Diable d’homme!
Gilbert Rozon vit pour nous faire rire. Raison de plus pour le prendre au sérieux!
«Je suis pourri en dessin, mais j’aurais aimé être un Léonard de Vinci.» Gilbert Rozon a toujours vu grand, et ça lui a réussi. À 56 ans, l’aîné des sept enfants de Georgette Rochon et de Rémi Rozon, de Saint-André-d’Argenteuil, règne sur le Groupe Juste pour rire. Autant dire un empire! Une multinationale de l’humour ayant pignon sur rue à Montréal, Paris, Los Angeles, Toronto et Londres. Vaisseau amiral de la flotte, le Festival Juste pour rire de Montréal souffle ce mois-ci ses 28 bougies et attire chaque année deux millions de spectateurs, en plus de s’être cloné à Toronto et à Chicago!
Dire que tout a commencé dans un sous-sol d’église… Une troupe de théâtre, de passage à Saint-André, avait mis le jeune Gilbert aux commandes de l’éclairage. L’ado de 15 ans en était ressorti à jamais ébloui par les arts de la scène. Au début des années 1980, il organisera à Lachute La Grande Virée, festival multidisciplinaire qui fera un malheur deux années de suite. Avant de le ruiner. Abandonner? Pas lui. Juste pour rire naît en 1983. La suite fait partie de l’histoire.
Vendeur, livreur de journaux et même fossoyeur, Gilbert Rozon n’a reculé devant rien pour «s’en sortir». Allant même jusqu’à faire son Barreau! Maître Rozon aime les effets de toge: ses déclarations chocs sur la nécessité d’assouplir les règles d’immigration, à son avis trop axées sur la francophonie, ne sont pas passées inaperçues. Celle où il a évoqué son envie de briguer la mairie de Montréal, non plus. Gilbert Rozon est un vlimeux qui aime brasser la cage. Mais il aime aussi sa famille, ses racines et son prochain.
Danielle Stanton: Vous êtes juge depuis cinq ans à l’émission La France a un incroyable talent. Là-bas, vous êtes une star! Ça vous plaît?
Gilbert Rozon: C’est agréable, mais je ne ressens pas le besoin absolu d’être aimé. D’ailleurs, comme je suis le juge dur, celui qui donne l’heure juste aux candidats, je suis autant aimé que détesté. Paradoxe qui me convient.
D. S.: Ici, on ne vous reconnaît pas forcément dans la rue… mais vous êtes très engagé dans la vie publique, comme dans le Collectif des festivals montréalais qui vise à faire de la métropole une plaque tournante nord-américaine des festivals. Cet objectif vous tient à cœur?
G. R.: Et comment! Je caresse cette idée depuis longtemps. Si une vingtaine de festivals se déroulaient ici entre la mi-juin et la mi-août, l’impact touristique pour Montréal équivaudrait à cinq Grands Prix! Nous avons tous les atouts: un centre-ville dédié aux spectacles, des salles de théâtre à la tonne, une animation urbaine de premier ordre en toile de fond, etc. Alors, allons-y! Remplissons les salles du matin au soir! Je veux de la concurrence à mon festival! [Rires.]
D. S.: L’avenir de Montréal vous tient visiblement à cœur. Le poste de maire est-il toujours dans votre mire?
G. R.: Je veux servir Montréal. Quelle forme cela prendra? Pour l’instant, j’étoffe ma réflexion. Quand je rencontre Gérald Tremblay, j’essaie de comprendre ce qu’il a en tête. Veut-il être un entrepreneur qui met en place une infrastructure solide sur laquelle on pourra ensuite «décorer la maison», un peu comme l’ex-maire Jean-Paul L’Allier l’a fait pour Québec avant Régis Labeaume? On verra quel sera le bilan de son règne.
D. S.: Vous avez déjà dit que vous devriez assurer votre avenir financier avant de sauter dans l’arène municipale. C’est drôle, on ne s’inquiète pas trop pour vous…
G. R.: Je pourrais effectivement me débrouiller. Par contre, je dois assurer la survie de Juste pour rire. Mon cœur, mes tripes sont là! Je veux que le festival survive et continue d’être une des fiertés de Montréal. Je ne le laisserai pas à la dérive pour aller gérer une ville.
D. S.: Si vous étiez maire, vous commenceriez par quoi?
G. R.: Je ne suis pas maire. Ce serait trop facile de jouer à l’être.
D. S.: On jase, là… Le duo Labeaume à Québec et vous à Montréal, ça pourrait faire des flammèches?
G. R.: Les rivalités m’amusent: elles créent une saine émulation. Je m’entends bien avec tous ceux que je juge dignes d’admiration. Je n’ai par exemple aucune difficulté à traiter avec un ministre souverainiste que je respecte, même si je suis fédéraliste.
D. S.: Qu’est-ce qui vous séduit dans la thèse fédéraliste?
G. R.: Mes études en droit font que je comprends peut-être mieux la teneur de la Constitution canadienne que le quidam: la séparation des pouvoirs Ottawa-Québec m’apparaît claire. Cela dit, le Québec devrait aspirer à réduire sa dépendance économique envers Ottawa. Pour cela, il faut qu’un politicien accepte de dire à la population: «Y en aura pas de facile, mais on va mettre de l’ordre dans nos affaires et on va y arriver.» Il nous faudrait des leaders qui n’ont pas peur de ne pas être aimés.
D. S.: Si vous étiez au pouvoir, vous ne tomberiez pas dans le piège de vouloir plaire à vos électeurs?
G. R.: Entendons-nous. Je ne serai pas assez tata pour annoncer toutes les mauvaises nouvelles en début de mandat et risquer de me faire éjecter avant d’avoir pu accomplir quoi que ce soit! Cela dit, je ne courrais ni après la notoriété, ni après l’argent, ni après le pouvoir. J’ai déjà tout cela!
D. S.: En tout cas, vous n’aviez pas eu peur de déplaire en 2009, en déclarant que le fait de privilégier une immigration francophone nuisait au développement de Montréal…
G. R.: Je le maintiens. Je ne suis pas un vendu pour autant! La langue française, je l’aime, et ma culture, j’y crois. Je dis simplement qu’on a un problème à résoudre. Si on veut attirer des sièges sociaux, il faut faire en sorte que les enfants des gens qui viendront s’installer ici puissent apprendre un anglais digne de ce nom. Cet assouplissement des règles mettrait-il le français en péril? Selon moi, non. Le français survit depuis des centaines d’années dans ce climat de tension avec l’anglais. Qu’on me convainque que je suis dans les patates, et je suis prêt à changer d’idée. Mais cessons les débats stériles pour épater la galerie et parlons des vraies affaires.
D. S.: Vous semblez animé d’un besoin d’engagement social. C’est nouveau?
G. R.: Non. Ce besoin a toujours été présent; travailler pour soi, c’est bien, mais ça devient lassant. Actuellement, je soutiens la Maison du Père. Les sans-abri ne mobilisent pas les foules. Parfait! Les causes ingrates m’attirent. Juste pour rire est aussi engagé – par l’entremise de l’organisme international Comic Relief, basé à Londres – dans une autre cause considérée comme perdue pour beaucoup: l’Afrique. C’est notre devoir d’aider ce continent à se mettre à niveau avec le reste de l’humanité.
En fait, mes plus beaux souvenirs sont reliés aux moments où je me suis senti utile. Ça remonte à l’époque ou j’ai été élu président de mon école. J’ai vraiment eu l’impression d’aider les élèves, et ça m’a plu.
D. S.: Vous évoquez votre jeunesse. Qu’est-ce qui vous vient spontanément à l’esprit quand vous pensez à Saint-André-d’Argenteuil?
G. R.: Saint-André me rassure. Mes racines, c’est viscéral. Mon enfance fait partie de moi. En parler m’émeut… J’ai toujours une maison à Saint-André. Quand j’y vais, je décroche. Je ne suis plus l’«animal social», je redeviens le p’tit Rozon. Je marche sur les terres, j’ai envie de jardiner. Je vais Chez Dédé manger mes œufs-bacon en lisant le journal local pour prendre le pouls du village: qui a fait quoi, qui vient de mourir… Participer à cette vie loin du jet set m’apaise.
D. S.: Avoir grandi en région vous fait-il porter un regard différent sur Montréal, sur le monde?
G. R.: Je suis né à Montréal, mais mes parents sont retournés vivre à Saint-André quand j’avais un an. J’ai découvert Montréal à travers des émissions comme Moi… et l’autre. La vie urbaine m’apparaissait comme le boutte du boutte! Chez nous, on chauffait au bois, on allait au champ avant l’école, et on faisait bouillir l’eau sur le poêle pour prendre notre bain le samedi. Quand je suis parti en ville pour étudier au cégep du Vieux Montréal, ça a été la folie totale. Cela dit, je comprends le sens du mot immigrer. Je sais ce que veut dire être rejeté, ne pas avoir de réseau, devoir se bâtir un nouveau cercle d’amis. J’ai vécu cela deux fois; en arrivant à Montréal et en m’installant à Paris durant les années 1990. Maintenant j’ai compris: une fois que tu as démystifié un endroit, il redevient un village. Paris, Montréal, New York… tout redevient un jour un village.
D. S.: Votre tout premier contact avec Paris, à 20 ans, a pourtant été un choc, non?
G. R.: Tout un! J’ai été confronté à mes limites. J’étais un gros gars de la campagne qui parlait avec un fort accent québécois. Les gens ne comprenaient rien de ce que je disais et me regardaient de travers. J’ai aussi pris la mesure de mon inculture. Au retour, j’ai réagi en étudiant le droit, en lisant beaucoup et en allant au cinéma. Mais cette expérience m’a longtemps traumatisé. Complexé. Aujourd’hui, je ne prétends pas avoir de véritable culture. Disons que j’ai essayé de dégrossir le personnage pour le rendre plus acceptable.
D. S.: Vous évoquez un complexe. N’avez-vous pas enfoncé le clou en choisissant comme cheval de bataille l’humour, un art snobé par beaucoup?
G. R.: J’avais le choix. Ou je me mentais et je choisissais de produire du théâtre ou de l’opéra pour avoir l’air smatte, ou j’optais pour un secteur qui m’intéressait. L’humour me fascinait depuis que j’avais assisté à un spectacle des Cyniques avec mon père, dans les années 1960. A l’époque, le Québec était encore très catholique. Quand j’ai vu mon père et tous les spectateurs rire comme des fous de la parodie du cardinal Léger, c’est devenu clair: le diable était dans la pièce. L’humour a toujours été mal vu des élites parce qu’il possède le terrible pouvoir d’ébranler n’importe quel dogme. On revient à l’Afrique ou aux sans-abri: le côté mal aimé de l’humour m’attirait! Ça m’a réussi.
D. S.: Quelle est votre grande force comme producteur?
G. R.: Mon pif. Je suis l’équivalent du botteur qui exécute les placements au football. Je vise avec une précision exceptionnelle. J’ai appris en produisant et en côtoyant Charles Trenet, mais aussi les Reggiani, Barbara, Rowan Atkinson (Mr. Bean), etc. Maintenant, je sais distinguer les «vrais» de ceux qui ont juste compris comment la business fonctionne.
D. S.: Vous avez aussi quelques faux pas à votre crédit. En 1998, vous avez plaidé coupable à une accusation d’agression sexuelle sur une jeune femme de 19 ans. Quelles leçons avez-vous tirées de cela?
G. R.: Qu’une bonne claque vaut bien des thérapies! Je n’étais pas un mari fidèle et je n’en étais pas fier. Je me disais: C’est pas vrai, Gilbert. Tu vas pas finir comme un vieux beau à draguer les jeunes filles? Je ne suis devenu ni un ange ni un reborn christian, mais cet épisode m’a permis de me ressaisir.
D. S.: En 2006, vous avez épousé votre conjointe, l’artiste en arts visuels Danielle Roy, après 20 ans de vie commune. Pourquoi?
G. R.: On se devait bien ça! Après toute cette histoire, nous nous sommes séparés, puis nous sommes revenus ensemble. Bien des couples vivent ces hauts et ces bas; nous sommes simplement plus exposés médiatiquement. Danielle est une femme remarquable. Et une mère hors du commun: elle a su élever nos trois fils de façon exceptionnelle.
D. S.: Seront-ils votre relève?
G. R.: Charles (21 ans) veut faire le même métier que moi, Arthur (17 ans) espère devenir acteur et Edouard (15 ans) est encore trop jeune pour choisir. Chose certaine, je ne ferai pas preuve de népotisme aveugle. Le nom Rozon ne donnera pas un accès automatique à un poste de direction ou à la présidence du Groupe JPR. Ce serait la meilleure façon de tuer l’entreprise. De telles responsabilités se méritent. Le seul qui ne mérite pas son poste, c’est moi!
D. S.: Que détestez-vous qu’on dise sur votre compte?
G. R.: Je m’en fiche. Je ne suis pas insensible aux critiques, mais on m’a tellement attaqué que, maintenant, j’ai la couenne dure. Mais bon, je fais beaucoup d’efforts pour dire les choses telles qu’elles sont, sans détour et en évitant la langue de bois. Alors, j’admets: quand on prétend que je mens, ça me froisse.
D. S.: Votre réussite est indéniable. Vous semblez maître du monde! Avez-vous un talon d’Achille, une faiblesse?
G. R.: Le doute. Je réussis à surmonter mes peurs, mais je porte le doute en moi. J’ai beau avoir accompli un certain nombre de choses valables, je n’arrive pas à m’en attribuer le mérite. C’est comme si je me disais: Bof, j’ai été chanceux! Quand tu as grandi en te faisant répéter que «Les Québécois sont nés pour un petit pain», tu as beau te battre pour prouver le contraire, cette phrase rejoue en boucle sur ton disque dur interne. Pour donner le change, tu affiches une incroyable assurance, une arrogance même. Mais ce n’est qu’une façade. Au fond, je suis un petit gars de la campagne qui n’arrive pas à croire qu’il fait partie du grand monde.
*Crédits photo: Stéphane Najman