Cri du cœur
La mère de Joannie Rochette a tout sacrifié, y compris sa santé, pour que sa fille devienne une athlète olympique. Aujourd’hui, la célèbre patineuse fait campagne pour aider d’autres femmes à détecter leur maladie cardiovasculaire avant qu’il ne soit trop tard.
«Nous n’avons jamais pensé qu’elle avait quelque chose au cœur. Jamais!» La championne de patinage artistique a la gorge serrée par l’émotion. En février dernier, deux jours avant que l’athlète de 24 ans ne se produise aux Jeux olympiques d’hiver de Vancouver, Thérèse Rochette, sa mère, a succombé à un arrêt cardiaque. Un an plus tard, Joannie a fini par accepter le fait qu’elle n’a pas vu – pas plus que son entourage – les symptômes évidents de la maladie chez sa mère.
L’événement a fait les manchettes.Le chagrin allait-il avoir raison de Joannie? Allait-elle se retirer de la compétition? Mais la jeune femme a fait preuve au contraire d’un courage exemplaire: deux jours après cette tragique disparition, des millions de personnes ont pu admirer sa remarquable prestation lors du programme court. Le visage voilé par la tristesse, Joannie a exécuté chaque figure à la perfection, ne laissant tomber son masque que lorsque la dernière note de musique s’est éteinte pour faire place à un tonnerre d’applaudissements. Elle a alors quitté la patinoire et s’est écroulée en sanglotant dans les bras de son entraîneuse. Joannie a continué de se surpasser lors du programme long, pour finalement décrocher la médaille de bronze.
Ce n’est pas ainsi qu’elle avait imaginé vivre son rêve olympique. «On croit toujours que ces choses-là n’arrivent qu’aux autres», dit-elle.
Comme à Vancouver au moment de sauter sur la glace, il a fallu à Joannie un énorme courage pour raconter publiquement son histoire. Et si elle l’a fait, c’est dans l’espoir d’épargner à d’autres familles la terrible épreuve qu’elle traverse aujourd’hui. Avec l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa, elle a lancé l’opération «Maman de mon cœur», une campagne visant à alerter le public contre la première cause de mortalité chez les Canadiennes: les maladies cardiovasculaires. «Si mon expérience peut aider d’autres femmes, tant mieux.»
L’histoire de Joannie Rochette est celle d’un talent exceptionnel encouragé par une mère prête à tous les sacrifices pour la carrière de sa fille, mais sourde à ses propres besoins. «Ma mère était ma plus grande fan, mais j’aurais aimé qu’elle prenne un peu plus soin d’elle.»
Ile-Dupas, sur le fleuve Saint-Laurent, à environ 80 km au nord-est de Montréal. C’est là que vivent les Rochette. Normand, le père, est ouvrier dans la construction, et Thérèse, préposée aux bénéficiaires. En 2002, elle a dû quitter son emploi dans un foyer pour personnes âgées après s’être blessée au dos dans un accident de voiture.
Joannie tient à peine sur ses jambes lorsqu’elle chausse ses premiers patins pour aller glisser autour des cabanes de pêche sur le fleuve gelé. Son talent explose très vite et, à 13 ans, toute sa vie tourne autour du patin: elle passe la semaine à Trois-Rivières pour s’y entraîner et rentre chez elle le week-end. Certes, il lui en coûte d’être séparée de sa famille, mais sa mère ne manque jamais une compétition, et elles se téléphonent très souvent. Puis Thérèse devient la gérante de sa fille, consacrant quatre ou cinq heures par jour à la carrière de la future championne.
Les besoins d’une patineuse d’élite peuvent grever le budget d’une famille de plusieurs milliers de dollars par an. Tandis que Normand accepte des petits contrats en plus de son emploi régulier, Thérèse part à la chasse aux commanditaires. Elle fait campagne auprès de commerçants locaux et organise des dîners spaghettis. Les premières années, on se serre souvent la ceinture chez les Rochette. Ne pouvant s’offrir les services d’un psychologue du sport, Thérèse achète une caméra afin de filmer les entraînements de Joannie – ce qui leur permet de faire ensemble leur propre analyse.
Mère et fille poursuivent le même objectif: participer aux Olympiques et revenir avec une médaille. Elles sont aussi soudées sur ce point qu’elles sont en désaccord en matière de santé et de mode de vie. Thérèse s’assure que sa fille s’entraîne selon les règles de l’art, veillant à son repos et à son régime alimentaire, mais ces règles ne s’appliquent pas à elle: elle néglige de faire de l’exercice et n’affectionne guère les fruits et les légumes. Depuis son accident de voiture, elle a pris du poids et, surtout, elle fume beaucoup, et depuis trop longtemps. C’est ce tabagisme effréné qui inquiète le plus sa fille. «Beaucoup de gens fument dans ma famille, confie Joannie. On se dispute souvent à cause de ça.»
Quelques semaines avant les Jeux de Vancouver, Thérèse commence à éprouver des malaises. Elle promet d’aller voir un médecin et de suivre un régime dès que les compétitions seront terminées.
Thérèse est alors si excitée que, chose rarissime, elle fait du magasinage! Elle s’offre un manteau de 500$.
«J’étais si contente! raconte Joannie. Je lui ai dit qu’elle devait cesser de se faire du souci pour moi et penser un peu plus à elle.»
Thérèse manifeste déjà les symptômes classiques d’une maladie cardiaque: picotements et insensibilité dans un bras, douleur dans l’épaule. Mais elle ne semble pas s’en préoccuper. En attendant la visite médicale qu’elle a promise à sa fille, elle se rend dans une clinique, où on lui injecte de la cortisone pour soulager sa douleur dans l’épaule.
Un après-midi, à Vancouver, elle se sent si fatiguée qu’elle doit s’étendre sur un banc avant de rentrer au condo où elle loge avec Normand. La nuit, en se penchant vers elle après l’avoir entendue tousser, celui-ci constate qu’elle ne respire plus. L’ami avec qui ils partagent l’appartement tente bien une réanimation cardiorespiratoire, mais sans succès. Thérèse les a quittés définitivement. Elle avait 55 ans.
Le lendemain matin, Normand se rend au village olympique pour apprendre la terrible nouvelle à sa fille. Joannie traverse la journée dans un épais brouillard. «Je ne voulais pas sortir de ma chambre», raconte-t-elle. Elle sait qu’elle a une grave décision à prendre. Le programme court a lieu dans deux jours. Doit-elle y participer ou y renoncer? Elle n’arrive pas à réfléchir. Sa confidente de toujours, celle qui l’a guidée dans les décisions les plus importantes de sa vie, n’est plus là pour la conseiller.
C’est pourtant Thérèse qui va l’aider à s’en sortir, comme elle l’a fait trois ans plus tôt lorsque son partenaire sur la glace est mort subitement, laissant Joannie désemparée, sans ressort, se demandant si elle patinerait de nouveau un jour. «Maman m’a dit qu’il aurait voulu que je continue, à tout prix. Elle pouvait être un peu dure parfois, mais c’était nécessaire.»
La devise de Thérèse, c’était: «Pas de regrets». «C’est ce qu’elle répétait dans les moments difficiles.» Autrement dit: ne laisse jamais passer une occasion. Joannie s’est souvenue de ce message à Vancouver. Dès le lendemain de l’annonce de la mort de sa mère, elle retourne s’entraîner sur la patinoire. Et à son grand étonnement, elle constate qu’elle peut exécuter ses sauts sans problèmes et qu’on peut patiner malgré un immense chagrin. «On trouve la force en soi.»
Aujourd’hui, un an après la tragédie, Joannie sait qu’elle a fait le bon choix. Elle lutte encore pour accepter la disparition de sa mère, mais réfléchit aussi beaucoup aux antécédents médicaux des membres de sa famille (sa grand-mère maternelle a eu une crise cardiaque à 50 ans) et au mode de vie de sa mère.
Peu après le décès, Joannie a découvert dans le portefeuille de Thérèse une petite liste des symptômes dont elle souffrait. Sans doute l’avait-elle préparée en vue de son rendez-vous avec le médecin. Chaque symptôme était un signe évident de maladie cardiaque.
«Je n’arrive pas à croire que nous sommes passés à côté! dit-elle. Mais j’essaie de me souvenir de maman à une époque plus heureuse.»
En tant que porte-parole de la campagne «Maman de mon cœur», Joannie Rochettte veut encourager les femmes à rester vigilantes aux moindres symptômes de maladie cardiovasculaire. Elle souhaite également participer à des campagnes de financement pour l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa. Ces fonds aideront des familles comme la sienne qui paient un lourd tribut à l’hérédité. «Je le fais pour moi, pour trouver un peu de réconfort, dit-elle, mais je désire aussi aider des mères à rester en bonne santé afin d’élever sereinement leurs enfants.»
Connaissant les bienfaits d’un style de vie sain, Joannie veut en faire profiter d’autres femmes. Et elle est déterminée à suivre le conseil de sa mère: «Pas de regrets.»
«Je suis heureuse d’avoir vécu à ses côtés pendant 24 ans. Maman a accompli un travail formidable. Elle m’a élevée avec tout l’amour dont elle était capable, et j’en suis fière.»