Photo: Jonathan Bird/Getty
À moins de trois mètres de ma place à tribord du voilier, six très gros cachalots femelles font quelque chose que peu d’êtres humains ont eu le privilège d’observer. Le soleil brille de tous ses feux en ce milieu d’après-midi. Piloté par Hal Whitehead, biologiste de l’université de Dalhousie et l’un des plus grands spécialistes des cachalots, notre cotre de 12 mètres fend les eaux de la mer de Cortez, un golfe qui s’étire sur 1000 kilomètres le long de la côte occidentale du Mexique. Ses puissantes marées produisent des remontées d’eaux froides riches en éléments nutritifs qui attirent d’innombrables espèces marines: vivaneaux, sardines, requins et, surtout, le calmar géant, que le cachalot chasse à l’année longue, plongeant à des kilomètres de profondeur pour localiser au sonar sa puissante masse tentaculaire et l’engloutir dans son sourire dentelé.
Depuis cinq jours, Whitehead et ses quatre membres d’équipage – dont les étudiants au doctorat Armando Manolo Álvarez Torres et Catalina Gomez – suivent les cachalots 24 heures sur 24. La nuit, ils les repèrent aux cliquetis d’écholocalisation qu’ils captent par hydrophone; le jour, ils les observent et les photographient. À bien des égards, Whitehead travaille à l’ancienne mode. Ses jeunes collègues ont tendance à recueillir leurs données par télédétection satellitaire. Whitehead préfère payer de sa personne. Sachant qui fait quoi en compagnie de qui, il peut déduire quantité d’enseignements sur l’organisation sociale des cachalots.
Jusqu’à présent, les baleines que nous pistons n’ont rien fait de bien extraordinaire: elles se contentent de plonger et – hors de vue – de chasser. Un souffle buissonnant, souvent signalé par la vigie, annonce leur retour à la surface. Par petits groupes familiaux d’une demi-douzaine environ, elles se laissent ensuite dériver à la surface, oxygénant leur sang en prévision de la plongée suivante.
Beaucoup plus rarement, elles socialisent en se frottant les unes contre les autres comme une bande de monstrueux furets aquatiques. «Holà», lance Gomez quand l’eau se met à bouillonner devant elle. L’une des baleines roule sur le flanc, exposant le rose tendre de sa mâchoire, si étonnamment mince et fragile par rapport à son énorme rostre. Une autre lui passe sur le corps en ondulant, une troisième sort la tête de l’eau à la verticale comme si elle humait l’air, puis se cambre, dos cintré, et replonge dans la mêlée. Le puissant appareil de Gomez prend photo sur photo tandis qu’un de ses camarades note fébrilement toutes ces interactions dans le journal de bord.
IL SERAIT IMPENSABLE DE MASSACRER DES CÉTACÉS S’ILS ÉTAIENT CONSIDÉRÉS COMME DES PERSONNES.
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Cette socialisation, dit Whitehead, est la «colle» qui soude les clans de cachalots. Elle ouvre aussi une fenêtre sur la thèse la plus étonnante du biologiste: les cachalots auraient non pas une, mais des cultures. Chaque clan serait unique à presque tous les égards: alimentation, migrations, soin des baleineaux, taux de reproduction. Les cachalots parlent aussi des dialectes différents. Outre les cliquetis d’écholocalisation, ils émettent des vocalisations appelées «codas» qui varient d’un clan à l’autre – pensez aux différences entre le vénitien et le sicilien – et sont probablement une manifestation identitaire.
«Ces différences ne sont pas innées, mais apprises», dit Whitehead. Les cétacés – de même que les chimpanzés, les éléphants et peut-être certains oiseaux – se distinguent par la persistance de leurs acquis. Transmis de génération en génération, ils contribuent à façonner l’identité du clan.
Les éléments de preuve réunis par Whitehead nous forcent à reconsidérer nos critères de protection des cétacés. Ils nous révèlent en effet que si nous détruisons un groupe de cachalots, d’épaulards ou de dauphins, nous n’anéantissons pas seulement des individus ou une population animale, nous annihilons un dialecte, une technique de chasse, une tradition sociale – bref, une très ancienne culture vivante.
«Il y a quelques centaines de milliers d’années, la culture était pour l’essentiel marine, affirme Whitehead. Baleines et dauphins ont possédé les cultures les plus avancées de la planète jusqu’à l’apparition d’un drôle d’hominidé bipède.»
Quand Whitehead et son collègue Luke Rendall ont publié leurs résultats dans un numéro spécial de l’influente revue Behavioral and Brain Science, en 2001, quelques critiques scientifiques ont fait la moue, jugeant leurs conclusions «fragiles» et «exagérées». D’autres, convaincus par leur démonstration, en ont fait la pierre angulaire de recherches sur la cognition des cétacés qui se sont poursuivies pendant toute la décennie.
Un tournant s’est produit à Vancouver en février dernier lors du congrès annuel de l’Association américaine pour l’avancement de la science, le plus grand rassemblement scientifique du monde: un petit groupe de chercheurs et d’éthiciens a présenté, dans une salle pleine à craquer, une proposition qu’il voulait révolutionnaire: la déclaration des droits des cétacés.
«Nous affirmons, dit ce texte, que tous les cétacés sont des personnes et ont, à ce titre, droit à la vie, à la liberté et au bien-être.» La déclaration leur reconnaît dans le même mouvement le droit de ne pas être massacrés, détenus en captivité, vendus, exploités ou arrachés à leur milieu naturel. Elle a bien sûr été abondamment commentée par les médias du monde entier, en bien le plus souvent, d’un ton plus acerbe ou perplexe dans quelques cas. «L’essentiel, dit Lori Marino, neurobiologiste à l’université Emory d’Atlanta qui a participé à sa rédaction, c’est qu’on la prend au sérieux.»
La déclaration n’est pas contraignante, et rien ne dit que ses promoteurs réussiront à lui donner force de loi. Ils aimeraient la soumettre à l’assemblée des Nations unies. Dans un autre contexte, Marino et certains signataires collaborent avec le Projet des droits non humains, organisation qui s’apprête à entamer les premières poursuites destinées à faire tomber le mur juridique séparant les êtres humains des autres créatures vivantes. «Nous voulons que les cétacés soient reconnus par le droit – qu’un dauphin ou une baleine soit le plaignant, explique Marino. Il doit bien y avoir quelque part un juge prêt à entendre une cause de ce genre. La science est avec nous.»
L’argument principal sera que baleines et dauphins sont des personnes, comme les êtres humains. «Le statut de personne est reconnu aux êtres humains parce qu’ils possèdent un certain nombre d’attributs, dit Marino. Ils sont conscients, intelligents, complexes, autonomes, cultivés, etc. Si on admet cette définition – et c’est elle qui, sous une forme ou une autre, figure dans les constitutions et autres législations du monde entier – alors les dernières découvertes scientifiques démontrent que les cétacés y répondent aussi. Ils sont donc des personnes non humaines.»
L’heure des droits civils semble avoir sonné pour les cétacés – à condition que les preuves scientifiques sur lesquelles s’appuie la déclaration soient valables. Si oui, quelles sont les conséquences juridiques et morales d’une extension du statut de personne aux cétacés? À quoi pourrait bien ressembler une «nation cétacéenne»?
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Il y a seulement quelques siècles, les baleines étaient des créatures de mythe et de légende, voire de cauchemar. Les gravures du XVIesiècle dépeignent des monstres aux dents pointues, aux oreilles ailées, aux ventres cornus. Le développement de la chasse au XVIIIesiècle a graduellement corrigé cette image, mais les matelots européens et américains ne rapportaient pas moins de leurs campagnes des récits remplis d’épreuves et de combats contre le cachalot, fléau des mers du Sud capable de retourner les baleinières et de tuer les harponneurs. C’est à cette source que l’écrivain américain Herman Melville a puisé l’inspiration de son épopée.
Les premières observations réalistes sont consignées dans les journaux de bord des naturalistes qui accompagnaient les baleiniers. En 1939, Thomas Beale est frappé par l’intense sociabilité des cachalots femelles. Il est l’un des rares naturalistes qui trouvent cette espèce plutôt paisible («timide et inoffensive», écrit-il). Ce genre de constat est exceptionnel. Le cachalot est alors perçu comme une mouvante montagne de lard qu’il suffit de faire fondre pour obtenir de la cire à bougie, du savon et, produit précieux entre tous, de l’huile – ressource non renouvelable qui a été le carburant de la révolution industrielle et sera exploitée jusqu’à quasi-épuisement par une humanité devenue «oléodépendante».
Dans la dernière partie du XIXesiècle, les techniques de chasse se perfectionnent au point que des centaines de milliers de baleines sont «récoltées» chaque année. Leurs populations s’effondrent. De 350000 au tournant du XXesiècle, le nombre de rorquals bleus dans les mers du Sud plonge à un peu plus de 2000, son niveau actuel. Les cachalots ont payé un tribut nettement moins lourd même si on en tirait une huile particulièrement fine, le spermaceti, utilisé pour fabriquer des bougies de luxe très lumineuses et odorantes: le tiers de leur population, plus de un million, aurait survécu. Les baleines ne sont alors que des «unités».
Cette chosification du vivant est typique du behaviorisme, théorie scientifique en vogue à l’époque, qui considère les animaux comme des êtres dépourvus de sensibilité, des espèces de pantins qui réagissent mécaniquement aux stimuli externes.
Tout change au milieu du XXesiècle. Des biologistes préviennent la toute nouvelle Commission baleinière internationale (C.B.I.) que leurs protégées pourraient bientôt disparaître. Dans l’imagination populaire, Moby Dick cède la place aux doux géants de Jacques Cousteau. À la fin des années 1960, l’intrépide dauphin Flipper charme des millions de téléspectateurs, et, en 1970, un bouleversant enregistrement des chants du rorqual à bosse fait la fortune de Capitol Records.
Le plus influent – et le plus controversé – des acteurs de ce retournement d’opinion est un brillant médecin et neurophysiologiste appelé John Lilly. Il est l’un des premiers chercheurs et promoteurs de l’intelligence des dauphins. Doué d’un sens inné du spectacle, il imagine, entre autres, de leur enseigner à pépier des phrases en anglais.
Les médias l’adorent. Ses livres se vendent comme des petits pains et inspirent une génération de biologistes marins. Ses résultats et articles scientifiques sont si bien accueillis qu’il n’hésite pas à faire des proclamations radicales: «Dauphins et baleines doivent avoir les mêmes droits individuels que les êtres humains.» Il considère la recherche sur la communication des cétacés comme un enjeu capital pour la civilisation humaine, car «nous devons apprendre quels sont leurs besoins, leur morale, leur philosophie. Les extraterrestres sont ici, au fond des mers.»
Ce lumineux portrait des cétacés en extraterrestres intelligents et pacifiques, les jeunes ne demandent qu’à y croire. Le mouvement Sauvons les baleines s’ébranle. En 1972, A Whale for the Killing du naturaliste canadien Farley Mowat fait scandale. L’association Greenpeace, elle aussi canadienne, commence à interposer ses canots pneumatiques entre les baleiniers et leurs proies. En 1986, après des années de débats enflammés, un moratoire est décrété sur la chasse commerciale. Tous les membres de la C.B.I. s’y conforment sauf la Norvège, l’Islande et le Japon, qui tirent parti des lacunes du traité pour capturer des milliers de baleines chaque année.
Le danger d’extinction est loin d’être conjuré même si certaines populations remontent peu à peu la pente. Sept des 13 espèces de grandes baleines sont encore menacées, et plusieurs populations – notamment, la baleine grise du Pacifique nord-ouest, la baleine franche dans l’ouest de l’Atlantique nord et le rorqual bleu de l’Antarctique – sont réduites à quelques centaines d’individus. Les collisions avec des embarcations et les «captures accessoires» des pêcheries tuent annuellement plus de 300000 cétacés. Le plus grave, c’est que le traité ne protège pas spécifiquement les petits cétacés, baleines ou dauphins. Plus de 20000 dauphins et marsouins perdent la vie chaque année le long des côtes japonaises, surtout dans la baie de Taiji dont les eaux peu profondes ont été rendues tristement célèbres par La baie de la honte, un documentaire oscarisé.
Marino pense que l’octroi d’une personnalité juridique et de droits fondamentaux aux cétacés forcera la C.B.I. à corriger les dernières failles du traité, rendant la chasse beaucoup plus difficile pour tout le monde. Cela pourrait aussi mettre fin à la captivité des baleines et dauphins, ce qui handicaperait les parcs d’attractions à la SeaWorld, mais profiterait aux entreprises qui vivent de l’observation des baleines dans leur milieu naturel, activité touristique en expansion rapide qui rapporte plus de deux milliards de dollars par an et emploie plus de 13000 personnes dans le monde.
Pour la sensibilité humaine, cette reconnaissance est une nouvelle révolution. Le concept de «conscience cétacéenne» attend depuis un demi-siècle le jour où il cessera d’être une hypothèse passionnément défendue par une minorité pour devenir une idée largement acceptée. Un certain nombre de chercheurs croient – déclaration à l’appui – que ce jour est venu.
Non loin du voilier, des cachalots émergent en rangs serrés. Avant notre sortie, Whitehead m’a montré des images sous-marines d’un groupe en train de socialiser. Fascinante sensualité des corps roulant et pivotant au ralenti, des dos crénelés frottant contre des ventres clairs, des flancs vibrant sous les caresses sonores. Scène empreinte d’une attention et d’une affection mutuelles qui m’ont bouleversé.
Même s’ils sont incapables de localiser le siège de la conscience dans le cerveau animal – pas plus que dans le nôtre d’ailleurs – la plupart des savants ne se demandent plus si les bêtes ont une vie intérieure. Ils tiennent pour évident qu’elles possèdent une sensibilité consciente. Jaak Panksepp, l’un des plus grands spécialistes mondiaux des origines neurologiques de la pensée et de l’émotion, croit que «l’inexistence d’une conscience animale est aussi improbable que la thèse anthropocentrique préscientifique faisant tourner le Soleil autour de la Terre».
Mais qu’est-ce que la «conscience»? Au niveau le plus élémentaire, c’est la faculté de percevoir la réalité environnante, faculté que presque tous les animaux possèdent. Beaucoup d’espèces se livrent par ailleurs à une large gamme d’activités dites sociales allant des comportements coopératifs aux soins maternels. Les abeilles exécutent des tâches complexes; sont-elles conscientes pour autant? Peut-être. Ce n’est plus l’existence d’une intelligence animale qui est en question, mais bien la nature de cette intelligence.
La science considère désormais l’intelligence comme un phénomène largement répandu dont les manifestations varient d’une espèce à l’autre. Les êtres humains ne seraient pas séparés des animaux par un abysse insondable. Puisque nos structures cérébrales sont semblables, nos fonctions cognitives pourraient bien l’être aussi; pensez à des milliers de systèmes d’exploitation différents programmés pour exécuter les mêmes applications. Si les cétacés ont tenu un si grand rôle dans cette histoire, c’est en partie grâce à des découvertes de Whitehead, mais aussi aux expériences de pionniers passionnés comme Lou Herman, le chercheur de l’université de Hawaii à qui on doit la preuve des prodigieuses capacités d’apprentissage, de mémorisation et d’invention dont les dauphins se servent pour résoudre des problèmes complexes. En témoigne cette anecdote célèbre sur un dauphin très malin que ses entraîneurs récompensaient chaque fois qu’il leur rapportait des détritus. Ils ont fini par découvrir qu’il avait dissimulé un journal au fond de son bassin et en déchirait délibérément un petit bout à la fois pour leur extorquer plus de poissons.
Ce sont toutefois les recherches sur le cerveau des cétacés qui ont le plus de chances de changer la donne. Marino, qui étudie depuis 20 ans la structure et l’évolution cérébrales des baleines, fait observer qu’en plus d’être très volumineux (par rapport à la masse corporelle, seul le cerveau humain est plus gros), il possède des cellules fusiformes, des zones de haute densité neuronale et beaucoup de «circonvolutions», replis sinueux qui augmentent la surface du cortex et lui donnent son apparence ridée (les cerveaux des animaux moins intelligents sont beaucoup plus lisses). Qui plus est, le cerveau des cétacés a connu une évolution très différente de celles des primates et autres mammifères. En 35 millions d’années, il a acquis une structure et une organisation fonctionnelle uniques en leur genre. Marino y voit «une évolution convergente vers l’intelligence supérieure».
NOUS QUI AVONS TOUJOURS CHERCHÉ DANS LES ÉTOILES LES SIGNES D’UNE VIE INTELLIGENTE, NOUS COMMENÇONS À SOUPÇONNER QU’ELLE EXISTE PRÈS DE NOUS
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La partie du cerveau des baleines qui intrigue le plus Marino, c’est le système limbique, le régulateur des émotions chez les mammifères. À certains égards, note-t-elle, celui des cétacés est plus plissé que le nôtre. Il est en outre si volumineux qu’un lobe supplémentaire, dit paralimbique, pénètre dans le cortex. Sa position laisse penser qu’il est impliqué dans une fusion sans équivalent connu entre émotion et cognition, peut-être un mélange de communication et de conscience que nous ne comprenons pas.
«Les cétacés sont probablement les mammifères les plus sociables, communicatifs et coordonnés de la planète, êtres humains compris, dit Marino. Par exemple, jamais un épaulard sauvage n’en tue ou n’en blesse gravement un autre bien qu’ils se disputent les mêmes proies et partenaires sexuels et qu’il y ait des affrontements. Dans cette société-là, la violence est bannie, et la répartition des ressources entre les clans d’un même secteur se fait de manière pacifique – chose qui nous échappe encore à nous, pauvres humains.»
Whitehead tend un doigt vers la surface de l’eau: nous avons piqué la curiosité de deux cachalots. Pour mieux capter les vocalisations de la troupe, Torres a plongé un hydrophone dans l’eau, et le long câble bleu traînant derrière le bateau a déclenché une frénésie de cliquetis d’écholocalisation. Tout en ramenant le câble pour éviter une morsure comme celle qui s’est produite durant la précédente sortie, je sens la coque vibrer sous ces rafales de «pings». Une des baleines suit l’hydrophone de près, me donnant l’impression d’être à la pêche aux géants. Elle finit par rouler sur le flanc et me jeter un regard glauque avant de s’en retourner vers les siens.
Whitehead, Marino et quelques autres croient que l’écholocalisation – «le plus puissant dispositif d’imagerie du monde», selon Whitehead – joue un rôle central dans le développement social des cétacés. Ils n’excluent pas qu’elle leur serve à voir l’intérieur des corps, comme en échographie. «Leur sonar leur permet peut-être de distinguer les organes internes des autres membres du groupe, suppute Whitehead. Auquel cas, impossible de cacher ce qu’on a mangé, si on est sexuellement réceptive, enceinte, malade. La vie sociale doit être bien différente, alors.»
Ce n’est pas tout. Le corps génère une quantité énorme d’information: accélération du rythme cardiaque, contraction du diaphragme, tension des muscles, toutes ces réactions sont peut-être analysées à la vitesse de l’éclair par les massifs cortex associatifs des baleines. Et cela collectivement, car dauphins et cachalots semblent capables de capter les échos des vocalisations de leurs congénères, comme si nous, nous voyions par les yeux d’autrui. Un groupe de cétacés largement éparpillé pourrait donc constituer une entité sensorielle capable de percevoir la moindre vibration, le plus petit frisson au sein du vaste monde des phénomènes sensibles.
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L’une des plus grandes femelles nous guette, le rostre pointé vers le ciel comme un massif périscope, les yeux au ras de l’eau. J’ai l’impression d’être scruté par une intelligence étrangère. Sensation excitante et déconcertante à la fois, comme si j’étais invité à un dialogue auquel je ne suis pas préparé.
C’est ce que doivent ressentir certains critiques de la déclaration. Tasha Kheiriddin, chroniqueuse et analyste politique du National Post, s’est empressée de souligner que, pour avoir des droits, on doit adhérer à un contrat social, chose impensable entre animaux et humains. «Un animal n’a pas de biens en propre. Il n’est pas assujetti à l’impôt. Il ne peut pas être tenu responsable de ses actes, juridiquement ou autrement: n’espérez pas faire un procès à un dauphin qui vous a mordu ou a détruit votre bateau.»
QU’EST-CE QU’UNE PERSONNE? UN ÊTRE, CERTES, MAIS DOTÉ D’UN ATTRIBUT ISSU DE NOTRE RAPPORT À LUI
Marino réplique qu’il y a d’autres façons d’envisager la question. «Nous n’attendons pas des petits enfants qu’ils prennent des responsabilités, dit-elle, mais nous les considérons quand même comme des personnes.» Si on s’en tient aux droits élémentaires, poursuit-elle, il est très difficile de récuser la déclaration. «Nous ne disons pas que les dauphins devraient aller à l’école ou voter – ce serait absurde. Nous voulons que les droits d’une espèce soient fondés sur ses besoins essentiels. S’agissant des cétacés, cela se résume au droit de ne pas être mis à mort, torturés ou emprisonnés, de vivre en liberté dans leur milieu naturel. Des choses élémentaires.»
À première vue, la perspective de Marino est conservationniste, mais en observant les cachalots, je prends conscience qu’elle recèle quelque chose de neuf, une notion qui a rapport avec notre intelligence, pas seulement avec celle des cétacés. Nous qui avons toujours cherché dans les étoiles les signes d’une autre vie intelligente, nous commençons à soupçonner qu’elle existe ici-bas, mais ce que nous en savons – le fait que, pendant 35 millions d’années, les cétacés ont possédé les plus gros cerveaux et les cultures les plus avancées de notre planète – ne nous permet pas de déterminer sa nature profonde. Alors que nos ressources intellectuelles sont massivement consacrées à la manipulation des objets et des idées, les capacités affectives et cognitives des cétacés semblent plutôt investies dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent les uns avec les autres. N’ayant pas de mains, ils ne peuvent pas manipuler leur environnement, mais leur cerveau le perçoit d’une manière qui nous échappe.
Reste que nous pouvons connaître et comprendre au moins quelques facettes de cette étrange intelligence. Comme l’attesteraient tous ceux qui ont un chien ou un chat, nous savons assez facilement si un animal est agressif, affectueux, calculateur même, parce que nous partageons ces traits-là. Je peux comprendre la soif de caresses des cachalots, leur loyauté mutuelle, leur curiosité. Et je ne parle que des comportements qui se laissent observer. La science nous suggère d’autres points communs: la capacité d’élaborer une culture, de communiquer, d’inventer. En comparant les intelligences animale et humaine, on se rend compte qu’il y a toujours une part de différence et une autre de similitude; les proportions varient d’une espèce à l’autre, c’est tout.
Ainsi, ce que nous avons de commun avec une bactérie est beaucoup plus limité que ce que nous partageons avec une baleine et encore plus, peut-être, avec notre proche parent le chimpanzé. D’une certaine manière, le mystère de la communication entre les animaux et nous n’est qu’une extension du vieux problème de la communication humaine: nous ne pouvons jamais appréhender la totalité d’une expérience vitale – d’autant moins que l’autre a grandi dans un milieu culturel différent – mais il existe de larges zones de chevauchement que la science, l’empathie et l’imagination peuvent élargir.
Qu’est-ce qu’une personne? Un être, certes, mais doté d’un attribut issu de notre rapport à lui. Quand nous reconnaissons l’existence d’une personne, nous admettons qu’il y a là un autre point de vue, fort d’une cohérence interne et d’une intégrité spécifiques. Quoi qu’il arrive sur le plan juridique au cours des années qui viennent, l’octroi de ce statut à des animaux est un choix personnel avant tout. Chacun de nous tranchera la question différemment, mais la vraie promesse de la nation cétacéenne réside dans notre aptitude collective à reconnaître le foisonnement de cultures et d’histoires étrangères qui nous entoure. Nous sommes invités à rallier la communauté de la Nature, à nous rattacher aux autres «personnes» de la planète comme par une invisible toile d’écholocalisation.
En ce qui concerne les cachalots, l’observation me suffit pour l’instant. Peu à peu, ils cessent de batifoler et s’éloignent du bateau. Soudain, comme s’ils répondaient à un signal imperceptible, ils courbent leurs vastes dos et lèvent leurs queues ciselées haut dans les airs. Six empreintes bien nettes flottent dans leur sillage.