Été 2003. Cathy Kirkland (pseudonyme) remarque une grosse tache rouge qui s’étale sur sa cheville gauche. L’inflammation en anneau a un vilain aspect. Cathy, qui a 16 ans à l’époque, est une adolescente sportive, aimant la nature. «Ma vie tournait autour du plein air», se souvient la jeune femme. Elle venait de décrocher un emploi d’été comme garde forestière à Crowsnest Pass, au sud de l’Alberta, près de la frontière américaine. C’est seulement à son retour chez elle, près de Legal, dans la même province, que l’érythème a fait son apparition. «Je me suis dit que c’était simplement une morsure d’insecte en train de mal tourner.»
Mais les mois suivants, la jambe et le pied de Cathy enflent tellement qu’elle peut à peine enfiler une chaussure. Au toucher, la peau est rouge et chaude. A l’hôpital, les médecins lui conseillent d’acheter une crème en vente libre. Mais l’onguent n’a aucun effet. Malgré tout, l’inflammation finit par disparaître, et Cathy peut reprendre le cours de sa vie.
Quelques mois plus tard, l’adolescente se sent faible. «Mon esprit voulait que je reste active, mais le corps refusait de suivre.» Son médecin de famille l’envoie consulter toute une armada de spécialistes. On finit par déceler la présence de caillots sanguins et on lui prescrit un traitement. Mais Cathy est de plus en plus fatiguée et doit faire une croix sur l’activité physique.
Plusieurs médecins rapprochent ses symptômes de ceux de la sclérose en plaques et lui administrent un traitement en ce sens. «Se faire dire à 17 ans qu’on a peut-être la sclérose en plaques, c’est comme entendre son arrêt de mort. Je passais ma vie dans les hôpitaux et à ingurgiter des médicaments: autant dire que ma vie était réduite à néant.»
Les stéroïdes prescrits contre la sclérose en plaques demeurant sans effet, la famille de Cathy mène ses propres recherches en ligne et commence à se demander s’il ne s’agirait pas de la maladie de Lyme.
«Nous avons dit à une neurologue que les symptômes se ressemblaient et elle nous a ri au nez, se rappelle Cathy. Cette spécialiste était formelle: la maladie de Lyme n’existe pas au Canada.»
Baptisée du nom de la ville du Connecticut où elle a été diagnostiquée pour la première fois, la maladie de Lyme est causée par la morsure d’une tique infectée par la bactérie Borrelia burgdorferi. Aux Etats-Unis, c’est la plus commune des pathologies vectorielles – les maladies transmises par des organismes comme le moustique ou la tique, avec 28 921 cas confirmés en 2008.
Pourtant, au Canada, on continue à prétendre que, chez nous, le nombre de cas tourne autour de 20 à 60 par an. Un chiffre en contradiction avec les myriades de groupes de soutien aux victimes de la maladie de Lyme surgis ces dernières années aux quatre coins du pays. Comment se fier à des statistiques qui partent du principe que les tiques s’arrêtent à nos frontières?
«Dans 10 ou 15 ans, quand les tests et les connaissances médicales auront progressé, le secteur de la santé sera pris d’une indignation rétrospective», assure Gwen Barlee, une ex-patiente qui représente les victimes de la maladie de Lyme en Colombie-Britannique. À son avis, cette maladie va se répandre plus vite que les médecins ne veulent le reconnaître. «Ils auront alors un problème médical bien concret sur les bras.»
De sa prévalence aux conclusions des études en passant par le diagnostic et le traitement, presque tout ce qui concerne la maladie de Lyme fait l’objet d’un débat virulent au Canada. La cause de la maladie mise à part, seuls quelques faits fondamentaux ont l’aval de la plupart des médecins, des chercheurs, des groupes de pression et des patients: les premiers symptômes incluent fatigue, fièvre, frissons, migraine, douleurs musculaires et articulaires, inflammation des ganglions lymphatiques et «érythème migrant», une lésion en anneau qui se développe parfois au siège de la morsure.
Si le diagnostic est précoce, la maladie de Lyme peut généralement être combattue par un simple traitement aux antibiotiques de deux à quatre semaines. Mais non détectée à temps, elle peut se traduire par une multitude de symptômes: douleurs arthritiques, palpitations cardiaques, démangeaisons, fatigue extrême et troubles du système nerveux central et périphérique. Aux stades les plus avancés, les patients non soignés peuvent devenir gravement handicapés. Et comme les symptômes ressemblent à ceux d’autres maladies – sclérose en plaques, Parkinson, arthrite et maladie de Crohn -, les patients sont souvent mal diagnostiqués et font l’objet de traitements, voire d’interventions chirurgicales inutiles.
Le hic, c’est que le diagnostic précoce de la maladie de Lyme est presque impossible à établir, reconnaît Jim Wilson, président de la Fondation canadienne de la maladie de Lyme (CanLyme). «Le premier problème, c’est le test ELISA, précise-t-il, faisant référence à l’analyse de sérum sanguin recommandée par le Réseau des laboratoires de santé publique du Canada pour dépister la maladie de Lyme. Sa fiabilité est douteuse: les chercheurs se plaignent qu’il donne souvent un résultat faussement positif.»
En revanche, des malades chroniques ont rapporté un résultat négatif. «Tout le monde sait qu’ELISA, c’est une vaste farce», tranche Jim Wilson.
L’autre problème, c’est la prévalence de l’éruption cutanée, erythema migrans. L’Agence de santé publique du Canada mentionne que de 70 à 80% des personnes infectées présentent ce symptôme. Pour Jim Wilson, les chiffres d’une étude publiée dans l’American Journal of Medicine – de 35 à 59%- sont sans doute plus près de la vérité.
Jim Wilson a fondé CanLyme après avoir dû affronter la maladie dans les années 1990 et s’être lui-même heurté à des erreurs de diagnostic. Il souligne que la maladie de Lyme devrait être diagnostiquée à partir des «symptômes généraux», c’est-à-dire en recherchant une combinaison particulière de problèmes neurologiques et cardiologiques, accompagnés de fatigue.
Il aimerait aussi que les médecins abandonnent l’idée que la maladie peut seulement être contractée dans certaines parties du pays, s’appuyant sur un article paru en 2009 et intitulé «L’émergence de la maladie de Lyme au Canada». Des spécialistes y prédisent que les changements climatiques vont accélérer la propagation des tiques infectées. L’étude précise en outre qu’il existe des populations de tiques en Nouvelle-Ecosse, au Nouveau-Brunswick, au Manitoba et au Québec – et non pas seulement en Ontario, comme on le pensait auparavant. Mais le plus étonnant, peut-être, c’est qu’on ait découvert que les tiques peuvent être transportées et répandues par les oiseaux migrateurs. «On peut donc attraper la maladie n’importe où au Canada», en déduit Jim Wilson.
Mais, selon Nicholas Ogden, chercheur à l’Agence de santé publique du Canada et principal auteur de l’article de 2009, l’accroissement des populations de tiques ces dernières années ne se traduit pas forcément par une forte augmentation des cas de maladie de Lyme.
«L’implantation sous nos latitudes est plus facile pour la tique que pour la bactérie Borrelia burgdorferi, explique-t-il. Cela peut prendre des années avant que la prévalence de la maladie augmente.»
Selon lui, le pourcentage de la population de tiques porteuses de la maladie de Lyme demeure beaucoup plus élevé aux Etats-Unis. «Il est certain que nous n’atteignons pas ici le niveau de risque existant au Rhode Island, par exemple.»
Comme la plupart des chercheurs canadiens qui étudient la maladie de Lyme, Nicholas Ogden commente avec réticence, voire un certain agacement, les travaux d’organismes comme CanLyme. «Ils fournissent des données de base sur la protection, mais il y a une part de désinformation dans ce qu’ils diffusent.»
Souvent, des personnes se tournent vers CanLyme parce qu’elles sont persuadées d’avoir la maladie de Lyme sans parvenir à obtenir un diagnostic positif. Le conseil de Jim Wilson? Allez consulter au sud de la frontière. «Les tests pratiqués par certains laboratoires américains adoptent une méthodologie bien supérieure», dit-il.
Il fait référence à des laboratoires privés – le plus en vogue est IGeneX -, spécialisés dans le diagnostic des maladies propagées par les tiques. Pour la maladie de Lyme, IGeneX offre une batterie de quatre tests distincts, dont un test d’ADN absent du protocole canadien. De nombreux patients canadiens envoient des prélèvements sanguins à ces laboratoires, à leurs propres frais. Et ils obtiennent souvent des résultats positifs, alors que les tests précédents s’étaient révélés négatifs.
Nicholas Ogden est persuadé que la controverse sur la maladie de Lyme tourne en grande partie autour des tests effectués par ces laboratoires américains. En incitant les patients à envoyer des prélèvements sanguins aux Etats-Unis afin d’obtenir un diagnostic positif, observe-t-il, on jette le discrédit sur les tests canadiens.
«Parmi ces personnes, certaines ont sans doute la maladie de Lyme, ajoute-t-il. Mais d’autres ne l’ont probablement pas, et on les expédie sur une mauvaise voie.»
Microbiologiste clinique au Centre de prévention des maladies infectieuses de la Colombie-Britannique, Muhammad Morshed a participé à l’élaboration de directives concernant le diagnostic de la maladie de Lyme au Canada. «Nos tests sont fiables et d’une qualité éprouvée», affirme-t-il. Comme Nicholas Ogden, il met en garde les patients contre le recours à des laboratoires privés et souligne que la méthode canadienne à deux niveaux – un test ELISA suivi d’un second test, le Western Blot, est aussi le protocole recommandé par les centres américains de prévention et de contrôle des maladies.
Une étude de 1997 sur l’efficacité de cette procédure à deux niveaux indique qu’elle permet d’identifier de 75 à 93% des patients réellement infectés. Mais, avec cette méthode, 55% d’individus sains vont également recevoir un résultat positif.
Muhammad Morshed reconnaît que cette procédure n’est pas infaillible: «Beaucoup de scientifiques travaillent en ce moment à mettre au point un meilleur test.»
Il ajoute que les recherches actuelles permettent d’espérer que le futur test de remplacement sera en mesure d’identifier de manière plus efficace les protéines à la surface de la cellule et de donner des résultats plus précis.
«Mais il faut du temps pour élaborer un test. Et, comme tous les aspects de cette maladie, le diagnostic est complexe.»
Les victimes de la maladie de Lyme peuvent-elles vraiment se permettre d’attendre? «La réalité, dit Jim Wilson, c’est que pendant qu’on planche sur un meilleur test, les patients accumulent des tonnes de dommages collatéraux.»
Cathy Kirkland a été malade pendant deux ans et demi avant qu’on lui diagnostique la maladie de Lyme. Malgré ses demandes réitérées, aucun médecin n’a jugé que son état justifiait des tests de dépistage.
En quête d’un diagnostic clinique, sa famille a pris contact avec le Dr Ernie Murakami, le médecin LLMD (pour Lyme Litterate Medical Doctor: médecin qui croit à la prévalence de la maladie de Lyme) le plus connu et aussi le plus controversé au Canada. Il a diagnostiqué à leur fille une maladie de Lyme chronique – terme utilisé par les LLMD pour désigner une infection persistante à la Borrelia burgdorferi -, même si le test effectué par IGeneX, pour lequel la famille avait déboursé 800$, avait donné un résultat mitigé.
«Je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’une de ces compagnies américaines qui cherchent à faire de l’argent sur le dos des patients, explique Cathy Kirkland.» Néanmoins, elle voulait essayer tout ce qui pourrait la soulager: en juillet 2007, elle a démarré le traitement à long terme par antibiotiques recommandé par le Dr Murakami.
Trouver un médecin aussi compréhensif que ce praticien n’est cependant pas à la portée de tous les patients canadiens. Ces quatre dernières années, Shannon Goertzen, 38 ans, de Richmond, en Colombie-Britannique, s’est battue pour se faire prescrire ce traitement aux antibiotiques à long terme par des médecins canadiens. Elle dit souffrir de la maladie de Lyme chronique, tout comme ses deux fils Taylor, 18 ans, et Parker, 11 ans.
Tous trois ont été diagnostiqués par le Dr Steven Harris, un médecin LLMD de Californie, qui a soigné plus de 3000 patients souffrant de cette maladie. Malgré le diagnostic du Dr Harris, les médecins de l’hôpital de la Colombie-Britannique où Shannon et ses enfants ont été soignés étaient réticents à traiter Parker, son plus jeune fils, aujourd’hui en fauteuil roulant. «Des médecins ont carrément dit à Parker devant moi: «La maladie de Lyme est grave. Vous avez une infection qui peut mettre votre vie en danger, mais je ne suis pas prêt à risquer mon permis d’exercer pour vous soigner.»
Shannon ajoute que, même si le pédiatre et le neurologue de son fils reconnaissent que le traitement aux antibiotiques par voie orale a amélioré l’état du garçon, ils refusent de continuer à les prescrire, en dépit de la recommandation du Dr Harris. Sur son insistance, le pédiatre de Parker a demandé à huit autres confrères s’ils voulaient rédiger la prescription, mais tous ont refusé. Après bien des recherches, Shannon a finalement trouvé un médecin canadien disposé à le faire, à condition qu’elle ne révèle pas son identité.
Les médecins qui traitent ouvertement la maladie de Lyme ont de bonnes raisons de craindre de perdre leur permis d’exercer. Le Dr Murakami a pris sa retraite en 2008, après avoir vu ses diagnostics et méthodes de traitement contestés par le Collège des chirurgiens de la Colombie-Britannique. Deux ans plus tard, le Dr Jozef Krop, un médecin LLMD ontarien, a lui aussi préféré prendre sa retraite plutôt que de subir «un harcèlement constant» de la part du Collège des médecins et chirurgiens de l’Ontario en raison de ses méthodes de traitement de la maladie de Lyme et d’autres infections controversées.
Les spécialistes qui enquêtent sur les médecins LLMD se disent inquiets d’un usage abusif des antibiotiques et soulignent l’absence complète d’études médicales prouvant que le traitement à long terme de la maladie de Lyme par antibiotiques fonctionne. En revanche, les risques liés à une surutilisation des antibiotiques sont solidement documentés: elle peut entraîner des infections sanguines potentiellement mortelles, produire des effets secondaires indésirables et créer des superbactéries, souches bactériennes résistantes aux antibiotiques susceptibles de menacer gravement la population en général.
Mais pour le petit nombre de médecins LLMD qui exercent en Amérique du Nord, les bienfaits constatés du traitement à long terme l’emportent sur les risques. D’origine américaine, Maureen McShane a son cabinet à Plattsburgh, dans l’Etat de New York, où son permis d’exercer a été émis, mais vit à Montréal. Infectée par la maladie de Lyme en 2002, elle a fait personnellement l’expérience de l’incapacité de certains médecins à reconnaître et à traiter la maladie, au Canada comme aux Etats-Unis. Bien qu’elle pratique de l’autre côté de la frontière, 80% de ses patients sont des Canadiens.
«Quand ils viennent me voir, ils sont sûrs à 100% d’avoir la maladie, et quand j’entends leurs histoires, je sais qu’ils ont raison», dit la Dre McShane, qui fonde avant tout ses diagnostics sur les symptômes cliniques de ses patients. Certains, ajoute-t-elle, ont vu des dizaines de médecins avant de venir la consulter.
L’une de ses patientes, Jennifer Sierzant, 44 ans, vient de LaSalle, dans la région de Montréal. «Est-ce que j’ai la maladie de Lyme? C’est ce qu’elle m’a diagnostiqué, dit Jennifer. Comme je ne voulais pas me sentir malade sans rien faire, j’y ai cru. Mais j’ai toujours souhaité que, pour la maladie de Lyme, il y ait quelque chose qui ressemble au test de grossesse: c’est oui ou c’est non.»
Jennifer a des doutes au sujet de la prévalence de la maladie: «À mon avis, beaucoup de gens ne l’ont pas, et on leur soutient le contraire. Ils disent qu’ils ont la maladie de Lyme parce qu’ils ne veulent pas accepter un autre diagnostic.»
Cathy Kirkland a aussi quelques doutes sur la maladie et ses méthodes de traitement. Au cours de l’été et de l’automne 2006, elle a pris plusieurs antibiotiques différents prescrits par le Dr Murakami, et son état s’est considérablement amélioré. «C’était incroyable… comme si j’avais perdu trois années de ma vie et qu’on venait de me les rendre!»
Grâce à ce changement inespéré, elle a pu commencer un baccalauréat en sciences de l’environnement à l’université de Lethbridge, en Alberta. Mais, depuis, elle a fait sa propre recherche sur le fonctionnement des médicaments qu’elle prend. Cela l’a amenée à s’interroger sur leur efficacité. «Je me suis rendu compte qu’à long terme les antibiotiques peuvent faire plus de mal que de bien», résume-t-elle. Avec l’aide d’un médecin naturopathe, elle s’est sevrée de ce traitement sans que la maladie revienne.
Partant de sa propre expérience, elle estime que le débat sur la maladie de Lyme au Canada est à double tranchant:
«D’un côté, nous avons besoin de remettre en question ce qu’on nous dit et d’assumer nos responsabilités en matière de santé. De l’autre, nous n’avons pas d’autre choix que de faire confiance aux médecins, qui ont étudié plus que quiconque le corps humain. Mais ce sont des humains… et l’erreur est humaine!»
Finalement, Cathy Kirkland n’est plus tout à fait sûre d’avoir eu la maladie de Lyme. «Mais c’est ce que le Dr Murakami a dit…»
Au-delà de toute polémique, une chose est certaine: il y a au Canada un besoin criant de recherches supplémentaires sur cette maladie. A l’heure actuelle, le gouvernement fédéral n’a affecté que 820 000$, répartis sur cinq ans, à l’étude… de la tique! Jusqu’à ce qu’on fasse la lumière sur ce mal insaisissable, des patients comme Cathy Kirkland seront condamnés à s’interroger sur la véritable nature de leur maladie, tandis que leurs symptômes continueront à évoluer dangereusement.