Le certificat de décès datant de la Première Guerre mondiale
Les vivants et les morts nouent parfois des liens de manière étrange. Celui que j’ai établi quelque 70 ans après sa mort avec Mervyn Naish, un soldat de la Grande Guerre, reste l’un des plus forts. Tout cela en raison d’un vieux buffet que ma femme a acheté lors d’une vente aux enchères à Barrie, en Ontario, en 1987.
Il était encore dans le garage une semaine après son acquisition. En l’examinant de plus près, j’ai trouvé un document caché au fond d’un tiroir. Avec le temps, le papier avait jauni et, contre le bois de la même couleur, il avait facilement pu être oublié.
C’est ainsi que j’ai récupéré un certificat de décès émis par le corps expéditionnaire canadien. Daté de 1917, c’était celui de Mervyn Naish, un soldat de la première brigade motorisée canadienne de mitrailleuses. Le document était rédigé à l’encre et mesurait environ 20 centimètres sur 30. J’ai manipulé avec le plus grand soin ce morceau d’une histoire qui ne m’appartenait pas. Mervyn avait succombé à ses blessures et probablement souffert avant d’expirer. Je devais rendre le certificat à une personne qui avait un lien avec ce soldat mort au combat.
Le début des recherches
Ma quête m’a d’abord mené dans le comté de Simcoe, un peu au nord de Toronto, non loin de l’endroit où ma femme avait déniché le meuble. Je cherchais un monument aux morts dans une région où pullulent les petites villes et les villages. Étant avocat, je plaidais souvent dans des tribunaux un peu partout au pays et je ne ratais jamais l’occasion de m’arrêter devant les monuments aux morts, quand il y en avait. La lecture de ces longues et tristes listes de noms gravés dans la pierre me donnait à réfléchir. Derrière chaque nom, il y avait un fils, un frère, un mari…
Mais je n’ai trouvé nulle part celui de Mervyn Naish. Il restait insaisissable.
Déçu par cet échec, je me suis désintéressé de la question quelque temps. Puis un matin pluvieux, alors que j’étais attendu au tribunal de Penetanguishene, en Ontario, j’ai repéré un monument que je n’avais jamais vu dans le village de Waverley. Je m’y suis arrêté au retour pour lire la liste des victimes.
Parmi les noms des soldats morts au combat du canton de Medonte, il y avait celui de Mervyn Nash. L’orthographe était différente, mais quelque chose me disait qu’il s’agissait du même. Plus tard, j’ai trouvé un Mervyn Nash dans l’annuaire téléphonique de la région. Je n’y ai pas cru au départ. Puis j’ai relu plusieurs fois le nom. J’étais à la fois sonné et soulagé; ce ne pouvait être que sa famille.
Au lieu d’appeler, j’ai pensé qu’il valait mieux remettre le certificat en personne.
Vous serez surpris d’apprendre que ces habitudes ont été inventées durant la Première Guerre mondiale.
La rencontre
Le samedi suivant, j’ai glissé le document dans une chemise et pris la route. C’était une superbe matinée ensoleillée de printemps. Dans un magasin, j’ai demandé à l’employé derrière le comptoir s’il connaissait Mervyn Nash. Il savait même où se trouvait sa ferme et m’a indiqué comment m’y rendre.
En m’engageant dans la cour, j’ai compris à quel point j’attendais ce moment. En marchant vers la maison, j’ai aperçu derrière la porte moustiquaire une personne assise à la table de la cuisine. J’ai frappé.
Un homme d’une cinquantaine d’années s’est levé; il était vêtu comme quelqu’un qui vient de terminer des travaux à l’extérieur. Il semblait se méfier de l’étranger à sa porte.
«Êtes-vous Mervyn Nash?»
Je lui ai tendu le certificat. «Je crois que ceci vous appartient.»
Il a lu le document en articulant les mots en silence. Quand il a relevé les yeux, j’ai vu qu’il était bouleversé, incapable de demander beaucoup plus que comment j’avais pu me trouver en possession de ce certificat. Je lui ai raconté l’histoire et lui ai demandé de raconter à son tour celle de Mervyn.
L’homme devant moi était né une dizaine d’années après la fin de la Première Guerre mondiale et devait son prénom à cet oncle tombé au combat. En février 1916, l’oncle Mervyn s’était engagé dans le corps expéditionnaire canadien d’Orillia, en Ontario. N’ayant pas l’âge pour partir, il avait falsifié son nom et sa date de naissance. Le soldat était mort un an et demi plus tard, le 8 août 1917, à Nœux-les-Mines en France. Mervyn m’a invité à le suivre à l’intérieur. Il voulait me montrer la photographie de son oncle prise peu de temps après son engagement. Il avait également hérité de ses médailles et de ses cartes postales, mais n’avait jamais vu son certificat de décès.
Parfois, un simple objet peut nous permettre de faire son deuil, comme dans ce témoignage touchant.
Le jour du Souvenir
J’ai passé la matinée avec Mervyn. Il m’a fait découvrir sa ferme et j’ai pu admirer le parcours de la rivière Coldwater, voir l’endroit où le saumon fraie quand il remonte de la baie Georgienne. Le paysage était vert et luxuriant – un cadre magnifique, paisible. Au cours de cet échange, nous n’avons jamais cessé de penser au jeune soldat né et élevé à Creighton, en Ontario, et qui n’était pas revenu de la guerre. La conversation nous ramenait systématiquement vers lui. J’ai interrogé Mervyn sur la faute d’orthographe dans le nom de famille et compris qu’elle avait sa raison d’être.
De retour à la maison, Mervyn m’a montré certaines archives familiales cachées dans une Bible expliquant l’origine de son nom. La famille Naish avait émigré d’Angleterre au Canada vers 1830 et était devenue Nash quelques décennies plus tard. Le jeune soldat avait tout simplement utilisé l’ancienne graphie pour duper les recruteurs locaux qui connaissaient la famille et auraient su que Mervyn était mineur.
Avant de connaître l’existence de Mervyn Naish, je n’avais aucun lien personnel avec le jour du Souvenir. Aucun membre de ma famille n’avait péri lors de la Grande Guerre.
Désormais, tous les 11 novembre, je pense à ce jeune soldat. Comme bien d’autres, sans doute, il était pressé de quitter la ferme, de revêtir l’uniforme et de filer vers l’Europe avant que toute cette agitation ne cesse. J’ai pensé au chagrin qui s’était abattu sur sa famille quand elle a appris la nouvelle de sa mort. Le certificat ravivait sans doute trop de douleur pour que l’on veuille le voir ou le tenir dans sa main; il se sera donc perdu au fond d’un tiroir où le temps le ferait oublier. Mais c’est l’histoire d’un jeune soldat dont il faut à tout prix se souvenir.
Des oeuvres cinématographiques telles que La liste de Schindler nous permettent de ne pas oublier. N’hésitez pas à voir ou à revoir ces films classiques sur Netflix Canada.
© 2018, par Michael Shain. Tiré de «Remembrance Day Was Never Personal. Then I Learned About Mervyn Naish», paru dans The Globe and Mail (4 novembre 2018), theglobeandmail.com.