Début des années 1990, une jeune femme de 25 ans, fraîchement diplômée en génie électrique de l’École polytechnique de Montréal, fait un choix pour le moins inusité.
Alors qu’elle s’était dénichée un job chez Bell, ce qui n’est pas rien dans ces années où l’économie tourne au ralenti, Lili-Anna Pereša prend un congé sabbatique pour enseigner… les mathématiques et la chimie au Malawi.
Ce sera la fin de sa jeune carrière en génie. Et le début d’une autre, consacrée aux populations les plus vulnérables de la planète. « Cette expérience a confirmé mon choix, dit Lili-Anna Pereša. Je voulais faire du développement. Et découvrir d’autres cultures. »
Celle qui a pris les rênes, il y a un peu plus d’un an, de l’organisation Centraide du Grand Montréal, a en effet une longue feuille de route en réalisations communautaires, humanitaires et philanthropiques, tant ici qu’à l’étranger. Et cette vaste expérience lui servira sans contredit dans sa nouvelle mission. Centraide, c’est l’un des plus importants organismes philanthropiques du Québec et du Canada. Les 57 millions de dollars ou presque en dons recueillis pour la seule année 2013 lui permettent de poursuivre son soutien de 369 organismes qui viennent en aide à plus de 500 000 personnes en difficulté.
En 1992, peu après son engagement au Malawi, cette blonde aux yeux bleus met le cap sur l’Afrique de l’Ouest. Elle devient conseillère auprès de Burkina Secours, pour Oxfam-Québec. Basée à Bobo-Dioulasso, elle doit mettre sur pied un service ambulancier à l’africaine, c’est-à-dire que l’évacuation des accidentés, des femmes enceintes ou des malades se fait… en mobylette. « J’ai trouvé ça vraiment génial, car c’était tellement simple », dit-elle. La mobylette ambulance existe toujours au Burkina Faso. « Des quelque 60 mobylettes financées au départ, il y en a près de 700 aujourd’hui. Vingt ans plus tard, ça fonctionne encore. »
Cette pérennité est au cœur de tout ce qu’elle entreprend chez Centraide. Ainsi, les projets choisis annuellement – il y en a plus de 500 sur la liste d’attente – sont judicieusement sélectionnés. Cela dit, il n’y a pas de recette miracle pour lutter contre la pauvreté, explique Lili-Anna Pereša. « C’est un tout : un logement salubre et abordable, la sécurité alimentaire, des cuisines et des jardins collectifs, des ressources pour la persévérance scolaire. » Et ces efforts ne se font plus en silos, comme autrefois. La philosophie de l’organisme est de penser la lutte contre la pauvreté de manière globale et intégrée, tout en tenant compte des enjeux spécifiques de chaque quartier. Pour ce faire, les tables de concertation réunissent des acteurs de divers secteurs. « On décortique les besoins de chaque quartier tous les trois ans. » Ainsi, si la lutte contre le décrochage scolaire est prioritaire à Verdun, c’est plutôt celle contre l’isolement, notamment des nouveaux arrivants, qui prime à Saint-Laurent.
Un Montréalais sur cinq vit dans la pauvreté, dit Lili-Anna. Une statistique stable, qui cache pourtant une réalité plus fluctuante : la pauvreté ne forme plus le traditionnel « T » inversé sur la carte de l’île, touchant certains quartiers et en épargnant d’autres. Elle est désormais présente partout, de manière plus diffuse. « C’est plus complexe aujourd’hui, dit-elle. Montréal, mais aussi Laval et la Rive-Sud, sont de plus en plus multiculturelles. C’est une grande force, mais ça pose de gros défis. Les nouveaux arrivants passent par une période de pauvreté qui s’étend plus longtemps qu’autrefois. »
Quand elle grandit dans la banlieue lavalloise, dans les années 1970, Lili-Anna est la seule au nom de famille « bizarre ». Son père quitte la Yougoslavie à l’âge de 19 ans, fuyant le joug communiste. Ainsi, agir à titre de chef de mission pour CARE Autriche, dans les camps de réfugiés de Bosnie et de Croatie, s’est avéré l’expérience humanitaire sans doute la plus chargée émotivement qu’elle a connue. Nous sommes en 1994, au plus fort de la guerre fratricide qui ensanglante les Balkans. Lili-Anna Pereša coordonne l’implantation de cliniques gynécologiques et pédiatriques mobiles.
C’est la guerre dans toute son horreur. Elle est en Bosnie lorsque Srebrenica tombe, quand les hommes, jeunes et vieux, sont massacrés, quand des femmes et des enfants traumatisés, « comme des zombies », arrivent dans les camps, après avoir marché des jours dans les bois. Comme elle a séjourné dans la famille de son père à plusieurs reprises au fil des ans, Lili-Anna parle la langue du pays. « Émotivement, c’est dur, dit-elle. Il faut arriver à se détacher pour être efficace. Quand on est dans le moment présent, dans l’action, ça va. C’est après qu’on a un backlash. »
Après cette expérience éprouvante, elle accepte un poste de consultante pour la Coopération française, auprès des femmes, au Burkina Faso. Puis il y aura la direction générale des Petits Frères des Pauvres, le Y des femmes de Montréal, Amnesty International – France, UNICEF Québec, et enfin, la fondation ONE DROP.
Centraide, avec sa vision holistique de la lutte contre l’exclusion et la pauvreté, arrive ainsi comme un point de convergence de toute cette riche expérience que Lili-Anna a amassée depuis plus de 25 ans auprès des plus vulnérables. Après 15 mois à la tête de l’organisme, Lili-Anna Pereša trouve extraordinaire le niveau d’engagement des gens qui y œuvrent, mais aussi celui des entreprises, des communautés, et de ce fabuleux réseau mis en place. « Je crois aux connections. Je suis en génie télécom, après tout. On peut connecter tous ces gens. » Et ainsi aider à transformer l’autre Montréal.