Le meurtre de Christelle, enfin élucidé
Les meurtres non élucidés hantent les familles: pendant 18 ans, deux avocats ont aidé une mère à trouver l’assassin de sa fille.
Devant le miroir, Christelle Blétry a rapidement arrangé ses cheveux avant de crier «Au revoir!» à ses parents, Marie Rose et Gilles, et de claquer la porte d’entrée. Il faisait froid en cette soirée du 27 décembre 1996, et la jeune femme de 20 ans au large sourire encadré d’un carré de cheveux noirs, vêtue du nouveau jean qu’elle avait reçu à Noël, était impatiente de retrouver ses amis.
Christelle, ses parents et ses jeunes frères et sœurs vivaient dans la petite ville de Blanzy, en Bourgogne. Elle aimait le tennis, danser en boîte de nuit, et les ballades de Céline Dion et Jean-Jacques Goldman. Elle était bénévole pour les Restos du Cœur et prévoyait d’entamer des études de puéricultrice à Lyon.
Ce soir-là, Christelle a passé un moment dans l’appartement de son amie Séverine au centre-ville, en compagnie de trois garçons, qui étaient aussi des amis proches. Ils ont regardé un film et discuté en grignotant des chips et en buvant quelques bières. Vers minuit, Christelle s’est préparée à rentrer chez elle, à 15 minutes à pied, et a salué ses amis. C’est la dernière fois qu’elle a été aperçue vivante.
«Parlez à nouveau à ses amis», a conseillé l’agent à Marie Rose Blétry, lorsqu’elle a contacté la police le lendemain matin. Il semblait ennuyé. La mère de Christelle était paniquée d’avoir trouvé le lit de sa fille vide. Elle a appelé les hôpitaux voisins et interrogé Séverine.
«Christelle se disait inquiète à cause de son ex-petit copain qui ne cessait de la suivre», a raconté Séverine à Marie Rose qui, maintenant angoissée, a rappelé plusieurs fois la police. Finalement, on lui a demandé de venir au poste.
Dans la salle d’attente, à l’entrée, Marie Rose a senti son sang se glacer; dans le grésillement d’une radio de la police, une voix annonçait la découverte d’un corps.
Quelques minutes plus tard, le facteur du village, qu’elle voyait presque tous les jours sur sa tournée, est entré dans le commissariat pour informer le réceptionniste qu’il venait déclarer la découverte d’un cadavre. «Vous parlez de ma fille?», s’est écriée Marie Rose. L’homme n’a pas répondu.
Pour la mère de Christelle, la suite allait rester floue. Un sergent a pris des notes, puis lui a dit de se rendre à l’hôpital pour identifier un corps. Elle et son mari ont enduré des heures d’attente infernales avant que le médecin légiste ne leur demande de revenir le jour suivant. C’est dans le journal du lendemain matin qu’ils ont découvert que leur fille avait été poignardée plus de 100 reprises et abandonnée près d’un chemin forestier, non loin de leur maison.
La reine des cold cases
Comme si la tragédie de la mort de Christelle n’était pas assez épouvantable pour la famille, l’enquête de police qui a suivi a été bâclée dès le début. L’équipe de la police scientifique manquant de personnel en raison des vacances de Noël, on a envoyé la brigade financière de Dijon. Des dizaines de personnes avaient alors déjà foulé la scène de crime, contaminant des indices essentiels. La police de Dijon a interrogé l’ex-petit ami de Christelle, mais son alibi l’innocentait. L’enquête piétinait.
Au début, Marie Rose se sentait trop dévastée pour quitter sa chambre. Se lever, se doucher, s’habiller – tout était une lutte. Sa léthargie n’a pas duré. En mars 1997, elle a créé l’Association Christelle pour attirer l’attention sur cet assassinat, collecter des fonds afin de financer la recherche du meurtrier et identifier les auteurs d’autres meurtres non résolus.
La famille ne roulait pas sur l’or – Marie Rose travaillait comme secrétaire à temps partiel, Gilles était ouvrier dans les travaux publics – et les Blétry voulaient engager un avocat pour les guider dans les méandres du système judiciaire.
Afin de recueillir les fonds nécessaires, les proches et les amis de la famille ont vendu des fleurs et des pâtisseries, organisé des vide-greniers et des dîners dansants. La première avocate recrutée semblait dépassée par l’affaire et le second exigeait des sommes exorbitantes sans réaliser le moindre progrès.
Un jour de 2001, quatre ans après le crime, Marie Rose a vu un reportage télévisé sur une avocate au caractère bien trempé, à Paris, et a aussitôt décidé de l’engager. Les Blétry percevaient enfin une lueur d’espoir: peut-être un jour obtiendraient-ils justice pour Christelle.
Corinne Herrmann est surnommée «La reine des cold cases» en France. Cette femme de 59 ans, devenue avocate en 2010, avait attiré l’attention des années plus tôt pour son travail aussi minutieux qu’acharné sur une affaire non élucidée. L’« affaire des disparues de l’Yonne » avait été abandonnée par la justice.
Entre 1975 et 1979, sept jeunes femmes atteintes de déficiences mentales et placées sous la tutelle des services sociaux avaient disparu dans le département de l’Yonne, au sud-est de Paris. La plupart manquaient de famille proche et les autorités locales avaient conclu à des fugues. Dans les années 1990, intriguée par ces disparitions, Corinne Herrmann a reconstitué l’histoire de chaque victime en détail, étudié les documents disponibles, effectué des surveillances sur le terrain et même consulté un détective privé.
Convaincue que l’auteur de ces crimes était un tueur en série, elle s’était heurtée à l’apathie des autorités. Elle se souvient de ce juge d’instruction qui «ne s’était même pas donné la peine de faire semblant qu’il allait enquêter. Pour le système judiciaire, ces filles n’avaient jamais existé.»
En 2004, le travail de Corinne Herrmann et de son collègue Didier Seban a porté ses fruits: Émile Louis, un chauffeur de bus à la retraite qui transportait les jeunes femmes entre leur foyer et leur centre de jour, a été inculpé pour ces meurtres et condamné à la perpétuité.
Les graves lacunes du système d’enquête
Les deux avocats disent lutter contre l’indifférence qui touche ce qu’on appelle les affaires classées. Ces cold cases, des enquêtes non élucidées qui demeurent ouvertes en attendant de nouvelles preuves, fournissent peut-être des drames à rebondissements à la télévision, mais dans la vraie vie, les avancées sont rares.
Corinne Herrmann et Didier Seban, coauteurs de Nous, avocats des oubliés, pensent que la manière dont on conserve les éléments de preuve est en partie responsable de cette situation. L’avocate se souvient du sous-sol du tribunal où se tenait le jugement d’un tueur en série. Elle y a découvert un canapé beige crasseux issu d’une scène de crime, entouré de chaises poussiéreuses et de boîtes à demi-ouvertes. « On aurait dit un marché aux puces », grince-t-elle. Elle dénonce la présence d’éléments de preuves d’affaires importantes souvent mal rangés: un vélo impliqué dans un accident entreposé à côté d’un sac à main taché de sang; un fusil utilisé dans un meurtre reposant sur le cadre en bois pourri d’une table volée. Elle soutient que les procureurs demandent souvent aux équipes de la police scientifique de ne pas collecter trop de preuves par souci d’économie.
Le souhait de réduire les coûts associés à l’apathie du système poussent les familles des victimes à solliciter elles-mêmes les médias pour inciter les autorités et la police à faire leur travail. Selon le ministère de la Justice, il y aurait plus de 200 enquêtes pour meurtre en cours en France. «Mais il est impossible de connaître le chiffre réel», ajoute Jacques Dallest, procureur général à Grenoble, qui a récemment dirigé un groupe de travail sur l’amélioration de la gestion des affaires en souffrance. Parmi les 26 recommandations de son rapport au ministère, publié en mars 2021, se trouvait un appel à la création d’unités spécialisées dans les affaires classées à travers le pays.
En France, 550 juges d’instruction s’occupent d’au moins 100 affaires en même temps, allant des homicides non résolus aux petits délits. Corinne Herrmann et Didier Seban demandent depuis longtemps que certains juges d’instruction se consacrent exclusivement aux affaires non élucidées. Ils soutiennent que lorsque les juges sont mutés d’une ville à une autre à quelques années d’intervalle, des renseignements cruciaux sur les crimes passés d’une région sont perdus. Jacques Dallest acquiesce: «Nous devons nous assurer de pouvoir trouver de nouveaux indices des années après les faits. Une affaire non résolue s’étale dans le temps.»
Amnésie juridique
Des cartes géographiques recouvrent les murs du bureau parisien que Corinne Herrmann et Didier Seban partagent. Des photographies de victimes y sont épinglées; les points rouges marquent les lieux de dizaines de crimes et disparitions. Dider Seban dirige un grand cabinet d’avocats, mais les affaires classées sont sa vraie passion. Depuis que Corinne Herrmann a rejoint son cabinet, tous deux œuvrent à rouvrir des dossiers qui prenaient la poussière dans les bureaux des procureurs. Me Herrmann se concentre sur le travail d’investigation, tandis que Didier Seban représente les victimes de meurtre aux procès, souvent de façon bénévole.
En France, 20 ans après un meurtre, le coupable présumé ne peut généralement plus être poursuivi; jusqu’en 2017, le délai de prescription était de seulement 10 ans (dans la plupart des pays de tradition juridique anglo-saxonne, il n’existe pas de délai de prescription pour ce type de crimes.) Hérité de l’époque romaine et entériné sous Napoléon, ce principe français repose sur l’idée que les chances de trouver un coupable diminuent avec le temps.
Ces arguments sont aujourd’hui obsolètes grâce au traçage ADN et à l’accès aux données des téléphones portables. Didier Seban dénonce cette «amnésie juridique». «Les criminels ne devraient pas disposer de ce droit», assène-t-il.
On demande souvent à Corinne Herrmann d’où lui vient ce dévouement pour des affaires qui semblent sans espoir. «C’est par curiosité, mais aussi par indignation pour les familles privées de justice», confie-t-elle. Son empathie trouve en partie racine dans un événement dramatique survenu durant son enfance. À 14 ans, emmenant sa petite sœur faire les magasins, elle avait perdu cette dernière de vue. La fillette avait été enlevée par un homme qui l’avait prise pour un garçon en raison de ses cheveux courts. Déçu, le pédocriminel l’avait relâchée quelques heures plus tard. Il n’a jamais été arrêté. «On n’oublie pas un tel incident, affirme l’avocate. Notre famille n’a plus jamais été la même par la suite.»
«Il n’y a rien de pire que d’être ignoré»
En août 2001, Marie Rose et Gilles Blétry ont rencontré Corinne Herrmann, qui a aussitôt accepté de prendre en charge leur dossier. Malgré plusieurs rendez-vous avec des représentants du ministère de la Justice, du ministère de l’Intérieur et des sénateurs, les progrès étaient lents. Pour commencer, la famille demandait une analyse ADN des vêtements de Christelle. Comme le jean porté par la jeune femme le jour de sa mort était neuf, l’assassin y avait sûrement laissé des traces d’ADN. Les autorités ont répondu que cet examen était trop cher, en soutenant que puisque le corps de Christelle était habillé, il n’y avait pas eu d’agression sexuelle.
Le tournant décisif s’est produit lorsqu’un nouveau juge a finalement accepté la requête de Corinne Herrmann. En septembre 2014, Marie Rose et son avocate ont été convoquées au bureau du magistrat; des traces d’ADN avaient été trouvées. Elles provenaient de sperme correspondant à un échantillon présent dans les bases de données de la police. Il appartenait à un homme de 54 ans du nom de Pascal Jardin, qui avait été arrêté. L’homme qui avait arraché sa fille à Marie Rose venait d’être retrouvé.
Marie Rose dit aujourd’hui combien la révélation de ce viol a été terrible, en ajoutant: «Mais cela nous a permis d’identifier son assassin!»
Au moment du meurtre, Pascal Jardin avait 36 ans et vivait au Creusot, à quelques minutes en voiture de la maison des Blétry. Fils de policier, il travaillait pour une entreprise de produits surgelés. Son profil était présent dans la base de données depuis 2004, date à laquelle il avait été incarcéré pour tentative d’agression sexuelle. Libéré l’année suivante, il avait déménagé dans le sud-ouest de la France, s’était marié, et avait mené une vie ordinaire jusqu’à son arrestation pour le meurtre de Christelle.
Le 2 février 2017, il a été condamné à la prison à perpétuité, sentence confirmée en appel en 2018, puis en 2019.
Si Marie Rose Blétry avait attendu que la justice suive son cours, l’affaire aurait été classée, et le meurtrier profiterait aujourd’hui tranquillement de sa retraite. Désormais veuve (Gilles est décédé en 2004), elle espère que le nouveau «pôle judiciaire entièrement dédié aux crimes en série et aux affaires non élucidés» créé par le ministère français de la Justice en mars dernier sera efficace. Un pôle dont la lourde tâche est d’éviter que d’autres vivent le calvaire qu’elle a enduré.
«La douleur me poursuivra jusqu’à mon dernier souffle, dit la maman de Christelle. Mais il a fallu que je me batte pour la vérité. Lorsque vous ne savez pas qui a tué votre enfant, il n’y a rien de pire que d’être ignoré.»
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