La Fondation Sœur Angèle
Août 2021. Une camionnette s’immobilise devant une modeste maison gris et blanc entourée de fleurs, au nord de Montréal. Roger Notaro, un sexagénaire costaud au visage sanguin, en descend et se dirige tout sourire vers sœur Angèle, qui l’attend sur le perron de la petite demeure des Sœurs du Bon-Conseil qu’elle habite seule depuis près de 20 ans.
«Come va?» lance l’homme de sa voix forte. «Bene!» lui répond-elle en italien, leur langue maternelle. «La terre est généreuse comme ceux qui la cultivent!» ajoute-t-elle. Le producteur maraîcher de Sherrington, en Montérégie, a appris que sœur Angèle manquait de denrées pour préparer les conserves qu’elle vend au profit de sa fondation, qui vient en aide à des jeunes défavorisés. Depuis huit ans, il ne compte plus les fois où il a écumé les fermes de sa région pour ramasser des caisses de tomates italiennes, des sacs de betteraves, de carottes, d’oignons… Sitôt son bienfaiteur reparti et son étroite cuisine réapprovisionnée, sœur Angèle enfile son tablier.
«À 83 ans, elle travaille comme une démone à faire des petits pots!» raconte avec admiration Daniel Allard, président de la Fondation Sœur Angèle – c’est lui qui a eu l’idée en 2008 de créer un fromage à son nom, avec l’aide de la Fromagerie Fritz Kaiser de Noyan, en Montérégie, pour l’aider à récolter depuis ce temps 100 000$. Si elle n’arrête jamais, c’est que les besoins sont sans fin. Elle passe donc ses journées à faire conserves et confitures sur un poêle blanc qui souffre de ses 16 ans et dont les ronds ne dérougissent pas du matin au soir. Alors que les effluves de légumes et de fruits parfument toutes les pièces, elle prie en cuisinant. «Mon poêle, c’est mon autel et ma façon de rendre grâce à mon mari: Dieu!» s’exclame la religieuse.
Pour l’aider, elle peut compter sur Ginette Trépanier, une amie retraitée qui coupe à un rythme effréné fruits et légumes et stérilise les pots. «Sœur Angèle est la grande sœur que j’aurais aimé avoir», dit-elle. Elles se sont rencontrées en 1997 alors qu’elle était infirmière aux urgences de l’Hôtel-Dieu de Montréal et que sa célèbre patiente souffrait d’une hernie discale. Tout en la soignant, Ginette lui avait confié que dès l’âge de 10 ans et jusqu’à sa majorité, des religieuses l’avaient accueillie dans un camp d’été et lui avaient donné confiance en elle. Elle veut donner au suivant. Depuis le début de la pandémie de COVID-19 en 2020, elles vendent à ceux et celles qui viennent les chercher les bocaux et les gâteaux qu’elles ont confectionnés et qui sont entreposés partout: sur la table de la cuisine, les comptoirs, les meubles du salon. Ils ont rapporté à la fondation plus de 100 000$ en deux ans. «J’ai les mains gercées à force de visser des couvercles», confie sœur Angèle, qui se plaint rarement. Elle en a vu d’autres… Être une bonne personne implique certaines choses.
Fuire la guerre
Angiola Rizzardo a vu le jour le 11 août 1938 près de Cavaso del Tomba, une petite commune italienne de 3000 habitants, à environ 80 kilomètres au nord de Venise. Elle avait six ans au printemps de 1945 lorsqu’elle a été témoin d’une scène qui l’a marquée au fer rouge. Attirée par des cris, elle a vu par une fenêtre de la résidence familiale un jeune résistant italien, pendu à un poteau et brûlé vif par les nazis sous les yeux de ses parents, en état de choc.
«J’ai crié d’effroi et des soldats allemands ont tiré dans ma direction!»
Elle a pris trois balles, au genou, à la cuisse et à la hanche gauche. Aucun médecin n’étant disponible, c’est un vétérinaire qui l’a soignée.
Cet effroyable conflit a aussi infligé à sa famille des privations qu’elle n’oubliera jamais. N’eût été l’extraordinaire débrouillardise de sa mère, qui parvenait à nourrir ses neuf enfants avec trois fois rien, elle n’aurait pas survécu. «Il n’y avait pas de poules car les Allemands les réquisitionnaient. Alors maman élevait des pigeons domestiques qu’elle faisait cuire. Elle recueillait aussi des restants de blé chez des agriculteurs pour faire du pain et récoltait des fruits dans les arbres», se souvient-elle.
À 12 ans, Angiola, septième de la famille, doit travailler pour subvenir aux besoins des siens. Un couple, propriétaire d’un restaurant et d’une auberge, convainc ses parents de l’engager. Elle est nourrie, logée, et touche un modeste salaire. «Je n’ai jamais eu un sou car ma mère recevait toutes mes paies», raconte sœur Angèle, sans amertume. Elle trime dès 6 heures le matin, fait le café pour les chauffeurs d’autobus qui partent vers Venise ou Milan, puis lave à genoux les planchers de chêne avant de se rendre à l’école à 8 heures. L’après-midi, une fois ses devoirs terminés, elle recommence au restaurant, préparant les repas, servant aux tables, lavant la vaisselle. Elle ne regagne que vers minuit sa minuscule chambre, épuisée.
Elle aspire à une vie meilleure. En 1955, à l’âge de 17 ans, embarquée sur un cargo où s’entassent 3000 immigrants, elle part rejoindre une de ses sœurs aînées, Maria, qui vit à Laval depuis une dizaine d’années. Presque tous les passagers ont le mal de mer. Sous le charme de la jeune fille, un jeune homme lui propose de l’aider. Elle lui demande de lui apporter des cuisines un citron chaque jour. «Je les sentais pour oublier les odeurs nauséabondes», raconte-t-elle. Plus tard, elle apprendra que ce jeune Italien a tenté, sans succès, de la retrouver pour la demander en mariage. «S’il l’avait fait, je n’aurais jamais pu faire tout ce que j’ai fait», dit-elle en riant.
Vous serez surpris d’apprendre que ces habitudes ont été inventées par la Première Guerre mondiale!
Arrivée au Québec
Elle arrive au Québec le 28 octobre et se met en quête d’un travail. Un chauffeur de tramway, qui ne comprend rien de ce qu’elle dit en italien, la dépose devant un foyer où les Sœurs de l’Institut de Notre-Dame-du-Bon-Conseil, à Montréal, prennent soin des immigrants. Là, elle enseigne bénévolement la cuisine italienne à une religieuse, laquelle transmet ensuite ce qu’elle a appris aux nouveaux arrivants. Elle se fait aussi embaucher au Consulat général d’Italie, où elle prépare les réceptions de dignitaires, et passe ses nuits à repasser des vêtements à l’Hôpital général. Si elle trime si dur, c’est qu’elle veut faire venir ses parents et quatre autres membres de sa famille. Pour y parvenir, elle doit déposer pour chacun d’eux une garantie de 80$ au ministère de l’Immigration – une vraie fortune pour l’époque. Il lui faudra à peine plus d’un an pour réussir à amasser cette somme et, en décembre 1956, tous les siens sont enfin réunis au Québec. Ses parents ont vécu à Laval jusqu’à leur mort, il y a une vingtaine d’années.
Elle ne cesse de leur rendre hommage, eux qui lui ont inculqué des valeurs de dévouement, de même qu’à ses frères et sœurs, qui l’ont toujours encouragée. Une fois sa famille près d’elle, la vie de la jeune Italienne prend une tout autre direction.
En mars 1957, Angiola joint définitivement les Sœurs du Bon-Conseil. Elle vient à peine d’arriver que la religieuse qui prépare les repas à la maison mère de la congrégation tombe subitement malade. Vent de panique! Comment nourrir 100 sœurs sans cuisinière? «Faites venir la petite Italienne», lance la supérieure. Le poulet BBQ, une rareté en ce temps-là, et les frites qu’elle leur prépare lui valent un tel succès que sœur Angèle ne va plus quitter les cuisines. Pendant 20 ans, elle nourrit quotidiennement 300 jeunes femmes originaires du Bas-Saint-Laurent et qui, hébergées dans un centre de la congrégation situé boulevard Dorchester, suivent des cours de coiffure ou de couture dans la métropole.
Son budget étant réduit à peau de chagrin, elle se rend au Marché central pour solliciter des commerçants italiens qui, dès qu’ils aperçoivent son voile et l’entendent parler leur langue maternelle, ne se font pas prier pour lui offrir des victuailles. Elle sillonne également les entrepôts du port de Montréal pour obtenir de la farine. Et ce petit bout de femme qui ne dort que quatre heures par nuit trouve encore le temps et l’énergie pour suivre des cours du soir durant plus de 10 ans à l’Institut de tourisme – elle y enseignera par la suite de 1975 à 1991, formant de nombreux chefs pour les délégations du Québec et du Canada à l’étranger.
Voici des gestes de compassion et d’empathie qu’il vaut mieux connaître.
Elle devient chroniqueuse culinaire
En avril 1982, le directeur de l’ITHQ lui demande de remplacer au pied levé un de ses professeurs de cuisine qui devait participer à la populaire émission de Radio-Canada Allô Boubou, présentée en direct du Complexe Desjardins à Montréal. Sœur Angèle se présente avec quelques minutes d’avance sur le plateau et interpelle un homme qu’elle ne connaît pas. C’est l’animateur Jacques Boulanger. Il lui explique qu’il attend une bonne sœur qui doit faire une recette, ajoutant que ça va être ennuyeux! Il se trompe. Le succès est immédiat. L’auditoire rit aux éclats lorsque sœur Angèle explique avec beaucoup d’humour et d’entrain comment préparer des cannellonis. Du coup, elle signe une entente pour participer à 40 émissions.
«Elle est tout le contraire de la religieuse austère et a beaucoup de charisme, explique, admiratif, le vice-président de la Société des chefs, Denis Paquin, qui a travaillé à ses côtés à l’ITHQ. Elle détonnait parmi les chefs sérieux et hautains qu’on voyait à l’époque à la télévision.» Pendant plus de 20 ans, elle devient la vedette de nombreux rendez-vous à la télé et à la radio. Ses livres de recettes se vendent comme des petits pains.
«Le public connaît le côté extraverti de sœur Angèle, précise le chef Ricardo Larrivée, un de ses amis et anciens étudiants à l’ITHQ. Mais peu de gens savent qu’elle vient aussi en aide à des milliers de personnes.» Dès la fin des années 90, elle appuie par exemple les camps de vacances Plein Air à Plein Cœur, dans les Laurentides, qui accueillent des jeunes de quartiers défavorisés et leur montrent comment bien se nourrir. «Je me demandais pourquoi les enfants surnommaient un garçon de neuf ans “poulet pressé”, raconte avec stupéfaction le père Jean Boyer, qui s’occupe de ces camps. J’ai appris que chez lui, c’est tout ce qu’il mangeait.» Il voit régulièrement des jeunes débarquer avec des sacs à ordures verts pour unique valise.
Sœur Angèle prépare aussi, avec de nombreux chefs cuisiniers, des soupers de Noël pour des centaines d’enfants et d’adolescents qui ne reçoivent rien d’autre dans le temps des fêtes. «Je n’oublierai jamais ce jeune de 13 ans qui m’a demandé cinq fois de la soupe en plus de s’empiffrer de tourtières», raconte le chef Mario Julien, qui a participé à plusieurs de ces événements.
En 2001, Brunilda Reyes, une travailleuse sociale qui avait immigré du Chili six ans plus tôt, fonde Les Fourchettes de l’espoir à Montréal-Nord. «Je ne comprenais pas comment des enfants arrivaient en classe le matin sans avoir déjeuné, confie-t-elle. Pour moi, le Canada était synonyme de richesse!» Elle lance un cri du cœur à sœur Angèle qui, grâce à de généreux donateurs, versera en 18 ans plus de 100 000$ à l’organisme qui a pour mission d’éduquer. La fin de semaine, des jeunes de 4 à 12 ans participent à une école culinaire et apprennent à goûter des aliments, alors que les 13 à 17 ans font des recettes avec l’aide de cuisiniers de la Société des chefs qui se succèdent bénévolement avec sœur Angèle. «Il est fascinant de voir comment les enfants sont attentifs à ses faits et gestes, explique le chef Denis Paquin. Elle a le cœur jeune.» Celle qui pourrait être leur arrière-grand-maman prend les plus petits dans ses bras pour les aider à grimper sur des bancs afin qu’ils dégustent soupes, salades et muffins, qu’elle leur apprend ensuite à préparer.
«Le plus beau moment, c’est quand sœur Angèle remet un diplôme à ceux et celles qui ont terminé leur formation de six mois», explique Atika Saoudi, mère de trois garçons de 7 à 13 ans qui ont suivi plusieurs de ses cours.
Apprendre aux jeunes
Le sort des plus pauvres est une préoccupation constante pour la religieuse. Depuis le début de la pandémie, la Fondation Sœur Angèle a versé 100 000$ à Moisson Montréal pour l’achat de nourriture. «Quand une personne est en détresse, je lui demande de l’appeler et elle ne refuse jamais», confie le chef Mario Julien. Pendant la pandémie, elle téléphonait chaque jour à 20 personnes âgées confinées, même si elle était elle-même isolée et qu’elle a souffert de la COVID en janvier 2021. «Je croyais que j’avais des crabes sous les cheveux, tellement j’avais mal à la tête! Tout ce que je mangeais avait mauvais goût.» Elle s’est soignée aux Tylenol et au bouillon de poulet pendant six jours. «Quand tu donnes aux autres, tu t’oublies toi-même!» philosophe celle qui a surmonté avec le même détachement un cancer du côlon il y a 10 ans.
À bientôt 84 ans, sœur Angèle n’arrête jamais et ne manque pas de projets. Pour encourager des jeunes qui n’ont pas les moyens de poursuivre leurs études en cuisine, la Fondation Sœur Angèle veut organiser des concours dans les écoles professionnelles du Québec et remettre des bourses pour un montant total de 100 000$ aux gagnants tout en impliquant des restaurateurs en mal de main-d’œuvre. Les jeunes sont l’avenir!» ne cesse-t-elle de clamer. Issu d’une famille modeste de Montréal-Nord, Karl Bilodeau a été un des premiers à fréquenter Les Fourchettes de l’espoir à l’âge de huit ans. On vous donne au moins 4 bonnes raisons d’apprendre aux enfants à cuisiner!
Il se rappelle comme si c’était hier des cours de cuisine avec sœur Angèle. «Je la regardais avec admiration et je voulais faire comme elle!» À la fin du secondaire, il a suivi un cours de cuisinier puis de pâtissier et a travaillé dans un bistro. Mis en arrêt de travail lors de la première vague de la COVID-19, le jeune homme de 28 ans a dû. se réorienter et a suivi un cours de charpentier-menuisier, mais il n’abandonne pas le rêve qu’il nourrit depuis sa rencontre avec sœur Angèle, celui d’avoir un jour son propre restaurant.
Plus que jamais, il faut aider les autres», conclut la religieuse, persuadée que cela change le monde.
Pour visiter le site de la Fondation Sœur Angèle: fondation-soeur-angele.com
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