La pierre dans le sang
En 40 ans de carrière, Christina Cameron n’a pas volé son titre de «grande dame du patrimoine»
Dans une galerie d’art d’Ottawa, une dame discute de vive voix avec un architecte de renom. Motif de sa profonde irritation: on a autorisé des rénovations qui contreviennent au caractère patrimonial de l’édifice de la Monnaie. «Je vais le faire remettre dans l’état où il était, pierre par pierre!» lui dit-elle alors.
Témoin de la scène, Hugh Winsor, un journaliste du Globe and Mail, apprend que la dame en question se nomme Christina Cameron, qu’elle est haut fonctionnaire à Patrimoine Canada et qu’elle est chargée de faire appliquer les politiques de conservation. Frappé par son franc-parler, il lui demande si elle serait prête à lui répéter cette conversation pour un article. «Pourquoi pas?» rétorque-t-elle sans hésiter.
«Finalement, j’ai refilé le sujet à un collègue parce que je me sentais en conflit d’intérêts, raconte Hugh Winsor. Elle m’impressionnait et je la trouvais très séduisante; alors, j’ai préféré l’inviter à prendre un verre.» L’édifice de la Monnaie a finalement recouvré sa forme originale… et, quelques années plus tard, Hugh Winsor a épousé Christina Cameron!
C’était il y a plus de 20 ans. Et aujourd’hui, dans son domaine, Christina Cameron n’a pas d’égal au Canada. «C’est sans conteste la grande dame du patrimoine culturel canadien», assure son ancien patron Alan Latourelle, directeur général de l’Agence Parcs Canada.
Pendant des années, et malgré les frictions politiques existant entre les paliers de gouvernement, cette pionnière a travaillé sans désemparer pour mettre sur pied le premier Répertoire canadien des lieux patrimoniaux.
«Non seulement elle est intègre et extrêmement professionnelle, mais c’est une femme de vision qui a la capacité de rallier les gens, peu importe les enjeux», ajoute Alan Latourelle.
Preuve de son dévouement et de son acharnement, l’ex-directrice générale des Lieux historiques nationaux à Parcs Canada et ancienne secrétaire de la Commission des lieux et monuments historiques a été lauréate l’an dernier d’un Prix pour services insignes, la plus haute distinction d’excellence de la fonction publique fédérale.
Tandis qu’elle s’illustrait sur la scène nationale, Christina Cameron a acquis notoriété et respect sur le plan international en devenant, en 1990, chef de la délégation canadienne du Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Chaque année, ce comité décide d’inscrire ou non un site naturel ou culturel sur la prestigieuse liste du patrimoine mondial, laquelle ne compte pas moins de 878 inscriptions dans 185 pays membres. De ce nombre, Christina Cameron a contribué à classer plusieurs sites, dont le parc national de Miguasha, en Gaspésie, le canal Rideau, en Ontario, et le Vieux Lunenburg, en Nouvelle-Ecosse.
«L’une de mes plus grandes fiertés est cependant d’avoir participé à l’inscription du site d’Angkor, au Cambodge, explique-t-elle. Le processus a été rendu plus difficile car le souverain était en exil.»
Forte de son expérience à l’UNESCO, elle est nommée présidente du Comité du patrimoine mondial en 2007. «Pendant un an, elle est devenue la «top planète Terre» du patrimoine, résume Dinu Bumbaru, directeur des politiques à Héritage Montréal. Pas si mal pour une femme qui, lorsqu’elle était jeune, s’imaginait devenir mère de famille à temps plein! «Malgré tout, elle est demeurée humble, accessible et très terre à terre», ajoute celui qui la rencontre à l’occasion dans l’autobus, à Montréal.
Née à Toronto, Christina Cameron grandit dans la petite ville de Barrie, en Ontario. Son père, directeur d’hôpital, est passionné de livres d’histoire; sa mère, une fois ses trois filles élevées, devient directrice d’un petit musée. Très tôt, la jeune Christina sent une attirance pour tout ce qui touche à l’art… et au sport.
Partie rejoindre son premier mari à Québec, en 1969, elle succombe au charme de la ville et entame sa carrière à Parcs Canada, qui lui demande de dresser l’inventaire des bâtiments historiques de la Vieille Capitale.
Ce séjour de cinq ans à Québec attise son penchant pour le patrimoine bâti. Elle en a attrapé le virus lors d’un cours sur l’histoire de l’art grec à l’université, où elle a étudié dans des domaines aussi riches que variés: littérature, études muséales et histoire de l’art. Le tout couronné par une maîtrise décrochée au Rhode Island et un doctorat en histoire de l’architecture de l’Université Laval, à Québec. «Aujourd’hui, si un jeune me demande un conseil, je lui dis: «Suis tes passions!»
Si Christina Cameron réussit à peu près tout ce qu’elle entreprend, c’est aussi parce qu’elle est déterminée et qu’elle sait s’autodiscipliner. «Quand elle a su qu’elle présiderait le Comité du patrimoine mondial à Québec, elle a vu ça comme un grand défi physique et a engagé une entraîneuse privée, se rappelle son mari. Pendant plusieurs mois, elle a soulevé des haltères et s’est entraînée sans relâche…»
Aujourd’hui titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine bâti, que lui a offerte la faculté d’aménagement de l’Université de Montréal, cette énergique sexagénaire, grande et solide comme une caryatide, n’est jamais à court de projets. En plus de s’occuper bénévolement des finances d’une compagnie d’opéra – l’une de ses passions –, elle dirige la rédaction d’un ouvrage qui donne la parole aux pionniers du patrimoine et revient sur l’histoire de la Convention du patrimoine mondial, dont on fêtera le 40e anniversaire de l’adoption en 2012.
Parallèlement, elle se consacre au mentorat et donne des séminaires à l’université, où elle aborde sous différents aspects la question du patrimoine, «parce que c’est en formant la jeunesse qu’on arrive à changer les choses», souligne-t-elle. Car, même si toute sa carrière a pour objet le passé, Christina Cameron n’a jamais cessé de regarder avec persistance vers l’avenir. Comme le dit un adage amérindien qu’elle affectionne particulièrement: «On ne reçoit pas le monde en héritage de nos parents; on l’emprunte aux générations futures.»