Le souffle court, le visage crispé par la peur, la vieille femme pousse péniblement son déambulateur sur un trottoir enneigé du quartier Côte-des-Neiges à Montréal. Elle ne porte ni écharpe, ni gants, ni manteau. En ce samedi 15 février 2014, l’air est pourtant glacial. «Aidez-moi», supplie-t-elle une passante qui, stupéfaite de la voir si peu vêtue, la recouvre d’une partie de ses vêtements tout en alertant les secours.
Les policiers la trouvent tremblante. Elle n’a aucun papier d’identité et ne cesse de répéter dans un français au fort accent slave qu’elle n’aime pas son nouveau logement et qu’elle ne veut pas y retourner parce qu’il lui est interdit de recevoir des visiteurs et d’utiliser le téléphone. «Si je reste là, je vais me suicider! » assure Veronika Piela. Malgré ses supplications, les policiers la reconduisent à la résidence privée d’où elle s’est enfuie : trompant la vigilance des préposés, elle s’est esquivée par une sortie de secours.
Pour la vieille dame de 89 ans, c’est du déjà-vu. Lors de la Seconde Guerre mondiale, Veronika Kalimbet, de son nom de jeune fille, alors âgée de 18 ans et orpheline de guerre, a été internée dans un camp de travail avec des milliers de ses compatriotes ukrainiens. Elle a bien cru ne jamais en sortir, puis a rencontré le Polonais Joseph Piela. Ensemble, ils ont surmonté cette terrible épreuve, se sont mariés.
En 1948, ils ont émigré en Mauricie, puis à Montréal, où ils ont vécu de leurs modestes salaires, lui, de cuisinier, elle, de femme de chambre puis d’ouvrière. Ils n’ont jamais eu d’enfant. En économisant, ils ont pu acheter deux maisons. La mort de Joseph en 1987 a laissé Veronika totalement seule et désemparée. Elle n’avait plus que sa petite rente de retraite et, plus tard, les revenus de l’argent de leurs propriétés, vendues en 2007.
Et la voilà de nouveau aujourd’hui prisonnière d’un lieu sordide. Mais comme pendant la guerre, la providence s’en mêle. En rentrant au poste, les agents remettent leur rapport à Elizabeth Kraska, du Service de police de Montréal, chargée de dépister les cas d’abus et de maltraitance envers les personnes âgées (voir encadré p. 36). « J’ai tout de suite fait le lien avec un incident qui s’était produit deux semaines auparavant », dit la policière.
Le 28 janvier 2014, une travailleuse sociale, Alissa Kerner, téléphone en effet au poste de quartier 26 du service de police pour signaler qu’une certaine Veronika Piela souffre d’alzheimer et vit dans un appartement délabré avec 20 chats dont les excréments jonchent le sol. Elle demande l’aide de policiers pour procéder à son évacuation. On passe alors l’appel à Mme Kraska. Alissa Kerner lui explique qu’elle dispose d’un mandat d’Anita Obodzinski, nièce et mandataire de Mme Piela, pour procéder à l’évaluation psychosociale de cette dernière. Elle insiste pour que la dame soit envoyée dans un centre d’hébergement privé. Mais Alissa Kerner se trahit lorsqu’elle exige que les intervenants du réseau public de la santé restent à l’écart.
«C’était louche, commente Elizabeth Kraska. Je l’ai convoquée pour qu’elle me montre le mandat d’inaptitude et les rapports d’évaluation, mais elle n’avait aucun document à me présenter. » La policière contacte la section des fraudes du service de police qui lui conseille d’informer la Commission des droits de la personne et le curateur public du Québec. Cette histoire la touche, puisqu’elle vit un drame personnel: elle doit placer son père de 91 ans souffrant d’alzheimer dans un centre d’hébergement. « Il devait pour cela subir plusieurs évaluations médicales, et c’est moi qui faisais toutes les démarches. Je voyais donc très bien que Mme Kerner cherchait à cacher des choses. »
Elizabeth Kraska consulte le dossier conservé par ses collègues sur l’affaire Piela et découvre une autre intervention policière, le 2 février 2014, moins d’une semaine après le premier appel d’Alissa Kerner. Ce jour-là, la travailleuse sociale et Anita Obodzinski frappent à la porte de Mme Piela. Celle-ci refusant de les laisser entrer, les deux femmes reviennent quelques minutes plus tard avec l’époux de la « nièce », Arthur Trzciakowski, pour forcer l’entrée. Ils fouillent l’appartement, mais n’emportent rien. « Je pensais qu’ils allaient me tuer », confie Veronika Piela, les yeux pleins de larmes. Elle alerte les policiers. Le trio a été arrêté, puis relâché, sans accusation.
Elizabeth Kraska constate aussi que le 12 février, trois jours avant qu’on retrouve la vieille dame dans la rue, d’autres policiers sont venus prêter main-forte à un huissier qui, muni d’un mandat du tribunal, venait expulser Mme Piela. L’ordre avait été délivré par un juge de la Cour supérieure et s’appuyait sur un certificat et le rapport de la travailleuse sociale, Alissa Kerner, prouvant que l’octogénaire souffrait d’alzheimer. C’est Me Charles Gelber, avocat et époux de cette dernière, qui avait porté l’affaire devant le juge, qui n’a jamais interrogé Veronika Piela afin de s’assurer qu’elle était vraiment démente. Expulsée, elle a été transportée en ambulance en un lieu inconnu, à quelques rues de chez elle.
Elizabeth Kraska en a assez vu. Le 17 février, elle se rend avec des collègues à la résidence où Veronika Piela loge contre son gré. Ce que découvre la policière l’attriste profondément. Dans une sinistre petite pièce du sous-sol, à côté du poste de garde pour qu’elle soit bien surveillée, la vieille dame occupe en fait la chambre d’un homme, probablement décédé, dont les vêtements n’ont même pas été enlevés et dont les photos couvrent toujours les murs. Au milieu de la pièce austère, Mme Piela, désemparée, n’a que ce qu’elle porte sur le dos.
Elizabeth Kraska s’approche d’elle doucement, tout comme elle le fait avec son père malade, et se met à lui parler en polonais, la langue de ses parents. «Son regard s’est illuminé», raconte-t-elle, qui découvre que la vieille femme ne prend qu’un médicament pour des rhumatismes, qu’elle a toute sa tête, et ne souffre absolument pas d’alzheimer. «Aidez-moi, répète l’autre. Sinon, je vais me suicider! » La policière lui passe le bras autour du cou et lui promet de la sortir de là. L’enquête lui a appris que Mme Piela n’avait aucun lien familial avec celle qui prétend être sa nièce, Anita Obodzinski. «La seule chose qui l’intéresse, lui explique Mme Piela, c’est l’argent des deux maisons que j’ai vendues. »
Veronika Piela est aussitôt placée dans un autre centre d’hébergement dont on garde l’adresse secrète par mesure de sécurité. Elle découvre alors que 500000 dollars ont disparu de ses comptes bancaires. Ils ont été transférés dans un compte en fidéicommis appartenant à Me Charles Gelber, qu’elle ne connaît pas.
«Quel sort lui aurait-on réservé si elle n’avait pas réussi à s’enfuir ?», se demande Me Igor Dogaru, le jeune avocat que le destin a mis sur la route de Mme Piela. C’est son notaire qui les a mis en contact. Il parle russe, comme elle, et son grand-père a participé à la libération d’un camp de concentration en Pologne. Il va la défendre au civil.
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Le processus judiciaire visant à invalider le mandat de protection dont fait l’objet Veronika Piela s’amorce fin février 2014. Pour recouvrer les droits et la liberté dont elle a été privée, elle doit trouver la force de se présenter au tribunal une vingtaine de fois en deux ans. Anxieuse, elle est hospitalisée pour des problèmes cardiaques et d’hypertension artérielle. Persuadé qu’elle délire tant son histoire semble rocambolesque, un médecin l’adresse à un psychiatre qui constate bien au contraire qu’elle ne fabule pas. Malgré sa santé précaire, elle revient témoigner en cour avec une grande assurance. « J’ai fait la connaissance d’Anita Obodzinski en 2007, explique-t-elle à la juge Hélène Langlois. Elle s’est présentée chez moi avec sa mère, une connaissance, et voulait acheter un de mes duplex. »
L’affaire ne se conclut pas. Anita Obodzinski propose alors de l’accompagner régulièrement en voiture pour faire des courses ou l’emmener chez le médecin pour 100 $ par semaine. Leur relation prend fin en juin 2013 lorsque la «nièce » devient trop gourmande. Anita Obodzinski soutient de son côté avoir obtenu un mandat l’habilitant à prendre soin de Mme Piela et à administrer ses biens en cas d’inaptitude lorsqu’il a été question que la vieille dame se fasse opérer les genoux, ce que la victime nie catégoriquement. Démenti que viendra confirmer à la barre une experte du laboratoire des sciences judiciaires et de médecine légale: la signature sur le mandat n’est pas celle de Mme Piela.
Ce mandat de protection a été obtenu à la suite d’une évaluation psychosociale d’Alissa Kerner, qui jure devant la justice avoir rencontré Veronika Piela au moins quatre fois. Elle aurait aussi demandé au médecin Lindsay Goldsmith de procéder à une évaluation médicale – une autre exigence de la loi. Le médecin affirme que l’examen s’est déroulé en novembre 2013, dans la cuisine de la patiente. C’est Anita Obodzinski qui traduisait en russe questions et réponses. Lindsay Goldsmith a conclu que l’octogénaire était inapte à s’occuper de sa personne, à administrer ses biens, et qu’elle souffrait d’alzheimer. Elle n’a cependant pas procédé au test médical prévu en pareil cas.
Son évaluation sera contestée en cour par un autre médecin qui, après avoir fait passer les fameux tests à Mme Piela, déclare qu’elle est apte à prendre des décisions, à administrer ses biens et ajoute « qu’il serait très surprenant qu’une personne apte à exercer ses droits civils en mars 2014 […] ait souffert d’alzheimer modéré. Cette maladie progresse ; elle peut se stabiliser, mais pas s’améliorer. »
Le tribunal conclut par conséquent que les rapports entre Lindsay Goldsmith et Alissa Kerner ne sont pas fiables. En décembre 2015, le mandat de protection est révoqué et Mme Piela est jugée apte à prendre soin de sa personne, à administrer ses biens et à exercer ses droits civils.
Entre-temps, l’avocat de Veronika Piela demande à l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec d’enquêter sur les agissements professionnels d’Alissa Kerner, qui ne conteste pas sa radiation provisoire en juillet 2014, une mesure exceptionnelle qui a pour but de protéger le public durant l’enquête du syndic. Alerté, le curateur public exige que d’autres expertises psychosociales de personnes âgées effectuées par Alissa Kerner soient elles aussi scrutées à la loupe. On trouve d’importantes lacunes dans trois évaluations.
Âgée 79 ans, Rose Stein Brownstein, a par exemple accepté, à la demande de son fils, de préparer en 2011 un mandat de protection dans l’éventualité où elle deviendrait inapte. L’année suivante, un médecin formule un diagnostic d’alzheimer et Alissa Kerner signe un rapport dans lequel elle soutient que la dame a de la difficulté à gérer ses finances et à prendre des décisions rationnelles. Lorsque le fils de Mme Brownstein meurt d’un cancer en décembre 2012, c’est un de ses amis, Me Charles Gelber, qui le remplace comme mandataire. Rose constate que des centaines de dollars disparaissent de ses comptes bancaires pour être versés par l’avocat à son épouse, Alissa Kerner. Il retient pour sa part plus de 17 000 dollars en honoraires.
Mme Brownstein porte plainte à la police et entame des procédures légales prouvant qu’elle ne souffre pas d’alzheimer. Les montants déboursés sont en litige devant la cour, mais aucune accusation criminelle n’a été portée.
Charles Gelber devra s’expliquer devant son ordre professionnel, alors que, pour tous ses manquements, Alissa Kerner a dû répondre de 11 infractions déontologiques devant son ordre professionnel. À sa radiation provisoire se sont ajoutées en août 2016 une exclusion de 3 ans et une amende de 2000 dollars. Elle reconnaît sa culpabilité à la majorité des infractions, mais n’exprime aucun remords. « C’est la première fois qu’on voit de la collusion et des gestes aussi graves envers des personnes âgées, de la part d’un de nos membres, s’indigne Marcel Bonneau, syndic de l’Ordre des travailleurs sociaux ! C’est inacceptable. »
Devant la cour criminelle, elle plaide coupable pour méfait et introduction par effraction au domicile de Mme Piela. Elle écope de six mois de probation et de 2000 dollars d’amende à verser au Centre d’aide aux victimes d’actes criminels. Dans le même dossier, Anita Obodzinski a plaidé coupable à plusieurs chefs d’accusation – méfait, entrave à la justice, etc. Quant à son conjoint, il a plaidé coupable à un chef de présence illégale et méfait. Anita Obodzinski est condamnée à deux ans moins un jour à purger dans la collectivité, à une probation de trois ans et à 240 heures de travaux communautaires. Son mari obtient une absolution conditionnelle et l’obligation de faire 170 heures de travaux communautaires.
Avant de rendre sa sentence, le juge Pierre Labelle a dit que les mots lui manquaient pour exprimer son dégoût face à de tels comportements. La procureuse de la couronne, Me Fannie Turcot, aurait souhaité des peines d’emprisonnement. Mais il n’y a pas eu de procès, les deux parties ayant plutôt opté pour une facilitation pénale, un processus judiciaire confidentiel et à huis clos en présence d’un juge. Les parties ont suggéré d’un commun accord une peine qui a été entérinée par deux juges. Dans pareil cas, la sentence est souvent plus clémente que lors d’un procès. «Les juges ont pris en considération le fait qu’on a remboursé 500 000 $, explique Me Turcot. Ils ont évalué le risque de récidive des accusés peu élevé et tenu compte de la crédibilité de certains témoins qui auraient pu orienter vers l’acquittement. »
Et, surtout, Mme Piela n’était plus là pour témoigner. Épuisée par les procédures judiciaires et sa séquestration, la vieille dame s’est éteinte en décembre 2016, des suites d’un AVC, à l’âge de 92 ans. Elle avait vécu les derniers mois de sa vie dans une résidence pour personnes âgées d’origine ukrainienne de Montréal où elle se méfiait de ceux qui l’entouraient. « Elle craignait d’être à nouveau victime de fraude, explique Elizabeth Kraska. Lorsqu’elle devait renouveler son bail ou signer d’autres documents, elle me téléphonait pour que je lui rende visite afin de m’assurer que tout était en ordre. »
« Vous m’avez sauvé la vie », lui répétait-elle d’une voix faible. « Je n’ai fait que mon devoir », lui a répondu une dernière fois Elizabeth Kraska, qui l’a accompagnée jusqu’à la fin.
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