Le marin contre l’océan
Laurent est coincé sous la coque remplie d’eau après le chavirage de son voilier. Plus le temps passe, plus ses chances s’amenuisent.
Il est un peu plus de 20h en ce 1er août. À quelque 25 km au large de la côte du nord-ouest de l’océan, près de l’Espagne, le marin Laurent Camprubi hisse la grand-voile sur le pont du Jeanne, un voilier profilé de 12m. Depuis son départ la veille de Lisbonne, au Portugal, il lutte contre les éléments qu’il connaît pourtant bien.
Il effectue un parcours de qualification pour la Route du Rhum, une course à la voile transatlantique de 6562 km disputée tous les quatre ans entre Saint-Malo, en France, et la Guadeloupe, dans les Caraïbes. La soirée est tout sauf calme et l’athlète solitaire vire de bord et s’ajuste pour assurer l’arrivée de son bateau à destination, à Cherbourg, en France, à quelque 1700 km au nord-est. Après plus de 12 heures de navigation, l’homme décide de s’accorder une pause. Toutes les 15 minutes, une balise signale automatiquement sa position aux organisateurs de la Route du Rhum, mais les vagues battent le Jeanne dans une langue qui leur appartient – cris, sifflements, fracas, grondements.
Au loin il y a bien sûr le cap Finisterre, un promontoire escarpé que l’on croyait jadis situé au bout du monde, d’où son nom, mais pour le moment, avec des vagues de deux ou trois mètres, le paysage est uniformément gris foncé.
Grand et maigre, le skippeur de 62 ans, qui a commencé très tôt à faire de la voile, rêve d’attaquer la Route du Rhum. Ce styliste pour une marque de chaussures ayant son siège au Portugal vit à Marseille avec sa compagne Virginie Philip et leurs deux enfants. C’est là qu’il s’entraîne depuis des mois. Pour cette épreuve de force et de persévérance, cet amateur de vélo et de course à pied fait de la musculation pour renforcer ses abdominaux, essentiels dans le maintien de l’équilibre quand la mer est agitée. Et ce soir, elle l’est particulièrement.
Allongé dans le cockpit, Laurent se repose quand une vague s’écrase sur le voilier, qui ralentit brusquement. Le skippeur ouvre les yeux et se rend compte que le bateau a commencé à gîter d’un côté. Il comprend aussitôt ce qui se passe: il a perdu sa quille, sorte d’aileron situé sous la coque qui permet de le maintenir droit. Le Jeanne est en train de chavirer.
Tu as 15 secondes pour te réfugier sous le pont avant que le voilier ne se retourne, se dit-il.
Une fois à l’abri, Laurent essaie de fermer la porte, mais l’eau déferle à l’intérieur et la tâche est impossible. Le Jeanne se retourne violemment et danse comme un bouchon sur les vagues. Laurent est projeté au plafond et se retrouve accroupi sur ce qui est désormais le sol. Il faut évaluer les dégâts. La violence du choc a pulvérisé ses lunettes ainsi que l’ordinateur et les autres appareils électroniques dont les morceaux épars flottent dans l’eau salée.
Il s’aventure plus loin pour récupérer sa trousse de survie, puis regagne l’endroit qui lui semble le plus sûr, près de la porte. Vingt minutes se sont écoulées depuis le chavirage. Laurent déclenche sa balise de détresse et sort la tenue de survie rouge vif. C’est une combinaison raide et encombrante en néoprène étanche, munie d’une capuche et de bottes. L’adrénaline lui permet de maintenir sa chaleur corporelle, mais quand elle retombera, la combinaison sera sa meilleure défense en attendant l’arrivée des secours. Il est dans une poche d’air; l’eau est à environ 20°C et il en a maintenant bien au-dessus de la taille. Il enfile la combinaison, une jambe à la fois, malgré les crampes et le froid.
Opération survie
À 20h23, peu après le déclenchement de la balise de détresse – laquelle est équipée d’un émetteur radio et d’un système de localisation GPS –, le signal est détecté par la garde côtière espagnole, qui engage aussitôt une opération de recherche élaborée et minutieusement orchestrée mobilisant deux navires de secours, trois hélicoptères et cinq plongeurs. Dehors, il fait noir et c’est dangereux. Une question occupe tous les esprits: l’unique occupant du bateau, si expérimenté soit-il, pourra-t-il survivre dans de pareilles conditions ?
À 21h26, un des pilotes de l’hélicoptère repère une tache blanche sur la mer démontée: la coque d’un voilier. Spontanément, on pense à sangler le bateau et à le hisser à bord d’un navire à l’aide d’une grue, mais l’opération est jugée trop imprudente en raison du vent et du danger auquel elle exposerait le marin. D’ailleurs, personne ne sait ce qui se passe à l’intérieur.
Chargé de repérer un signe de vie, un plongeur est déposé par l’hélicoptère sur le voilier renversé. Il tape plusieurs fois sur la coque en criant que les secours sont arrivés. Le vent emporte ses paroles.
Laurent a presque fini d’enfiler le haut de sa combinaison quand il entend les coups. Boum. Boum. Boum. Il essaie de taper à son tour, mais ses bras sont empêtrés dans les manches. «Je suis là! crie-t-il. Je suis là!» Puis, plus rien. A-t-il seulement été entendu? Il se met en boule dans un coin pour attendre, l’eau continue à monter. La poche d’air ne résistera pas éternellement.
Les secours vont arriver, répète-t-il en silence. Les secours vont arriver. Mais il pense aussi: Peut-être ai-je été abandonné.
«Trop entêté pour renoncer»
À leur grande surprise, les sauveteurs entendent les cris du skippeur. Ils sont soulagés et heureux. Par mesure de sécurité, il faut cependant remettre la tentative de sauvetage au lendemain. Laurent sera-t-il toujours en vie quand ils reviendront? La question les taraude. Le temps n’est pas un allié cette fois. Le naufragé risque de mourir de froid ou de noyade. Mais ils n’ont pas le choix.
Ce soir-là, un représentant du ministère de la Défense appelle Virginie Philip. Craignant qu’il ne s’agisse d’un démarcheur, elle ne répond pas. Quand elle consulte sa messagerie 15 minutes plus tard, elle entend une voix annonçant que la balise de détresse de Laurent a été déclenchée. Son monde s’écroule.
«Laurent va bien?», demande-t-elle quand elle rappelle. «Nous l’ignorons», répond son interlocuteur. L’attente commence. Jeanne, 12 ans, la fille du couple, ne lâche pas sa mère pendant que Paul, son petit frère de trois mois, dort.
Virginie appelle Richard Sautieux, l’ami de Laurent et son responsable de l’équipe de voile, et lui demande s’il peut se renseigner de son côté. À minuit, l’organisateur de la Route du Rhum la met au courant de ce qu’il sait: le bateau s’est retourné et la garde côtière espagnole est engagée dans le sauvetage.
Virginie lutte contre la panique et essaie de rester calme devant sa fille, qui a fini par s’endormir. Les heures passent, semblent durer des siècles; l’horloge marque une, deux, trois, quatre heures… Puis, un peu après 8h, le ministre de la Défense la rappelle avec de mauvaises nouvelles: les chances de retrouver Laurent vivant sont pratiquement nulles.
Il est temps de prévenir la famille du skippeur. Comme une automate, Virginie appelle d’abord le frère de Laurent qui réagit aussitôt: «Il se battra jusqu’à la fin, assure-t-il. Crois-moi, si quelqu’un peut survivre à un tel événement, c’est bien lui.» Laurent est trop entêté pour renoncer, Virginie est d’accord, mais pourtant. L’homme qui partage sa vie depuis 14 ans est un fonceur et il prend des risques – mais il ne panique jamais quand un problème surgit. Pour l’instant, elle ne peut qu’espérer.
Une nuit terrifiante
Dans la cabine du Jeanne, Laurent est découragé et fatigué. L’eau continue à s’infiltrer et remplit de plus en plus l’espace, réduisant sa bulle d’air. Mélangée à l’essence du moteur qui reste toujours à bord pour parer aux urgences – bien sûr, il n’a pas pu l’utiliser –, l’eau dégage une odeur insupportable.
De plus, sa peau le démange et il doit garder les yeux fermés pour les protéger. Le temps est aboli. Les minutes et les heures se confondent. Il est minuit, ou plus tard. Peut-être 2h? À quand remonte son dernier repas? Sa dernière plage de sommeil? N’y pense pas. Concentre-toi. Ne t’endors pas.
Le volume de la poche d’air qui le maintien en vie diminue et le niveau de l’eau atteint maintenant sa poitrine. En grognant, Laurent s’étire pour saisir les poignées fixées sur les côtés de la coque. Pour éviter l’hypothermie, il doit autant que possible garder le corps hors de l’eau.
De temps à autre, il tend l’oreille, essaie de percevoir un bruit – n’importe quel son qui prouverait que la garde côtière n’a pas abandonné ses recherches. Mais au fur et à mesure que le jour reprend ses droits, il ne perçoit que le silence et le calme.
Des images se bousculent dans sa tête. Ce n’est pas sa vie qui défile devant ses yeux, mais tout ce qui va disparaître. Les conversations avec ses trois enfants adultes issus de son premier mariage, par exemple. Et tout ce qu’il ne connaîtra pas: le petit Paul quand il dira «papa» la première fois, ses premiers pas. Jeanne. Intelligente, ses longs cheveux tirés en arrière et attachés en queue de cheval, ses grands yeux et son sourire resplendissant, diplômée du collège.
Laurent s’accroche aux poignées depuis des heures et il est épuisé. Il lâche et se laisse flotter un moment sur le dos, bras et jambes écartés, il se repose enfin. Quand l’eau recouvre son visage, il toussote et se remet aux aguets. Puis il entend des coups. Est-ce que j’hallucine? Pitié, pourvu que ce soit vrai.
Une seule chance
Un peu avant 9 h du matin, c’est-à-dire environ 13 heures après le chavirage du voilier, les eaux étant plus calmes, deux plongeurs ont pu s’approcher du Jeanne pour le sécuriser. Trois énormes bouées jaunes le maintiendront à flot pendant que l’équipe mènera l’opération de sauvetage. Quand c’est terminé, les plongeurs tapent sur la coque. Ils ne s’attendent pas à obtenir une réponse, mais soudain, ils entendent des cris. Malgré la mer agitée et le vent qui a retourné son bateau, Laurent Camprubi est vivant. En plongeant sous la surface pour regarder par le hublot de la cabine, ils ont vu bouger les bottes de néoprène rouge.
Mais il y a un souci. Il y a tant de débris qui flottent sous la coque, des bouts de bois et de métal arrachés, des tas de fils, que les plongeurs ne peuvent atteindre la porte de la cabine. Alors tous s’attellent à la tache minutieuse de plonger et remonter le moindre débris qui fait obstacle à leur passage.
Il faut être prudent, ne pas se blesser. Petit à petit, d’une interminable minute à l’autre, pendant une heure, puis deux, puis trois, les plongeurs récupèrent, jettent dans un sac et ne remontent que lorsqu’il est plein, avant de replonger.
Tu dois rester en vie, se dit Laurent. Il faut qu’ils y arrivent. Mais ce n’est pas le moment de douter de ses sauveteurs et il le sait.
Ils ont un plan. Tandis qu’un hélicoptère se positionne au-dessus du Sar Gavia, un remorqueur de 40m qui brille d’un orange vif sous le soleil estival, un plongeur agenouillé sur la coque du voilier crie des instructions à Laurent.
Le Jeanne ne sera pas soulevé par hélicoptère, apprend Laurent, le voilier étant en trop mauvais état. On lui explique aussi que les plongeurs ne fracasseront pas la vitre pour le sortir de là, le hublot est trop petit; de plus, l’eau qui s’y engouffrerait l’enverrait au fond.
Malgré la fatigue et le froid après des heures dans l’eau, malgré les crampes musculaires, Laurent comprend que sa survie est entre ses mains. Aussitôt qu’un plongeur ouvrira la porte, il faudra nager à toute vitesse, avec tout son équipement, pour éviter que le torrent d’eau de l’autre côté ne le l’envoie au fond à une noyade certaine. Il ne dispose que d’une chance.
Le sauvetage commence un peu après midi. Laurent attend près de la porte en faisant du surplace, tâchant de rester calme, mais prêt à s’élancer dès qu’elle s’ouvrira. Tu peux y arriver, se dit-il. Question de vie ou de mort.
Il s’efforce de respirer lentement. Puis soudain, la porte s’ouvre. D’instinct, il passe en nageant de toutes forces, chargé d’adrénaline, s’aidant de ses bras et de ses jambes fermes de cycliste pour franchir le déferlement d’eau.
Vas-y. Il sent l’adrénaline dans tout son corps qui fournit l’oxygène et lui donne une force nouvelle qui le propulse sous la coque – attention de ne pas te cogner la tête – avant de tourner à droite pour remonter, plus que deux mètres avant la surface, les yeux ouverts braqués vers le ciel. Quand il se retrouve enfin à l’air libre, cherchant son souffle, un plongeur – le même qui a tapé sur la coque la veille – l’attend, prêt à lui enfiler le harnais qui le remontera à bord de l’hélicoptère.
Les deux hommes s’étreignent, en larmes. «J’ai eu si peur que vous ne surviviez pas cette nuit», reconnaît le plongeur. «J’ai eu peur que vous ne reveniez pas me chercher», répond Laurent.
Quand Laurent monte à bord de l’hélicoptère qui va le conduire à l’hôpital de La Corogne, la ville côtière espagnole la plus proche, ses jambes se dérobent. Il est 12h35 – plus de 16 heures après le chavirage du Jeanne.
Il est rapidement soigné pour exposition à l’eau salée et hypothermie; les médecins s’occupent également de l’essence dans ses yeux. Il découvrira qu’il a perdu sept kilos durant ces 16 heures.
Mais dans l’hélicoptère, rien de tout cela n’a d’importance. Il ne désire qu’une chose: parler à Virginie. Quand une personne à bord lui tend enfin un téléphone, il n’arrive pas à lui parler – ils pleurent tous les deux à chaudes larmes.
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