Le vison de ma mère
Le manteau de fourrure dont j’ai hérité me rappelle que j’ai déçu ma mère, et pourtant je n’arrive pas à m’en débarrasser.
J’avais 23 ans à la mort de ma mère, il y a environ 17 ans. Ce n’est pourtant que lors d’un confinement récent que j’ai vidé les cartons empilés dans un coin de notre sous-sol et remplis de ce qui lui avait appartenu. Je suis ainsi tombée sur un vase en verre, qui trouverait facilement preneur; un album de coupures de journaux sur la famille royale qu’elle avait constitué dans les années 1970 (en hommage au prince Charles dont elle s’était entichée), qui se glisserait facilement entre deux livres dans ma bibliothèque; et son manteau de fourrure, son trop chic manteau de fourrure, à la fois somptueux et laid.
Tout en caressant le doux vison brun, je me suis demandé si je devais le garder. Je ne le porterais sans doute jamais, mais il avait tout de même appartenu à ma mère. Comme beaucoup de gens de nos jours, je suis contre la fourrure. J’ai déjà signé des pétitions dénonçant les entreprises qui garnissent leurs manteaux d’hiver de vraie fourrure – la fausse suffirait. Je suis une fan d’Esther, un amour de cochon de 270 kilos que deux Ontariens ont rendu célèbre sur internet pour promouvoir le végétalisme. Je travaille même bénévolement avec mes jumeaux de six ans à ramasser le fumier dans leur ferme Happily Ever Esther à Campbellville, en Ontario.
Si elle vivait encore, ma mère elle-même ne porterait pas de fourrure. Elle tenait à être à la dernière mode – ses boîtes contiennent des douzaines de paires de chaussures à talons aiguilles –, mais était progressiste en politique. Pourtant, elle a bien dû en porter, même si je ne l’ai jamais vue le faire. En soulevant l’une des lourdes manches du manteau pour respirer son puissant parfum, je l’ai imaginée jeune, tirée à quatre épingles pour aller au théâtre, boucles d’oreilles éclatantes, rouge à lèvres flamboyant. Son compagnon l’aurait aidée à faire tomber le manteau de ses frêles épaules pendant qu’elle aurait commandé d’un rire l’attention de toute la salle.
Ma mère avait tout d’un manteau de fourrure: l’élégance, la classe, la provocation. Au travail, presque toutes ses plaisanteries et petites phrases auraient été assassines. Tout à l’inverse, je suis petite, ne porte pas de rouge à lèvres et n’aime pas attirer l’attention. Quand j’étais adolescente, ma mère aurait voulu que j’organise des fêtes à la maison, s’étonnait que je n’invite pas toute l’école. N’avais-je pas envie d’être l’âme de la fête?
Pas vraiment, mais je ne tenais pas à le lui avouer. Je me dérobais:
«Qu’est-ce que tu vas faire quand des gens vont se mettre à fumer ici ?
— Je demanderai une cigarette.»
Son intention était généreuse, mais j’avais parfois l’impression qu’elle ne me voyait pas ou ne comprenait pas que je n’étais pas tenue de lui ressembler. Tous ceux qui la connaissaient étaient entraînés dans son orbite, moi seule semblait ne pas arriver à faire partie du cercle. Mes vêtements étaient trop ternes, mes cheveux trop bouclés, mon humeur trop anxieuse. Je ne me suis jamais sentie digne d’être sa fille.
À un trait de caractère près : un sens de l’humour à toute épreuve. Un mois après que ma mère a appris qu’elle souffrait d’un cancer terminal de la glande surrénale, mes deux frères et moi l’avons emmenée au théâtre – sa dernière sortie avant l’intervention chirurgicale. Dans la salle de bains, avant le spectacle, je l’ai entendue ricaner dans la toilette d’à côté. Quand elle en est sortie, je lui ai demandé ce qu’il y avait de si drôle.
«J’ai recouvert le siège de papier, comme si je risquais d’attraper quelque chose!» Nous avons hurlé de rire.
Pendant que je réfléchissais à ce que j’allais faire du fameux manteau, je n’ai pu m’empêcher de m’amuser un peu. J’ai passé les bras dans les manches et pris la pose pour mon mari. (Regarde ! Je porte un manteau de vraie fourrure!) Puis, j’en ai enveloppé Diego, mon cocker, qui, avec ses boucles sombres, ressemble à Jon Snow, le héros du Trône de fer. Après l’avoir photographié, j’étais enfin prête à me séparer du manteau. Mais quand j’ai entrepris de le fourrer dans un sac à ordures, le manteau s’est déplié et, sur la poche intérieure, j’ai remarqué un nom brodé aux ravissantes arabesques sur la soie grise de la doublure. J’ai passé les doigts sur le P et le L de Patti Litner et, soudain, une version plus douce de ma mère est apparue, peut-être une part cachée d’elle que je n’avais pas connue.
Les derniers mois de sa vie, j’ai espéré que nous réussirions à dépasser nos différences de tempérament. Je nous imaginais en train de nous faire des confidences, de nous tenir la main dans les moments calmes. Je la voyais extraire un livre de sa bibliothèque, le déposer entre mes mains en disant «C’est pour toi». J’ouvrirais le livre et je trouverais sur la page de garde un mot écrit de sa main qui me prouverait qu’elle me voyait non comme elle aurait voulu que je sois, mais simplement comme j’étais.
En réalité, nous nous sommes disputées comme toujours et toujours sur les mêmes sujets – mon dos rond quand j’étais assise à son chevet, les directives du médecin qu’elle refusait de suivre. En fin de compte, elle ne m’a rien laissé de spécial ni d’important, sinon un fatras sans valeur.
Me voilà donc, 17 ans plus tard, au sous-sol, aussi peu sûre de moi et incertaine qu’avant. Je ne me sentais plus capable de me débarrasser du manteau. Sans lui, j’aurais été tout ce qui reste de ma mère. N’étant pas aussi classe que lui, j’ai pensé qu’il était peut-être une plus juste évocation d’elle, un meilleur héritage.
Je l’ai suspendu sur un cintre entre les pantalons de neige de mes fils. Oh, je finirai bien par m’en débarrasser! Je suis la fille de ma mère, après tout. Et mes enfants me renvoient l’image réconfortante d’une femme pragmatique qui a aussi bien le sens de l’humour que l’amour de la justice. Je sais être aussi forte et décidée que l’était ma mère.
Un jour, je l’entendrai me dire : «Mais pourquoi donc gardes-tu ce stupide manteau de fourrure? Je ne l’aimais pas tellement de toute façon.»
«Je ne sais pas, dirai-je en le mettant à la poubelle. Je ne l’aime pas non plus.»
Inscrivez-vous à l’infolettre de Sélection du Reader’s Digest. Et suivez-nous sur Facebook et Instagram!