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Être à la tête du Téléjournal, pour Céline Galipeau, «c’est un bonheur quotidien»!
Elle nous donne rendez-vous quatre soirs par semaine, mais, pour beaucoup d’entre nous, elle reste un mystère. Pourtant, ceux qui la rencontrent comprennent vite que cette femme simple et généreuse n’a rien du personnage froid et distant que certains soupçonnent. Intarissable sur son métier – qu’elle considère comme un privilège – comme sur la difficulté de concilier travail et famille, la chef d’antenne du Téléjournal de 22 heures à Radio-Canada (21 heures à RDI) s’est prêtée sans détour au jeu de l’entrevue.
Née à Longueuil d’une mère vietnamienne et d’un père québécois, journaliste et diplomate, elle a passé son enfance et son adolescence en Afrique et au Moyen-Orient. Un style de vie «un peu bohème», qu’elle a reproduit, une fois adulte, avec sa propre famille. Correspondante de Radio-Canada à Londres, à Moscou, à Paris et à Pékin, elle s’est notamment illustrée avec ses reportages sur la guerre en Tchétchénie et la violence islamiste en Algérie. Et elle n’a pas hésité à se rendre en Irak sous le régime de Saddam Hussein ou en Afghanistan après la chute des talibans. Après avoir envisagé de travailler dans la mode, cette femme, qui se qualifie de newsfreak, a vite compris que sa vie était ailleurs. «Je ne sais rien faire d’autre que des nouvelles. L’information, pour moi, ce n’est pas du travail: c’est un bonheur quotidien!»
Isabelle Grégoire: Vous êtes fille de journaliste, et votre père a été votre premier modèle. Avez-vous toujours su que vous vouliez faire le même métier que lui?
Céline Galipeau: Ce n’était pas si clair. J’ai essayé autre chose quand je suis sortie de l’université (elle a étudié en sociologie et en sciences politiques). J’aimais beaucoup la mode: ma mère a toujours fait nos vêtements et, enfant, j’ai appris à coudre et je pensais aimer ça. Je me suis donc inscrite en mode au Collège LaSalle… mais je travaillais tout de même comme journaliste de nuit à CJMS.
I.G.: Quand avez-vous su?
C.G.: Au moment de la crise à l’Assemblée nationale le 8 mai 1984. [NDLR: le caporal Denis Lortie y a tué trois personnes et en a blessé 13 autres.] Un événement majeur que je voulais vivre d’heure en heure. J’étais tout énervée, j’écoutais ça à la radio et je voulais en discuter, mais quand je suis arrivée à l’école, personne n’était au courant… Je suis partie le soir en sachant que ma vie était ailleurs. Peu après, j’ai cogné à la porte de la salle des nouvelles, et c’est comme ça que je suis entrée à Radio-Canada.
I.G.: Vous avez passé votre enfance à l’étranger, au gré des affectations de votre père en Afrique et au Moyen-Orient… Etait-ce difficile à vivre?
C.G.: Je me suis bien adaptée et j’en ai profité. Au Sénégal, nous allions à l’école publique. Parfois, je me sentais un peu à part, mais plus je grandissais, plus je découvrais des choses. J’étais un peu plus vieille quand on a vécu au Proche-Orient. J’ai étudié en sciences politiques à l’université Birzeit – l’université palestinienne -, qui était fermée une semaine sur deux. Il y avait des postes de contrôle; c’était difficile… Je vivais alors dans une sorte d’effervescence permanente, et j’adorais ça! Ce n’est pas pour rien que j’ai adopté cette façon de vivre à mon tour. Car ce n’est pas seulement un métier d’être correspondante: il faut aimer ce genre de vie un peu bohème, où l’on ne s’installe que pour quelques années, toujours un peu dans nos valises…
I.G.: Comme correspondante, vous avez fait revivre un peu la même vie à vos deux fils. Cela a-t-il été aussi facile pour eux?
C.G.: Ils s’en sont bien sortis et l’ont peut-être mieux vécu que moi! Habiter à Pékin quand on a 12 ou 13 ans, comme mon plus jeune, c’est extraordinaire. Il a même appris le mandarin! Le plus vieux a appris le russe; il est allé à l’université à Moscou pendant les années Eltsine, qui coïncidaient avec la première guerre de Tchétchénie. Ce que j’ai trouvé le plus difficile, et que je ne referais pas de la même façon aujourd’hui, c’est de devoir fonctionner comme les correspondants masculins: être totalement disponible, aux aguets sept jours sur sept, 24 heures sur 24. J’ai toujours considéré comme un privilège d’être à l’étranger et, dans ma tête, c’était mon travail d’abord, la famille ensuite. C’est l’une des choses que je regrette: j’ai beaucoup travaillé durant ma carrière, parfois au détriment de ma famille, alors qu’aujourd’hui des correspondantes plus jeunes parviennent à concilier les deux…
I.G.: Comment cela se traduisait-il pour vous?
C.G.: J’organisais les choses pour que ça fonctionne, mais je me souviens que nous sommes arrivés à Paris pratiquement la nuit où la princesse Diana est morte. Je suis partie au bureau et je ne suis revenue qu’après une ou deux semaines… L’aîné amenait le plus jeune à l’école, mais celui-ci n’avait pas de livres, pas de cahiers, rien – parce que nous n’étions pas là! Je me demande encore aujourd’hui comment on a pu faire une folie pareille…
I.G.: Est-ce compliqué de concilier travail et vie de famille en étant chef d’antenne?
C.G.: D’une certaine façon, c’est plus facile parce que plus prévisible: la complexité du travail de correspondante – et ce qui fait sa beauté -, c’est qu’il est difficile de prévoir. Il arrive qu’on doive partir du jour au lendemain sans savoir quand on reviendra. Combien de fois n’ai-je pu rejoindre ma famille en vacances pour cette raison? Cela dit, quand on est correspondante, on peut décrocher au retour d’une grosse affectation. Alors qu’être chef d’antenne, c’est un travail qui n’arrête jamais. Cela exige une discipline incroyable: il faut être informé de tout, sur tout, tout le temps; avoir toujours une vue d’ensemble de ce qui se passe. Il faut aussi bien dormir, bien manger et être en forme. Quand on est reporter, on a parfois l’air «poqué», ce qui est impensable quand on est chef d’antenne.
I.G.: Dites-moi comment s’organisent vos journées.
C.G.: Elles commencent tôt! Levée entre 7 heures et 8 heures, je prends mon café avec mon conjoint [NDLR: le journaliste Jacques Bissonnet, lui aussi à Radio-Canada]. Comme on ne se voit pas le soir, on se rattrape le matin. Puis je lis les journaux, j’écoute la radio et j’ai ma première réunion d’affectation par téléphone à 9h30, avec l’équipe du Téléjournal. Ensuite, je vais au gym et je m’entraîne tout en regardant RDI ou en écoutant la radio. Je me prépare, je regarde les nouvelles en grignotant et j’ai une autre réunion téléphonique. J’arrive au bureau, on discute avec toute l’équipe du contenu du bulletin et de son aspect plus visuel. Puis c’est la séance de maquillage-coiffure de 15 heures à 16 heures. Ensuite, on commence à travailler les manchettes, à préparer des enregistrements avec des reporters. J’écoute les nouvelles de 18 heures en mangeant un peu. Et toute la soirée, je suis dans le processus de rédaction, pour mettre le Téléjournal à ma main.
I.G.: Une fois le Téléjournal terminé, êtes-vous capable d’aller vous coucher et de vous endormir?
C.G.: Pas du tout! Je rentre chez moi vers 23h30. Je lis les articles que je n’ai pas lus le matin et je regarde – même si je ne devrais pas! – la rediffusion du bulletin et un peu de CTV, de CNN, de France 2… pour voir si on n’a pas manqué quelque chose. Je suis une newsfreak: mon passe-temps préféré, quand je suis chez moi, c’est de regarder d’autres bulletins de nouvelles! Je m’endors vers 1 heure-1h30, mais je me force à me coucher car je pourrais rester debout plus longtemps.
I.G.: La fin de semaine, vous octroyez-vous du temps pour autre chose que de l’information?
C.G.: Le week-end, c’est très familial… Mais c’est impensable pour moi de ne pas regarder les nouvelles le soir: je dois rester informée et voir ce qui s’est passé, chez nous et ailleurs.
I.G.: Vous ne décrochez donc jamais?
C.G.: Mon fils Philippe, le plus jeune, m’a appris à le faire. C’est un grand amoureux de la pêche; il y allait déjà tout petit, avec son père, chaque fois que nous rentrions au Québec. Au départ, ça ne m’attirait pas beaucoup – à cause des moustiques -, mais j’ai décidé de l’accompagner pour passer du temps avec lui. C’est le seul endroit au monde où je me retrouve sans téléphone, sans ordinateur, sans télévision, sans journaux… C’est devenu un rituel chaque été. L’autre chose qui me permet de décrocher, c’est la plongée sous-marine, également avec mon fils. En fait, j’ai besoin de silence parce que mon environnement quotidien, c’est le bruit.
I.G.: Les téléspectateurs apprécient votre côté humaniste, votre préoccupation pour le sort des populations – notamment celui des femmes – dont vous avez fait preuve dans plusieurs de vos reportages. Comment parvient-on à donner l’illusion du détachement par rapport à des réalités qui nous bouleversent?
C.G.: C’est après 2001 que j’ai eu la possibilité de faire ce genre de reportages. J’étais arrivée à un moment de ma carrière où je pouvais me permettre d’être plus personnelle. J’avais à la fois un certain recul par rapport à l’événement et une soif de montrer des problèmes que je n’avais jamais eu l’occasion de dénoncer – en 20 ans de carrière -, qu’il s’agisse des veuves blanches en Inde ou des femmes qui s’immolent par le feu en Afghanistan. Les images sont parfois crues, mais c’est la réalité, et on ne montre même pas ce qu’il y a de pire: seulement ce que nous croyons nécessaire pour toucher la conscience des gens.
I.G.: Comme cette jeune Afghane qui s’était brûlée et se cachait le visage, mais qui a accepté de vous parler…
C.G.: Oui: elle voulait parler. En revisionnant ce reportage, j’ai compris que cette femme éprouvait une forme de fierté à nous raconter son histoire. Même si elle savait qu’elle allait retourner dans la même situation, qu’il n’y aurait aucune amélioration dans son existence, elle avait le sentiment d’avoir posé un geste de rébellion – probablement le seul de sa vie.
I.G.: Avez-vous le sentiment de pouvoir faire changer les choses?
C.G.: On garde toujours l’espoir de les faire bouger… à son niveau. Chaque fois qu’on diffuse un reportage, on reçoit des courriels de gens qui veulent aider. C’est sûr qu’avec l’implication du Canada en Afghanistan, nos reportages sur l’aide humanitaire ou sur la situation des femmes là-bas ont plus d’impact. Ils aident les téléspectateurs à comprendre qu’il y a des gens directement touchés par ce que nous, en tant que pays, faisons ou ne faisons pas. Et ils permettent de saisir l’immensité de la tâche qui consiste à essayer d’amener tranquillement l’Afghanistan vers le XXIe siècle.
I.G.: Redoutez-vous de faire les frais de la dictature de l’âge pour les femmes?
C.G.: Il y a quelques années, les femmes de 50 ans et plus étaient rares à l’antenne, mais on en voit énormément aujourd’hui. Et plus il y en aura, plus on sera acceptées. C’est sûr que ça reste difficile… mais les hommes sont eux aussi soumis à une certaine dictature de l’âge: la chirurgie esthétique n’est pas réservée qu’aux femmes!
I.G.: Envisagez-vous de rester à la barre du Téléjournal le plus longtemps possible?
C.G.: Les journalistes d’expérience travaillent beaucoup plus longtemps qu’auparavant. Les Simon Durivage, Pierre Bruneau, Bernard Derome, par exemple, ont pratiqué le métier pendant de longues années, alors pourquoi pas une femme? Il va falloir se battre, mais la société me semble plus avancée que la télévision en la matière. Je ne crois pas que les téléspectateurs trouvent que nous n’avons pas notre place à l’écran. On reconnaît la crédibilité et l’expérience.
I.G.: A l’ère d’Internet et de l’information continue, les bulletins de nouvelles pourront-ils longtemps rester sous la même forme?
C.G.: On est en pleine réflexion là-dessus. Il y a certainement des choses qui vont changer, il va falloir s’adapter. Déjà, on ne se demande plus seulement quelle est la nouvelle la plus importante du jour, mais comment la traiter pour qu’elle le reste jusqu’à 21 heures ou 22 heures. Est-ce que ça veut dire couvrir moins de sujets pour les approfondir plus? Est-ce que les bulletins vont quitter les chaînes généralistes et se retrouver sur les chaînes d’information continue? Tout est sur la table. Mais j’ai du mal à imaginer que les bulletins d’informations vont disparaître: ces grands rendez-vous restent primordiaux pour la démocratie.
I.G.: Prendre la barre du Téléjournal de 22 heures, c’est une consécration. Malgré vos 25 ans de carrière à Radio-Canada, avez-vous le trac avant d’entrer en ondes?
C.G.: Oui, chaque soir. Et c’est indispensable! Le Téléjournal, c’est une institution: il ne faut jamais oublier qu’on en porte le poids. Juste avant de commencer, je me demande toujours si c’est le meilleur bulletin possible.