L’enseignement, ils en mangeaient! Belinda Proulx espérait marcher sur les traces d’Emilie Bordeleau, l’institutrice des Filles de Caleb. Louise Lantin* voulait offrir ce qu’il y avait de mieux aux jeunes issus, comme elle, de milieux défavorisés. Et Samuel Huard, l’ancien chef scout, rêvait de transmettre ses connaissances. Pourtant, tous ont quitté l’enseignement, déçus et brûlés. Comme 20 pour 100 des jeunes professeurs, qui décrochent avant leur sixième année de pratique – deux à trois fois plus que dans les autres professions. Pourquoi?
On connaît le refrain pour l’avoir maintes fois entendu: c’est la faute de la réforme! Une réforme qui veut favoriser la réussite du plus grand nombre, mais qui, selon ses détracteurs, n’a pas les moyens de ses nobles ambitions. Elle s’ajoute à bon nombre d’autres frustrations.
La tare la plus souvent dénoncée de ce système qui heurte de plein fouet la jeune relève professorale: l’inclusion dans les classes régulières d’élèves ayant des troubles importants d’apprentissage et l’absence de ressources spécialisées pour les aider. «Un véritable casse-tête qui en décourage plus d’un», estime Stéphane Martineau, professeur au département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières.
A l’époque où Belinda Proulx enseignait dans la région des Laurentides, on comptait un seul psychologue pour plus de 3000 élèves répartis dans trois écoles sur un territoire de plus de 65 km2. «Je me suis battue pour qu’on engage un orthopédagogue, raconte-t-elle. On me répondait qu’on allait y réfléchir, mais jamais le sujet n’était mis à l’ordre du jour des réunions.»
Pour expliquer la lourdeur des classes postréforme, les mesures de non-redoublement sont souvent montrées du doigt. «Les élèves qui ne redoublent plus au primaire ou qu’on évalue trop généreusement traînent avec eux des retards scolaires considérables, déplore Luc Papineau, professeur et coauteur du Grand mensonge de l’éducation. D’autres sont inscrits au secondaire tout simplement parce qu’ils n’ont plus l’âge d’être au primaire. J’appelle ça le principe du «donner au suivant.» Et il cite le cas d’un élève de 1re secondaire qui ne connaissait même pas son alphabet.
«On nous demande d’enseigner, mais on nous place dans des conditions où c’est impossible», renchérit Samuel Huard qui, chaque année à la rentrée, évaluait qu’au moins le quart de ses élèves n’avaient pas les acquis nécessaires pour réussir. Pis encore: les élèves en difficulté ne reçoivent même plus de cote permettant aux professeurs de les identifier quand ils arrivent dans leur classe.
«C’est comme si on oubliait de dire à un pneumologue que le patient qu’il va opérer souffre de problèmes cardiaques», s’insurge Luc Papineau.
Et pendant qu’on fait entrer tous les élèves en difficulté, les meilleurs éléments quittent le navire du secteur public pour des écoles à vocation particulière ou pour le privé. Résultat: on se retrouve avec des groupes souvent difficiles à gérer sur le plan scolaire. «Et comportemental», ajoute Luc Papineau en pointant du doigt toute une catégorie d’élèves ayant reçu à la maison une «éducation» incompatible avec le bon fonctionnement d’une école. Des jeunes qu’il décrit comme des enfants rois, égocentriques, asociaux, grossiers, agressifs…
Clientèles lourdes, classes surchargées… le cocktail est explosif. Or c’est souvent aux professeurs débutants qu’on le sert en premier, les enseignants expérimentés ayant la priorité sur le choix de l’affectation. «Dans l’enseignement, fait remarquer Stéphane Martineau, il n’existe pas d’initiation progressive au travail comme dans d’autres professions.» Dès lors, comment s’étonner que 94 pour 100 des jeunes enseignants aient déjà vécu au moins un incident avec violence depuis le début de leur carrière?
Selon François Guillemette, dont le doctorat porte sur l’engagement et le désengagement en carrière, la surcharge de travail menant au décrochage affecte particulièrement les jeunes enseignants soucieux de qualité et impliqués dans la vie parascolaire. «La principale valeur qui les motive est l’amour des enfants», dit-il. Pour venir en aide à ses élèves, Luc Papineau offrait des périodes de rattrapage le matin, le midi, le soir… «Les jours d’examens importants, je faisais même des déjeuners communautaires!»
Mais, un beau jour, malgré tous leurs efforts, certains de ces professeurs dévoués s’aperçoivent qu’ils n’y arriveront pas. Peu à peu le sentiment d’impuissance s’installe et, lorsqu’ils demandent de l’aide, il n’y a personne au bout du fil. Surtout pas les parents, qui, selon nombre d’enseignants, s’en remettent trop souvent à l’école.
«Tout le monde sait que l’école supervise les devoirs, examine les dents des enfants, offre du lait et sert des dîners à 50 cents», ironise Louise Lantin.
Belinda Proulx cite l’exemple d’un père qui, furieux que son fils ait été exclu de l’école, est venu cogner à la porte de sa classe pendant un cours: «Devant les autres élèves, il a exigé qu’on aille discuter du cas de son enfant dans le corridor. Ce n’est pas du soutien, c’est de l’intimidation!»
A l’insensibilité de certains parents s’ajoute le sentiment d’être abandonné par les directions d’école, souvent plus occupées à gérer les budgets qu’à appuyer leurs équipes. «Des gestionnaires sans vision, carriéristes, antisyndicalistes… et qui font preuve de favoritisme à l’égard de certains élèves de parents riches», fustige l’ex-enseignant Bertrand Saucier*. Des directions qui, comme le mentionne Samuel Huard, préfèrent ne rien voir le jour où un élève en colère lance un livre à la tête de son professeur.
Par surcroît, les jeunes enseignants ne peuvent pas tellement compter sur l’aide de leurs aînés, le programme de mise à la retraite de 1997 ayant dépouillé le système d’éducation de 8500 mentors potentiels. «Au début de l’an 2000, explique Stéphane Martineau, plus de 80 pour 100 des enseignants de nombreuses écoles, ayant moins de cinq ans d’expérience, étaient en insertion professionnelle.»
Belinda Proulx a décroché le jour où elle a pris conscience que la majorité de ses élèves étaient incapables de relever les défis du programme de français et qu’elle devait les leur imposer quand même. «La réussite du plus grand nombre, d’accord, mais pas au détriment de la qualité!» résume-t-elle. Aujourd’hui, elle travaille pour un organisme qui évalue des résidences pour personnes âgées. «Je suis moins bien payée, mais je me lève le matin avec l’envie de travailler. Et ça, ça n’a pas de prix!»
De son côté, Louise Lantin rédige des ouvrages scolaires depuis quatre ans. «Aujourd’hui, je suis fière de ce que j’accomplis, dit-elle. Mon travail est apprécié, mes compétences sont reconnues, mais l’enseignement me manque beaucoup.»
Pour payer son hypothèque, Samuel Huard travaille temporairement comme commis de bureau et, le soir, étudie le droit. «Je sens que mes talents sont mieux utilisés maintenant, confie-t-il, et j’attends avec impatience la reprise des cours!»
Ces enseignants qui décrochent en début de carrière ne sont que la pointe d’un iceberg qui menace sérieusement le navire de l’enseignement au Québec. Car, en plus de tous ceux qui sautent du bateau, il y a ceux qui y songent. En 2005, Joséphine Mukamurera, professeure à la faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke, a mené une enquête sur l’insertion professionnelle de 642 enseignants du préscolaire, du primaire et du secondaire. Conclusion: 51 pour 100 d’entre eux ont déjà envisagé de quitter le métier!
A l’autre bout du spectre, il y a les enseignants en fin de carrière qui souhaitent accélérer leur départ à la retraite, quitte à rogner sur leur fonds de pension. Et pour corser le tout, une véritable épidémie de congés de maladie se répand, et le phénomène de la réduction volontaire du temps de travail a récemment fait son apparition. «Pour que quelqu’un se prive ainsi de 40 pour 100 de son salaire, il doit bien y avoir des raisons!» s’exclame Samuel Huard.
Si la tendance au décrochage se maintient, qui enseignera à nos jeunes une fois le système dépouillé des derniers «boomers»?
«Une barmaid et un technicien en audiovisuel ont déjà fait des suppléances à mon école pour dépanner!» raconte Jacques Francœur*, un professeur toujours en activité.
Pour Stéphane Martineau, de telles aberrations témoignent du peu de valorisation que notre société accorde à l’enseignement et à l’éducation. «Accepterions-nous d’être défendus en cour par un cuisinier qui se serait improvisé avocat?» demande-t-il.
Même si ces cas restent exceptionnels, tous les intervenants interviewés sont unanimes: il ne faut pas attendre que ça commence à aller très mal pour faire quelque chose. Car l’enseignement, ne l’oublions pas, c’est la base de l’avenir…