AU DÉBUT DES ANNÉES 1960, Heloísa Eneida de Menezes Paes Pinto, grande, mince, belle et douce, se promène dans les rues d’Ipanema vêtue du bikini créé par sa grand-mère. Elle rejoint la plage. Ou alors, elle se balade en uniforme de lycéenne pour aller prendre le bus. Elle ignore que, au Bar Veloso fréquenté par des musiciens et des intellectuels, se trouve le compositeur Antônio Carlo (Tom) Jobim, et qu’il est subjugué par sa beauté. Inspiré par le balancement de ses hanches, il composera The Girl from Ipanema sur un texte du poète Vinicius de Moraes. Ce morceau deviendra l’un des plus grands tubes planétaires. La jeune femme a alors 19 ans.
Aujourd’hui âgée de 70 ans, Heloísa Pinheiro (elle s’est mariée en 1966) a accepté de parler au Sélection du Reader’s Digest de cette chanson qui a changé sa vie pour toujours.
Sélection du Reader’s Digest : Quand avez-vous découvert que « The Girl from Ipanema » , c’était vous ?
Heloísa Pinheiro : J’avais posé pour le photographe Yllen Kerr, qui faisait un article sur les jeunes d’Ipanema. Il m’a dit : « J’ai rencontré Tom et Vinicius au Bar Veloso, et ils m’ont raconté qu’ils avaient écrit une chanson sur toi. » D’abord, je n’en ai pas cru un mot. Puis j’ai pensé : « Si c’est vrai, pourquoi moi ? Je n’ai rien de spécial. » Ma mère trouvait mes jambes trop maigres. Ma grand-mère disait que j’avais le visage en lame de couteau, parce qu’il était tout en longueur… Je ne me trouvais pas particulièrement belle.
En 1965, la chanson est devenue un succès mondial après avoir reçu le Grammy Award du meilleur disque de l’année, et tout le monde s’est demandé qui l’avait inspirée. Vinicius et Tom ne voulaient pas dire publiquement que j’étais leur muse, parce que mon père était militaire et que nous vivions alors sous une dictature. Cependant, des journalistes brésiliens ont insisté : « Il faut qu’on sache qui elle est. » Beaucoup de gens croyaient que leur muse était Astrud Gilberto, la chanteuse de bossa-nova qui avait initialement enregistré la chanson avec Stan Getz. C’est cela qui a incité Vinicius à révéler la vérité. À partir de ce jour-là, ma vie a changé.
Il vous a fallu du temps pour digérer ce succès ?
Comme j’étais extrêmement naïve, je n’ai pas compris les implications qu’allait avoir cette révélation. J’étais simplement contente. Ouah ! Une chanson écrite pour moi. Sympa ! Et c’est tout. Mais ce n’est pas ainsi que ça s’est passé. Il m’a fallu un bout de temps pour comprendre que j’avais inspiré une chanson magnifique.
Est-ce que cela vous a posé problème ?
Oh, j’ai commencé à penser qu’il fallait que je reste sculpturale. Les paroles disent : « Grande, mince, belle et douce, la fille d’Ipanema se pousse sur le rivage, et toute la plage fait « Ah »… Elle marche comme une algue. » Instantanément, c’est devenu une obsession. En marchant, je veillais à avoir la démarche chaloupée décrite dans la chanson. Je me disais aussi que les gens seraient plus attentifs à mon apparence. Impossible de prendre du poids, de couper mes cheveux courts. J’espérais que tout le monde pense, en me voyant : « Elle mérite ce titre. »
Ressentez-vous encore cette pression ?
Je ne prends plus trop cela au sérieux maintenant, en raison de mon grand âge. Les gens doivent comprendre que le vieillissement est un phénomène inévitable, qu’il faut accepter. Après tout la beauté, ça n’est pas tout. Mes parents disaient : « Ce qui brille le plus, c’est l’âme d’une personne. » Et mon père me répétait : « Ma chérie, il faut faire preuve de respect et de considération vis-à-vis des gens. » Ils m’ont élevée ainsi et c’est ce que j’ai transmis à mes enfants. C’est le plus important dans la vie, car la vie est un passage.
Quel rôle vos parents ont-ils joué dans votre parcours professionnel ?
Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas faites parce qu’ils disaient : « Être une artiste, ça n’est pas pour toi. Les artistes fument, ils boivent, ils ont un mode de vie décadent. Oublie ça. » J’étais sage et je voulais faire plaisir à mes parents, ce qui m’a empêchée d’accomplir certains projets. À cette époque, il suffisait que les parents disent : « Hors de question que tu fasses ceci ou cela. »
Ils essayaient de vous protéger…
Tout à fait. De plus, dans les années 1960, toutes les familles brésiliennes espéraient voir leurs filles devenir institutrices et leurs fils militaires.
On vous destinait donc à l’enseignement ?
C’est ce que mes parents avaient prévu pour moi. J’ai même enseigné dans une école publique pendant un temps. Mais, au fond de moi, je savais que j’étais actrice. Je voulais être sous le feu des projecteurs.
Vous avez aussi joué dans des soap operas. Comment êtes-vous ensuite devenue présentatrice télé ?
Lorsque je tournais dans les soap operas, j’avais le sentiment que mes personnages n’évoluaient pas. Au bout d’un moment, je me suis demandé si j’étais vraiment une bonne comédienne. C’est là que j’ai décidé de devenir présentatrice.
Aujourd’hui, avez-vous pleinement accompli vos rêves professionnels ?
Je suis plus sûre de moi et je fais ce que j’aime. C’est si gratifiant quand les gens viennent me voir pour me dire qu’ils adorent mon émission. Elle est destinée aux seniors, dont je fais moi-même partie. J’y parle de santé, de mode, de cuisine. Cela correspond exactement à ce que j’avais envie de faire. Je présente une autre émission sur Fox Life avec ma fille Ticiane, où j’apprends à des femmes d’un certain âge à se coiffer et à se maquiller. Cette émission-là est davantage axée sur la beauté. Les deux programmes sont tout à fait complémentaires.