Cours papa, cours!
Véritable Forrest Gump québécois, Jean Béliveau a parcouru 75 000 km, traversé 64 pays et usé 51 paires de souliers pour la cause de la paix et des enfants.
«Va-t’en!» Le ton est péremptoire, et Jean Béliveau, réveillé en sursaut, plie sa tente sans demander son reste. La veille, pourtant, la femme du fermier qui vient de le chasser l’a autorisé à camper sur ses terres. Penaude, elle assiste à la scène sans piper mot… Aux premières lueurs de l’aube, Jean se dépêche d’entasser ses maigres possessions dans son chariot tout en espérant que cette mésaventure n’est pas de mauvais augure pour le reste du voyage: nous sommes le 19 août 2000, et le natif d’Asbestos en est à sa première nuit d’un tour du monde pédestre qui doit durer 11 ans. Encore 4000 dodos en perspective!
Rien ne destinait ce grand gaillard à jouer les globe-trotters. Deux ans plus tôt, Jean Béliveau essayait tant bien que mal de maintenir à flot sa petite affaire d’enseignes lumineuses de Granby, fragilisée par la crise du verglas de janvier 1998. Malgré tous ses efforts, il avait dû se résigner à remercier sa quinzaine d’employés et à mettre la clé sous la porte.
Il part vivre à Montréal, mais le cœur n’y est plus, et le jeune quadragénaire sombre doucement dans la dépression… Pour s’en sortir, il se lance à corps perdu dans l’activité physique. «La seule chose qui me faisait du bien.» Un jour de novembre 1999, alors qu’il court sur le pont Jacques-Cartier, à Montréal, il se demande ce qui se passerait s’il continuait plein sud, sans jamais s’arrêter. Combien de temps pour arriver à New York, au Mexique, au Brésil… «En rentrant à la maison, j’ai ouvert mon atlas et j’ai calculé que courir autour du monde me prendrait 10 ans.»
L’idée folle suit son chemin pendant huit mois. Si folle que Jean n’en parle pas à Luce, sa compagne des 24 dernières années, ni à Thomas-Eric et Elisa-Jane, ses enfants nés d’un premier mariage. Mais dans sa tête, tout est prêt: la date de départ, les pays à traverser, les escales… Trois semaines avant le grand jour, il passe aux aveux. Pour Luce, l’annonce est dévastatrice: elle sait qu’elle ne pourra ni le retenir ni le suivre. A 56 ans, cette technicienne en administration ne peut se permettre de partir sur un coup de tête.
Après le choc et les larmes, elle décide de faire contre mauvaise fortune bon cœur: elle l’appuiera à distance, notamment en sollicitant des commandites et en gérant le site internet de l’aventure. Et elle le rejoindra aussi souvent qu’elle le peut. Luce informe aussi l’UNESCO du projet de Jean, car il a décidé de dédier son aventure à la Décennie internationale 2001-2010 de l’organisme, qui fait la promotion d’une culture de la non-violence et de la paix au profit des enfants du monde. Quant à son fils et à sa fille, passé le premier moment de stupéfaction, ils n’ont qu’une phrase à la bouche: «Run Forrest, run!»
Le matin du 18 août 2000, jour de son 45e anniversaire, Jean rend son trousseau de clés et quitte son appartement en poussant son «Winnebago», un chariot d’une cinquantaine de kilos contenant tente et effets personnels, sous les regards émus de Luce, Thomas-Eric et Elisa-Jane, enceinte de trois mois et demi. Direction, les Etats-Unis. Le lendemain, après une première nuit écourtée, Jean se présente au poste frontalier de Lacolle, très nerveux. «Je ne parlais pas anglais. Et je n’avais jamais vraiment voyagé.»
Mais les douaniers américains l’encouragent au contraire dans son aventure, tout comme les habitants du comté de Clinton, qui découvrent le marcheur à la une de leur journal local. Du coup, c’est la notoriété. «Les gens me klaxonnent, sortent de leur maison ou attendent sur le bord de la route pour me donner de la nourriture, de l’argent, me demander un autographe ou prendre des photos, écrit-il à Luce. Je vis quelque chose d’unique.»
De parfaits étrangers, qui ont entendu parler de son voyage, le reconnaissent dans la rue à son chariot surmonté du drapeau canadien et lui proposent spontanément l’hospitalité. Et quand ils n’arrivent pas à le trouver, ils s’adressent à Luce via leur site Internet pour connaître son itinéraire et lui offrir de l’héberger. «C’était une sorte de réservation à l’envers, dit Luce avec amusement. C’est l’hôtel qui réservait le client.»
Et quand le soleil se couche et qu’il n’est attendu nulle part, Jean fait du porte-à-porte pour trouver un toit. Parfois, elles restent closes. Il faut dire qu’après sa journée de marche le Québécois a davantage l’air d’un hurluberlu, voire d’un sans-abri, que d’un humaniste œuvrant pour la paix dans le monde. Au tout début du voyage, un soir de septembre, à Perth Amboy, dans le New Jersey, il essuie sept refus avant de pousser la porte d’un mausolée et d’y étendre son sac de couchage. Chemin faisant, aux Etats-Unis et ailleurs, Jean dormira dans des églises, des YMCA, des parcs, des cimetières, des casernes de pompiers, des postes de police… Il passera même une nuit dans une prison et, bien sûr, sous quelques ponts!
Mais qu’il ait dormi dans un lit douillet, dans un parc ou blotti sous la tente, Jean repart le matin et pousse son Winnebago sur 40 ou 50 kilomètres. Dans la pluie, le vent, ou sous un soleil accablant… Très vite, ses genoux ne supportent plus la cadence infernale de ce marathon quotidien. Au troisième mois de l’aventure, Jean doit renoncer à la course. Il est à Atlanta, à 2000 kilomètres de Montréal, et il lui en reste 73 000! Hors de question de faire demi-tour: il marchera désormais 30 kilomètres par jour.
Le 1er juillet 2003, près de trois ans après avoir franchi la frontière canadienne, Jean quitte le Brésil pour l’Afrique du Sud. Il fait bien plus que changer de continent. «Je sais que je marche encore sur la Terre, mais tout est si différent ici que je pourrais aussi bien être sur une autre planète!» dit-il à Luce. Dans la «nation arc-en-ciel», il désire plus que tout serrer la main de Nelson Mandela, à ses yeux le héros absolu. Après bien des tentatives avortées, leurs chemins se croisent enfin, le 14 octobre 2003, à Durban. L’échange est bref, mais va marquer le marcheur. «Le monde a besoin de gens comme toi», lui dit le Nobel de la paix.
Galvanisé par ces paroles, Jean attaque l’Afrique d’un bon pied… jusqu’en Ethiopie. Là, pour la première fois, il a envie de tout laisser tomber, de rentrer à la maison. «Ça a duré une semaine, raconte-t-il. J’ai appelé Luce; elle m’a répondu que j’étais allé trop loin pour abandonner.»
Alors, il continue. Dans chaque pays qu’il traverse, il va à la rencontre des enfants et appuie les efforts d’ONG vouées à la paix et à l’enfance. Aux Philippines, en compagnie du maire de Manille, il prend la tête d’une marche de trois kilomètres, organisée par une fondation locale, qui permet de récolter près de 4000$ US.
«Ma marche sert à ça: elle est un déclencheur, explique le Québécois, elle lance un mouvement.»
Un mouvement parfois semé d’embûches. Dans l’Etat d’Assam, en Inde, les autorités de New Delhi l’accusent de sympathie envers les séparatistes pour avoir rencontré la mère du chef de la rébellion. Aux Philippines, craignant pour sa sécurité, une trentaine de militaires l’escortent sur 400 kilomètres. «C’était très paradoxal, dit-il. Je marchais pour la paix, mais j’étais entouré de soldats.»
Et même quand tout va bien, il y a cette route qui n’en finit jamais, la monotonie des voitures et des camions qui passent, les nuits sans chaleur, les routes montagneuses de Turquie et de Chine, l’humidité étouffante de l’Asie, le four australien… Dans l’outback, Jean avale 10 litres d’eau par jour et voyage avec «ses amies», une colonie de mouches pour lesquelles il est l’unique source d’ombre. Au poids de la chaleur s’ajoute celui de sa mission: la paix pour les enfants du monde. Un défi dont il ne sent pas toujours à la hauteur. «Je ne suis pas un missionnaire parfait; j’apprends encore. Ce voyage, c’est mon université.»
Et quelle université! Le vendeur d’enseignes lumineuses d’Asbestos, qui a décroché en 1re secondaire, maîtrise désormais l’anglais et l’espagnol en plus de se débrouiller en portugais. Il a accordé des centaines d’entrevues et rencontré des ambassadeurs, des consuls, des maires, des parlementaires. Et quatre Prix Nobel de la paix.
Le 30 janvier 2011, après sa traversée de la Nouvelle-Zélande – où le «Crazy French Canadian» ne laisse que de bons souvenirs -, Jean a foulé pour la première fois en plus de 10 ans le sol canadien, à Vancouver. Aujourd’hui, il approche de son but et, au moment où vous lisez ces lignes, se trouve probablement quelque part en Ontario. Son retour à Montréal est prévu le 16 octobre prochain. Le voyage sera terminé, mais pas sa mission pour la paix et les enfants, qu’il entend bien poursuivre. Mais il lui faudra d’abord réapprendre à mener une vie normale, après 11 années de bohème. Dans ses moments de blues, il pourra s’accrocher au souvenir des nombreuses familles qui l’ont accueilli comme un des leurs, surtout en Afrique et au Maghreb. Et il pensera à ce petit Péruvien qui l’a poursuivi sur la route en criant: «Señor! Señor!»
«Il m’apportait trois petites patates chaudes, se souvient Jean. Ça m’a fait tellement chaud au cœur.»