deux blessures potentielles à une guitare, vraiment, cela relève du génie.
Gare au climat !
Avez-vous remarqué que lorsqu’une intempérie s’annonce, on ne lui donne plus le simple nom d’orage ou de tempête; on l’appelle la «tempête de l’hiver 2007» ou la « vague de chaleur 2010»?
Scientifique et expert en communication de crise, Jack Glass a étudié la montée de l’« horreur climatique» au cours des dernières années. « Désormais, chaque phénomène porte un millésime», explique-t-il. Le message pas-si-caché-que-ça ? Le voilà ! Il arrive, le gros méchant phénomène! Celui dont on se souviendra toujours! «Alors, tout le monde sort faire provision de lait, de pain et d’œufs. Puis le phénomène passe, et rien ne se passe», ironise l’expert.
Au moins, le frigo est plein !
Méfiez-vous des mises en garde qui ont l’air d’avoir été écrites par des avocats accros au crack
L’opérateur de téléphonie cellulaire T-Mobile a travaillé dur pour mettre au point son mode d’emploi destiné à encourager ses clients à utiliser leur téléphone «de façon sécuritaire et raisonnable». Un exemple? «Lorsque vous êtes au volant, si votre appareil sonne et que vous vous apercevez qu’il est sur le siège arrière, ne plongez pas par-dessus le siège pour répondre.»
Voilà qui illustre assez bien le problème dans son ensemble. Nous sommes tellement noyés sous le flot des mises en garde que les dangers réels (l’ivresse au volant) et les plus délirants (l’escalade de siège au volant) se retrouvent dans le même panier. Qu’est-ce qui va vraiment nous tuer? Un char de défilés kamikaze? La tempête hivernale 2012? Une surdose de Doritos?
La vérité, c’est que plus l’avertissement est bizarre, moins il a de chance d’être vrai, explique David Freedman, auteur d’un livre sur le sujet.
Nous, spectateurs, sommes friands d’études chocs parce que, pour d’obscures raisons, nous adorions avoir peur. Quand nous étions enfants, nous aimions les histoires de fantômes. Devenus adultes, il nous reste les histoires de santé. On se laisse prendre au jeu, parce que le schéma est le même : une chose que l’on croyait inoffensive s’avère capable de nous tuer. Mais, à force de menaces, ne devrions-nous pas déjà être morts? Si le monde déborde à ce point d’horribles maladies, comment se fait-il que notre espérance de vie soit meilleure que jamais?
Il semble en fait que l’époque soit très sûre. Pas parfaitement sûre – rien ne l’est -, mais à quoi bon avoir réussi à éradiquer la variole… si c’est pour avoir peur de la trempette!
Faites en sorte de vivre sainement – sans vous occuper de la menace du jour sur la santé – et tout ira pour le mieux. A condition, bien sûr, de vous méfier de la trempette à l’oignon, des chariots d’épicerie, des Polly Pocket de votre fille, du bouton du haut de votre chemise…