La parade nuptiale des lucioles du parc national des Great Smoky Mountains
Visiter ce coin du sud des États-Unis, c’est avoir l’occasion d’assister aux éblouissantes parades nuptiales d’une espèce de luciole.
Je n’ai même pas passé une heure dans le parc national des Great Smoky Mountains, au Tennessee, qu’on me prend déjà pour une fée des bois. C’est un peu surprenant, même si j’y suis pour observer un phénomène presque surnaturel, les lucioles synchrones Photinus carolinus, célèbres pour leurs éclairs simultanés. Quand j’entends une dame crier de l’autre côté de la clairière, il me faut un instant pour comprendre que c’est à moi qu’elle s’adresse. Elle me fait signe d’approcher et demande: «Êtes-vous une créature magique?»
Elle me montre ensuite les deux jeunes enfants qui l’accompagnent: «Nous vous avons vue descendre vers la rivière, puis vous avez disparu. J’ai dit aux filles que ça devait être de la magie. Tout ici est magique.»
Et c’est vrai qu’on a le sentiment d’avoir franchi la porte d’un autre monde. La femme est assise sur un porche, mais il n’y a pas de porche. Tout près se dresse une cheminée, mais il n’y a pas de maison. Pour gagner la tête d’un sentier traversant une zone du parc appelée Elkmont, nous – et les centaines d’autres visiteurs venus admirer les feux des lucioles, qui se produisent en général durant deux semaines au début de juin – avons dû suivre un petit chemin longeant des chalets abandonnés après la création du parc.
D’après une étude sur l’attrait touristique des lucioles publiée par l’université Tufts en 2021, chaque année, un million de personnes se déplacent pour les observer un peu partout dans le monde. Les lucioles synchrones d’Elkmont sont parmi les plus célèbres de la planète.
Le phénomène lumineux qui s’observe au parc national des Great Smoky Mountains, à cheval sur le Tennessee et la Caroline du Nord, où je vis, attire les curieux de toute l’Amérique du Nord. Le service des parcs nationaux des États-Unis distribue les laissez-passer par tirage au sort, mais la foule n’en est pas moins importante chaque année. D’ailleurs, si je me suis approchée de la rivière, c’était pour échapper à la cohue.
Un spectacle naturel
Les spectateurs déplient leurs chaises le long du sentier d’observation. L’habitat des lucioles est si spécifique, si imprévisible, que personne ne peut prédire les meilleures places. Chacun s’installe donc là où il se trouve bien. Enfin, le soir tombe.
Au début, les lucioles lancent des éclairs sporadiques qui ne diffèrent pas tellement de ceux des espèces qui peuplent nos jardins, mais leur nombre augmente constamment, brillant par milliers, chacune éclairant sa voisine comme si une bougie passait de l’une à l’autre. La foule est alors debout.
Pendant quelque temps, leur rythme est légèrement discordant, comme le son d’un orchestre qui s’accorde. Les chercheurs ont découvert que plus elles sont nombreuses, mieux elles sont synchronisées. Bientôt, leur synchronisme ne fait aucun doute. Plutôt que l’alternance lumière-obscurité à laquelle je m’attendais, elles produisent une vague, comme au stade.
Les insectes réagissent à leur lumière mutuelle, cherchant avec leurs voisins à trouver leur place dans l’ensemble. De loin, on dirait qu’un flot luisant parcourt la forêt de droite à gauche, s’éteint, puis reprend pour encore s’éteindre et réapparaître.
La femme près de moi lance un «ta, ta, ta, ta» évoquant la célèbre phrase musicale de la Cinquième Symphonie de Beethoven. «On dirait qu’elles font de la musique», dit-elle.
Lynn Faust, une naturaliste qui passait l’été dans la défunte communauté d’Elkmont quand elle était jeune, y admirait les lucioles. Adulte, elle est tombée sur un article qui traitait des lucioles synchrones asiatiques et elle s’est rendu compte que les descriptions scientifiques de ce phénomène ressemblaient beaucoup à ce qu’elle avait observé enfant.
Elle en a parlé à des chercheurs. Sceptiques, ils lui ont demandé d’imaginer que les lumières étaient des notes de musique, puis d’inscrire le rythme des éclairs sur une feuille de musique. Son travail a persuadé des spécialistes des lucioles de se rendre au parc, où ils ont confirmé l’existence d’une espèce synchrone jusqu’alors inconnue.
La plupart des personnes présentes semblent savoir que la lumière émise par les lucioles a un rapport avec l’accouplement. Les insectes qui brillent sont des mâles, et leurs signaux s’adressent aux femelles blotties dans la végétation basse.
Si les scientifiques s’entendent en général sur la fonction reproductrice de cette bioluminescence, ils sont moins sûrs de son origine. On pense que l’éclair se produit quand la luciole ouvre un tube pour laisser entrer l’air; l’oxygène réagit alors avec des composés inorganiques à l’intérieur du corps. En somme, quand une luciole brille, c’est qu’elle inspire.
La foule aussi inspire, puis soupire à l’unisson en regardant les lucioles voleter parmi les arbres. Malgré ce feu d’artifice, je ne peux m’empêcher de plonger mon regard dans l’obscurité infinie du sol. Car mes recherches sur les lucioles m’ont appris quelque chose d’incroyable. Lorsque nous en voyons une en vol, cela fait peut-être deux ans qu’elle vit parmi nous sous diverses formes, brillant faiblement dans le noir. Ce dont nous sommes témoins, c’est la finale grandiose d’une longue métamorphose.
Ces créatures attendaient l’heure de prendre leur essor, et elle a enfin sonné. Quand la foule quitte le parc, les lucioles poursuivent leur labeur, comme les cellules d’un poumon luisant grand comme la forêt.
Une espèce en danger
Il y a plus de 2000 espèces connues de lucioles dans le monde; 19 vivent dans le parc national des Great Smoky Mountains. Will Kuhn, directeur scientifique de Discover Life in America, une association à but non lucratif axée sur la biodiversité, pense qu’il y en a plus. «Je ne crois pas que nous ayons découvert toutes les espèces de lucioles du parc», affirme-t-il.
Il se peut que certaines disparaissent bientôt, avant même que nous les ayons recensées. À l’échelle mondiale, les populations de lucioles sont en danger. Les principales menaces, d’après le rapport de Tufts, sont la destruction de leur habitat, les pesticides et la pollution lumineuse.
Je rencontre Will Kuhn lors d’un événement organisé par son association, une séance d’observation des lucioles synchrones à laquelle participent deux douzaines de curieux. Depuis sa fondation en 1998, Discover Life in America a recensé plus de 10 000 espèces animales et végétales dans le parc national des Great Smoky Mountains. Plus de 1000 n’étaient pas encore connues des scientifiques.
Nous nous préparons à descendre jusqu’à Norton Creek, une propriété privée à l’extérieur du parc. Will sait qu’il s’y trouve une importante population de lucioles synchrones.
À une femme qui se désole de n’avoir vu que des «lucioles ordinaires» dans sa ferme en Ohio, Will fait remarquer que sa région abrite probablement plusieurs espèces. La plus commune aux États-Unis est la luciole enflammée, mais l’Amérique du Nord compte 150 espèces qui possèdent chacune un habitat propre et des mœurs spécifiques. Le scintillement d’une espèce bioluminescente est aussi unique qu’une empreinte digitale.
Susan George, de San Antonio, au Texas, s’étonne que les lucioles soient capables de survivre dans les rares espaces verts des villes, au milieu d’un océan d’asphalte et de béton. «Parfois, quand je suis assise au jardin, des lucioles se posent sur moi», raconte-t-elle.
La première femme hoche la tête. «Quand ça arrive, dit-elle, ça ressemble à de l’amour.»
Hélas, quand nous arrivons enfin au cours d’eau, la population locale de lucioles… brille par son absence. On ne voit que quelques paires d’éclairs. Il fait plusieurs degrés de moins ici que dans la région d’Elkmont. Les lucioles synchrones de Norton Creek ont apparemment besoin d’encore quelques jours pour sortir de leur torpeur.
Au moment même où les derniers espoirs s’évanouissent, quelqu’un remarque une étrange boule lumineuse qui émerge de la végétation basse. Elle se trouve de l’autre côté du ruisseau et braque sur nous un œil bleu qui ne cille pas.
Un «fantôme bleu»
Je connais l’expression «fantôme bleu» depuis des années; elle désigne une luciole qui fait partie des attraits de ma région. Les lucioles synchrones et les fantômes bleus s’accouplent à des périodes un peu différentes, mais il y a souvent des chevauchements. Et il semble qu’à Norton Creek ce soit le pic de la saison des amours des Phausis reticulata.
Le fantôme se rapproche. Il ne vole pas, il flotte.
Peu après, dans la forêt et tout autour de nous, le sol est couvert d’un tapis de lumière. Ces lucioles-là produisent une lumière aussi vive que celle d’une lampe au néon, qui peut durer jusqu’à 60 secondes. À en juger par leur vol, on a le sentiment qu’elles sont ivres.
Les membres du groupe se dispersent. Maintenant seule, chacun de mes pas fait surgir plus de lucioles. Par centaines, elles plongent sur moi, virevoltent autour de moi, me sérénadent, comme si j’étais, non de passage, mais partie intégrante du paysage.
Quand j’entends des voix sur la route devant moi, j’ai complètement perdu mes repères spatiotemporels. À la pâle lueur de la lune, je distingue une demi-douzaine de silhouettes. Will parle d’une voix étouffée: «C’est incroyable ce qu’on peut voir quand nos yeux se sont adaptés à l’obscurité, quand on prend le temps de bien regarder.»
S’illuminer comme une luciole
Pendant des semaines après mon retour du Tennessee, je me surprends à fouiller des yeux les prés et les bords des ruisseaux. Chaque soir, j’ai envie d’aller observer les lucioles de mon coin de pays.
Je m’installe non loin d’un vieux poulailler et je regarde l’appel lumineux des femmes fatales au sommet des sapins, les piqués des lucioles enflammées au-dessus des prés. Une nuit, je décide d’explorer la vallée aux environs de chez moi.
Après un peu moins d’un kilomètre, je ralentis le pas. Je vois clignoter une luciole solitaire. Petit à petit, des constellations entières émergent de la terre noire comme du charbon autour de moi, scintillantes d’oxygène. J’essaie de respirer au même rythme qu’elles: inspirer, s’illuminer; expirer, s’éteindre. Nous respirons à présent en synchronie sur cette planète compliquée. Et même au plus profond de la vallée où je me trouve, la vie bat et s’illumine.
The Washington Post (7 septembre 2021) © 2021, The Washington Post. Extrait du texte original.
Inscrivez-vous à l’infolettre de Sélection du Reader’s Digest. Et suivez-nous sur Facebook et Instagram!