À 19 ans, Jean-Simon Royer était l’un des meilleurs espoirs du football au pays. En février 2005, il participe à son premier Championnat mondial junior de la NFL (la ligue américaine de football), à Jacksonville, en Floride, et il s’est juré d’en mettre plein la vue aux entraîneurs professionnels qui encadrent Equipe Canada. «La pression était énorme», raconte-t-il.
Mais dès le premier match, qui oppose le Canada au Japon, Jean-Simon est frappé à la tête par un adversaire. Une petite tache foncée apparaît dans son champ de vision, souvent le symptôme annonciateur d’une commotion cérébrale. «J’avais mal à la tête. Je me sentais épuisé», explique Jean-Simon, qui se retire du match.
Il aurait dû consulter un médecin, être écarté du jeu pour le restant de la compétition, mais, dès le match suivant, il est en uniforme. «Au football, si tu n’acceptes pas de jouer blessé, tu passes pour une femmelette», dit-il.
Tout se passe plutôt bien jusqu’au dernier match, quand le jeune homme fonce la tête la première sur le porteur de ballon de l’équipe de France. Sonné, Jean-Simon est incapable de se relever seul. Son bras gauche ne répond plus; son œil gauche est aveugle. Il passe trois jours à l’hôpital de Jacksonville pour une grave commotion cérébrale et, avant de prendre congé, reçoit cette consigne des médecins américains: «Pas de foot pendant un an.»
Pourtant, en août 2005, soit six mois plus tard, Jean-Simon obtient le feu vert des médecins de l’Université Laval pour entreprendre sa première saison avec le Rouge et Or, où il évolue dans les unités spéciales. Un mois plus tard, nouveau coup sur la tempe. Aussitôt, sa vue se trouble; il se met à vomir ; ses bras sont engourdis; sa tête lui fait mal à mourir.
«Une fois à l’hôpital, je ne sentais plus mes membres, raconte-t-il. Je n’y voyais plus rien, tout était noir.» Il lui faut sept heures pour recouvrer la vue. Mais ses maux de tête et ses pertes de mémoire sont si persistants qu’il est contraint d’abandonner sa session d’automne à l’université…
À 19 ans, Jean-Simon découvre que les séquelles physiques d’une commotion cérébrale peuvent être très graves. «On sait qu’il y aurait beaucoup plus de dépressions et de troubles de la mémoire chez les personnes ayant subi une ou plusieurs commotions cérébrales, explique le Dr Marc Nadeau, responsable médical d’Equipe Canada en 2007. Les séquelles d’une commotion peuvent engendrer de vastes problèmes neurologiques et avoir des conséquences désastreuses sur le plan familial, social, scolaire et professionnel.»
Maigre consolation, Jean-Simon n’est pas seul au panthéon des éclopés du sport amateur. Chaque année, au Québec, 500000 personnes en moyenne se blessent en pratiquant une activité «sportive ou récréative». Et plus de 5000 se retrouvent à l’hôpital. Ce sont parfois des blessures graves qu’on ne rencontrait autrefois que chez les sportifs professionnels et qui sont désormais le lot d’élèves du primaire et du secondaire.
Avec 84 blessés pour 1000 participants, le football arrive au premier rang du palmarès des sports dangereux. Il est suivi du hockey (79 pour 1000), du surf des neiges (66), des sports de combat (61), du soccer et du baseball (45), et, enfin, du basket-ball (44). Et si vous pensez que cette hécatombe est provoquée par le retour sur les pelouses des baby-boomers en mal de performance, vous avez tout faux. D’après l’Etude des blessures subies au cours de la pratique d’activités récréatives et sportives au Québec en 2004, ce sont les sportifs de 12 à 17 ans qui, avec 146 visites par 1000 habitants, consultent le plus les spécialistes de la santé.
Une cause semble faire l’unanimité parmi les experts: l’effet d’entraînement propre aux sports collectifs pousse les jeunes à toujours vouloir se surpasser. Si on ajoute à cela l’obsession qu’ont certains parents de voir leur enfant devenir le prochain Carey Price ou la future Emilie Heymans, on obtient un cocktail explosif. Car pour obtenir de meilleurs résultats, il faut que le jeune se limite à un sport, ce qui l’oblige à répéter ad nauseam les mêmes gestes, les mêmes mouvements. Résultat: usure anormale des muscles et des articulations à un moment où le corps est en pleine croissance.
D’après le magazine américain The Physician and Sportsmedicine, entre 30 et 50 pour 100 des blessures sportives chez les jeunes sont liées au surentraînement.
«La meilleure façon de gagner est de s’entraîner de façon spécifique, explique Michel Portmann, ancien professeur au département de kinanthropologie de l’UQAM. Mais si les jeunes obtiennent des résultats rapidement, ils ne vont pas plus loin pour autant. Et quand ils s’arrêtent, ils sont usés comme des adultes de 50 ans sur le plan musculosquelettique.»
Ancien athlète olympique, Michel Portmann, qui a entraîné de grandes vedettes dont le sprinter Bruny Surin, est scandalisé de voir qu’on délaisse la préparation physique de base, notamment à l’école, pour ne se concentrer que sur la performance.
«Comme les entraînements sont mal planifiés, les jeunes n’ont pas de périodes de récupération, dit-il. Ils se retrouvent donc avec des microblessures qui ne peuvent que dégénérer avec le temps.»
Le désir de gagner amène aussi les entraîneurs à surexploiter leurs meilleurs éléments. «En général, les enfants qui sont les meilleurs sont en avance sur les autres d’un point de vue biologique, ajoute Michel Portmann. On les dit plus talentueux, mais ils ne sont que mieux développés physiquement. Ils sont aussi plus à risque, car en pleine croissance.»
L’obsession de la performance ne fait pas des ravages que chez les garçons. De plus en plus de jeunes filles se blessent lors de compétitions… de cheerleading. La Fédération de cheerleading du Québec (FCQ) compte plus de 5000 membres. Annie Laurin, une ancienne dirigeante de la FCQ, raconte que le nombre d’adeptes – et de blessures – a explosé depuis la sortie du film Le tout pour le tout, en l’an 2000.
«On ne compte plus les entorses aux poignets et aux chevilles, admet l’ex-meneuse de claque de 29 ans. Beaucoup de nez cassés et de commotions cérébrales aussi.»
La FCQ est encore bien jeune pour fournir des statistiques «significatives », mais on sait qu’aux Etats-Unis, en 2004, 28400 meneuses de claques se sont retrouvées aux urgences. Une hausse de 81 pour 100 depuis 1994. Et ce sont souvent des blessures très graves. Selon le NCCSI, un centre de recherche de la Caroline du Nord spécialisé dans les blessures sportives, les voltiges [les filles que l’on projette en l’air] courent encore plus de risques que les jeunes qui jouent au football.
Etudiante en kinésiologie à l’Université de Sherbrooke, Roxanne Lalumière, 28 ans, est devenue meneuse de claque en 2007. «J’ai participé aux auditions du Vert et Or par défi», raconte-t-elle. Sportive assidue, Roxanne souffre déjà de claquages aux deux cuisses. Elle se qualifie tout de même au sein de l’équipe. Son rôle est de soutenir et de lancer les voltiges. Le Vert et Or compte une trentaine de membres, qui s’entraînent six fois par semaine.
«On essayait différentes figures sur des coups de tête, dit-elle. J’en ai vu des yeux au beurre noir et des nez qui saignent! J’ai vu aussi pas mal de filles tomber par terre. Elles se relevaient chaque fois. La compétition est forte chez les meneuses de claques.»
Est-ce la peur de se faire traiter de lâcheuse qui a poussé Roxanne à s’entraîner pendant six mois alors que ses cuisses lui faisaient souffrir le martyre ? «Mes blessures n’étaient pas visibles, dit-elle. Je n’avais pas le droit de me plaindre.»
Avec le recul, elle admet avoir péché par orgueil. «J’aurais dû m’arrêter pour me soigner. Mais il était hors de question d’abandonner l’équipe avant les championnats provinciaux.»
Aujourd’hui, Roxanne ne pratique plus le cheerleading, pas plus qu’elle ne peut faire de ski alpin ou de patin à roues alignées. Elle ne s’autorise qu’une folie: danser en talons hauts, peu importe la douleur. Car elle souffre de tendinites de la patte d’oie, une inflammation des tendons situés dans la face interne du genou, souvent liée au surentraînement. Et son état ne s’améliore guère.
«Je dois porter des orthèses pour redresser mes pieds. C’est génial, la compétition, mais à quel prix?»
Roxanne s’en veut, mais il faut dire, à sa décharge, qu’elle s’entraînait dans des conditions qui étaient loin d’être idéales. «Il n’y avait pas réellement d’encadrement, dit-elle. On travaillait dans un gymnase, sans tapis matelassé.
«Les acrobaties que font les meneuses de claques sont de plus en plus périlleuses, constate Fred Mueller, un spécialiste des blessures sportives. Dans ces conditions, il faut se demander si la formation des entraîneurs évolue au même rythme afin d’en garantir une pratique sécuritaire.»
«L’esprit de compétition peut vite se transformer en virus, ajoute Janet LeBlanc, coauteure de Parlons franchement des enfants et du sport. Voilà pourquoi il est si important pour les athlètes – surtout les jeunes – d’être encadrés par des personnes qualifiées et capables de prendre les bonnes décisions afin de protéger leur intégrité physique.»
Or cet encadrement, si essentiel à la pratique du sport amateur, repose en grande partie sur les épaules de volontaires. Et, comme le rappelle Michel Portmann, «c’est bien beau d’être bénévole, encore faut-il être compétent».
Il existe pourtant une Association canadienne des entraîneurs (ACE), dont le mandat est d’améliorer l’efficacité des entraînements et de former le personnel d’encadrement. Le problème, c’est que l’ACE évalue à environ 300000 le nombre d’entraîneurs formés et actifs au Canada, et que selon l’enquête Participation sportive au Canada 2005 (Statistique Canada), il y aurait près de 1,8 million d’entraîneurs bénévoles au pays (882000 femmes, 874000 hommes). Cela donne un ratio d’un entraîneur formé pour six entraîneurs actifs… ce qui laisse une grande place à l’improvisation.
«Les gens vérifient mieux les références du plombier ou de l’entrepreneur qu’ils embauchent pour faire des rénovations que celles de l’entraîneur à qui ils confient leur enfant», s’insurge Cyndie Flett, directrice du Programme national de certification des entraîneurs pour l’ACE.
Elle rappelle que personne ne devrait pratiquer un sport sans avoir vérifié les compétences du personnel d’encadrement technique. L’entraîneur est-il qualifié? Possède-t-il une certification officielle de sa fédération? Autant de questions à vous poser avant d’inscrire vos enfants.
Un entraîneur certifié aurait-il pu dépister les problèmes de Mathieu Yane à l’automne 2005? Mathieu a 12 ans lorsqu’il entame le programme DéfiSports de son collège. Il excelle dans tous les sports et fait partie d’une équipe de crosse de haut niveau. Bref, Mathieu passe une bonne partie de sa journée à s’entraîner, jusqu’à ce qu’il commence à se plaindre de douleurs persistantes aux genoux.
«On l’a emmené chez le médecin, mais on pensait qu’il avait une poussée de croissance. En quatre mois, il était passé d’une pointure 8 à 13, et de 63 à 77 kilos», explique sa mère, Heidi, infirmière en traumatologie.
Les douleurs persistent tout l’automne, mais ne ralentissent pas Mathieu. En janvier 2006, la famille Yane part en week-end de ski à Lake Placid, dans l’Etat de New York. Au bout de quelques heures sur les pistes, Mathieu craque. Ses genoux lui font si mal qu’il ne peut même pas grimper l’escalier de l’hôtel. «Il avait l’impression d’avoir des couteaux enfoncés sous les rotules», explique sa mère. Rentrée d’urgence à Montréal, la famille rencontre un ami, médecin à l’Hôpital de Montréal pour enfants. Ce dernier est catégorique: Mathieu souffre de la maladie d’Osgood-Schlatter, une affection très douloureuse des articulations qui frappe certains jeunes en pleine poussée de croissance.
Mathieu se retrouve avec des attelles métalliques, condamné au repos forcé – le traitement exige l’arrêt de toute activité à l’origine de la douleur. «C’est dévastateur pour le moral d’un enfant», observe Heidi Yane. Du jour au lendemain, Mathieu est privé de sa plus grande passion: le sport. Il décroche du programme DéfiSports et se renferme peu à peu sur lui-même. «Nous avons vécu une année d’enfer, ajoute sa mère. Je n’arrive pas à croire qu’aucun de ses entraîneurs n’a été capable de détecter ces symptômes alors que l’Osgood-Schlatter est une maladie fréquente chez les adolescents en pleine croissance…»
De son côté, Jean-Simon Royer a mis un terme à sa carrière au football après sa troisième commotion cérébrale en neuf mois. «Les médecins m’ont fait comprendre qu’il était dangereux de continuer et que c’était à mes risques et périls si je le faisais», dit-il. Et s’il n’a pas été facile pour lui de faire le deuil de ses ambitions dans le milieu du football professionnel, Jean-Simon est conscient que c’était son seul et unique choix.
«Ma santé doit passer avant tout. Pas question de prendre le risque de retourner au jeu. Je veux pouvoir regarder mes enfants grandir et me souvenir de leurs prénoms.»
Comment protéger vos enfants
Les conseils de quelques experts de médecine sportive:
• Faites faire le bilan de santé de votre enfant. Avant de participer à une activité sportive, tous les jeunes devraient passer un examen médical, dont une évaluation cardiovasculaire.
• La Société canadienne de pédiatrie estime qu’un enfant ne devrait jamais pratiquer un sport organisé sans que ses parents et son pédiatre le jugent physiquement apte à le faire, et qu’il en ait envie.
• Avant de pratiquer un sport, votre enfant doit d’abord se préparer physiquement et s’entraîner. Insistez sur l’importance de l’échauffement et des étirements afin de prévenir les blessures.
• La pratique de différents sports évite à votre enfant de toujours solliciter les mêmes muscles et articulations, et ainsi de souffrir de blessures de fatigue.
• Un enfant doit s’arrêter dès qu’il commence à ressentir de la douleur. Il ne devrait jamais non plus augmenter son intensité d’entraînement de plus de 10 pour 100 par semaine. Par exemple, s’il court 20 minutes, trois fois par semaine, il ne devrait pas courir plus de trois fois 22 minutes la semaine suivante.
• Menez votre petite enquête pour savoir si l’entraîneur responsable de votre enfant possède la formation nécessaire à une pratique sportive sécuritaire.
• Qu’arriverait-il si un enfant se blessait grièvement? Où est la trousse de premiers soins? Qui le transportera à l’hôpital? Assurez-vous que les enfants consultent un médecin à la moindre blessure.