LES BADLANDS QUI FORMENT le parc provincial Dinosaur semblent irréels. Des cheminées de fées, des formations rocheuses stratifiées, dont les sédiments accumulés sur des millions d’années se sont érodés, surgissent du sol poussiéreux comme des nids de guêpes renversés. Au crépuscule, des chœurs de coyotes s’y répercutent. À deux heures de route au sud-est de Calgary, le parc est niché dans la vallée de la rivière Red Deer. C’est l’une des plus grandes réserves de fossiles de dinosaures au monde. Plus de 40 espèces ont été identifiées ici, et des millions de fossiles de dinosaures ont été découverts dans le parc.
Printemps 2010, dans ces badlands, Philip Currie avait monté un camp dans ce qui était auparavant un « trou noir », un espace vide où peu de fossiles avaient été découverts, au nord de la rivière Red Deer qui traversait le parc. Paléontologue et professeur à l’Université de l’Alberta, il avait passé les 34 dernières années à ratisser le parc provincial Dinosaur en quête d’ossements. Au cours de ses 38 ans de carrière, il a ravivé l’intérêt porté à la province en tant que champ fossilifère. Son désir de continuer à creuser a fait de cet homme de grande taille aux cheveux gris l’un des paléontologues les plus connus au monde. Ses découvertes ont bouleversé nos croyances sur l’évolution et le règne animal, en aidant à assembler des esquisses de ces immenses créatures qui parcouraient autrefois la Terre. Cette fois, cependant, le professeur restait persuadé que quelque chose avait été négligé. Il envoya donc son équipe passer le trou noir au peigne fin.
Comme la saison des fouilles dans le parc ne dure que quatre semaines, Philip Currie avait choisi un jour d’été pour commencer à prospecter. Le travail d’un paléontologue comprend de longues promenades, parfois jusqu’à huit heures par jour. En cheminant dans les collines ce matin-là, il remarqua quelque chose dépasser d’une pierre. Probablement juste une tortue. Mais ce fossile attisait tout de même sa curiosité. Après avoir dégagé le pourtour avec son poinçon et compris qu’il venait de tomber sur un morceau de crâne de dinosaure, il retourna voir son équipe pour le déjeuner. « J’ai trouvé un truc sympa. »
Ils le suivirent pour y jeter un œil et entreprirent de libérer le crâne au moyen de scalpels et de curettes dentaires, leur excitation grandissant à chaque centimètre. Ce n’était pas une tortue, mais ce n’était pas non plus une autre découverte ordinaire. Il était petit, selon les standards du parc, seulement 1,50 m de long. Pendant trois semaines, l’équipe continua de l’extraire jusqu’à découvrir tout le corps, riant et se tapant dans les mains en atteignant le bout de la queue. Le squelette était si complet qu’il présentait des empreintes de peau sur la face inférieure. Philip Currie venait de faire la découverte de sa vie : le fossile presque entièrement préservé d’un bébé dinosaure à cornes.
« On ne trouve pas de bébés dinosaures dans le parc, parce qu’ils ont été mangés par des tyrannosaures, ou se sont mal conservés », explique celui qui appelle le fossile Baby avec sa précision caractéristique. Deux ans plus tard, il est décoré de la médaille du Club des explorateurs, au même titre que sir Edmund Hillary et Jane Goodall. Aujourd’hui, l’Alberta lui dédie un musée.
En décembre prochain, le musée des dinosaures Philip J. Currie ouvrira à Grande Prairie, en Alberta. Il rend hommage au paléontologue qui a consolidé le statut de capitale des dinosaures de la province. Pendant près de deux siècles, la mythologie des dinosaures a captivé les enfants du monde entier. « On imagine que c’étaient les plus grands, les plus forts, les plus redoutables et les plus féroces des animaux. Ils hantent nos rêves et nos cauchemars – et pourtant, ils ont vraiment existé », souligne M. Currie. Comme le déclare Darren Tanke, technicien en chef au musée royal Tyrrell de paléontologie, à la sortie de Drumheller, en Alberta, tout le monde ne transforme pas une passion d’enfance en 38 années de carrière. « Mais certains d’entre nous, ajoute-t-il, ne passent jamais à autre chose.
Quand Philip Currie avait six ans, à Port Credit, la ville de son enfance, en Ontario, il s’assit à table pour le petit-déjeuner, et une figurine de dimétrodon tomba de la boîte de céréales dans son bol. C’était la première fois qu’il voyait un animal préhistorique, et la créature l’avait captivé – il collectionna toutes les figurines (et mangea beaucoup de céréales). « Je me suis retrouvé à faire beaucoup de choses que la plupart des enfants n’auraient pas entreprises. » En 1962, il visita le musée royal de l’Ontario avec sa famille. Il avait déjà remarqué, lors d’une autre visite, que la majorité des fossiles provenaient de l’Alberta. Sa mère Esther, une artiste, se rendit compte que la fascination de son fils pour les dinosaures n’était pas passagère, elle lui fit donc rencontrer des paléontologues et le directeur du musée. Un jour, il déménagerait en Alberta pour vivre parmi les dinosaures – une grande décision pour un enfant de 12 ans. Mais ce fut un choix déterminant dans sa vie.
Le sol de l’Alberta héberge des dizaines de milliers de fossiles de dinosaures. Il serait plus riche que d’autres régions très concentrées, comme le désert de Gobi en Chine, ou le Montana aux États-Unis. La végétation luxuriante de la région et le chaud climat pendant le crétacé, il y a entre 145 et 65 millions d’années, ont fait de la province « un bel endroit pour vivre, mais surtout pour mourir », selon Philip- Currie. Des crues fréquentes nettoyaient les squelettes au fond des rivières et les recouvraient de sable et de boue, les conservant pour les explorateurs à venir. Au début du 20e siècle, une vague de paléontologie déferla en Alberta, connue au Canada comme la « ruée vers les dinosaures ». Des équipes venues des États-Unis et de la Commission géologique canadienne arrivèrent en train pour passer la région des badlands au peigne fin à la recherche de squelettes. Elles vivaient dans des camps et se faisaient concurrence pour les découvertes. Vers le milieu des années 1970, l’opinion publique croyait que tout ce qu’il y avait à trouver là-bas avait déjà été exhumé. Mais Philip Currie n’était pas de cet avis. Enfant, il retournait dans la petite crique près de chez lui chaque fois qu’il pleuvait pour chercher de nouveaux spécimens exposés par l’érosion. Il voulut appliquer cette idée au parc provincial Dinosaur.
En 1976, il trouva un emploi au musée provincial de l’Alberta à Edmonton, et se mit à fouiller. En cinq ans, il avait exhumé assez de trouvailles pour submerger le musée. Le gouvernement provincial décida alors de construire un nouveau bâtiment, convaincu que les dinosaures pourraient créer un engouement touristique et, en 1985, le musée Tyrell de paléontologie ouvrait ses portes. Aujourd’hui rebaptisé musée royal Tyrell de paléontologie, il héberge une collection impressionnante de plus de 125 000 spécimens. Il constitue également l’un des premiers pôles de recherche au monde. Plus de 40 espèces ont été découvertes, uniquement dans le parc provincial Dinosaur. « Au Canada, Philip Currie a été le levier qui a permis d’ouvrir les vannes de la recherche sur les dinosaures, dit Michael Ryan, conservateur et chef du département de paléontologie des vertébrés au musée d’histoire naturelle de Cleveland. Sa vision est à la base de la renommée internationale de ce musée. »
C’est sa capacité de donner un sens au chaos qui fait de lui une star de la paléontologie. Lorsqu’il arrive sur un site de fouilles, il a en étudié les précédentes découvertes, lu les notes de terrain et connaît si bien la zone que rien ne le surprend. Cela lui permet de repérer les anomalies. « Il est nécessaire de scruter des centaines de milliers de fossiles avant de faire la découverte de l’année », explique-t-il. Il dit souvent qu’il est chanceux. Mais son approche minutieuse et méthodique prépare le terrain pour les grosses trouvailles accidentelles qui sont sa signature.
Le paléontologue profite de sa pause déjeuner pour nager ou faire une randonnée avec sa femme, Eva Koppelhus, une palynologue qui étudie l’environnement et la flore préhistoriques. Ils vivent ensemble à Edmonton, où tous deux travaillent à l’Université de l’Alberta. Il a donné le nom de sa femme à un dinosaure, l’Unescoceratops koppelhusae. Le couple mène une vie relativement normale à l’exception des six mois par an passés à explorer le monde. Le nouveau projet du scientifique est de brasser sa propre bière et de vinifier du vin dans leur cave. Le nom sur l’étiquette ? Phil’s Fossil Fuel.
Les théropodes, la branche qui comprend les immenses carnivores comme le Tyrannosaurus rex, fascinent particulièrement le chercheur. « Le Tyrannosaurus rex est la Rolls Royce du monde des dinosaures », estime Wendy Sloboda, une technicienne préparatrice en paléontologie qui a travaillé avec lui. En décembre 2013, Philip Currie contribua à la découverte d’une nouvelle espèce de raptor, l’Acheroraptor, dans la formation de Hell Creek, dans le Montana. Le raptor vivait à la même époque que d’autres dinosaures comme le Triceratops, et donna aux chercheurs une meilleure idée de l’écosystème nord-américain juste avant l’extinction des dinosaures. Toutefois, il n’était pas à l’abri d’une erreur : en 1999, il suggéra au National Geographic de publier un article sur l’Archaeoraptor, un fossile acquis pour 80 000 dollars par un couple de l’Utah. Il croyait que cela mettrait en lumière l’évolution des oiseaux depuis les dinosaures. Le magazine avait suivi son conseil, mais s’était ensuite rétracté : le fossile était un faux. Quoi qu’il en soit, l’un des premiers champs d’intérêt du scientifique se porta sur le lien entre les dinosaures à plumes et les oiseaux. Aujourd’hui, la théorie selon laquelle les oiseaux seraient les descendants des dinosaures est largement admise, en grande partie grâce à son travail. Il a aussi été une source d’inspiration pour le rôle du paléontologue audacieux Alan Grant dans Le parc jurassique (dans les scènes d’ouverture, Grant, incarné par Sam Neill, s’accroupit au-dessus d’un site de fouilles, à la recherche de restes de Velociraptors).
Mais un théropode continue de lui échapper : le squelette complet d’un Troodon, un dinosaure de la taille d’un petit homme adulte, avec de gros yeux et un cerveau énorme. Il a découvert des dents et des os isolés au cours de sa carrière, mais jamais un fossile complet. Chaque année, il creuse le parc provincial Dinosaur, espérant renouveler le heureux hasard qui l’a mené à la découverte de Baby. Le logo du musée qui porte son nom est un squelette de Troodon. Il affirme qu’en trouver un serait le couronnement de sa carrière.
Quand le musée des dinosaures Philip J. Currie ouvrira ses portes à Grande Prairie, il attirera l’attention sur une région riche en ossements de dinosaures, mais pas aussi touristique que le parc Dinosaur, situé plus au sud. L’idée de ce musée est plus ou moins la même que celle du royal Tyrell – garder les découvertes locales accessibles au public, au lieu de les envoyer ailleurs. Le travail de Philip Currie a commencé avec le désir de collectionner des fossiles, mais son opinion sur les raisons de s’y intéresser est plus profonde. « Les dinosaures ont dominé le monde, avant de s’éteindre. Qu’est-ce que cela révèle de notre propre avenir ? Nous devons savoir ce qui est arrivé aux dinosaures pour éviter peut-être notre propre extinction. »
En juillet prochain, il se rendra avec son épouse, Michael Ryan et Wendy Sloboda au Groenland pour un projet du musée d’histoire naturelle de Cleveland, la quête de ce qui pourrait être le premier dinosaure jamais découvert sur la côte ouest de l’île. « Nous avons trouvé moins de un pour cent des dinosaures qui parcouraient la Terre », assure-t-il. La géologie de la côte ouest du Groenland est similaire à celle du parc provincial Dinosaur, mais aucune trace de ces animaux n’a encore été exhumée. L’équipe cherche des signes de la migration des dinosaures dans le monde. C’est encore un trou noir qu’il va sonder, et, avec un peu de chance, il en extraira des réponses.