À environ 75 minutes de la frontière canado-américaine Windsor-Detroit, Thamesville, 928 habitants, fait partie de la municipalité de Chatham-Kent, en Ontario. Dans ses dernières prévisions, la Chambre de commerce a dit des perspectives à court terme de l’économie locale qu’elles n’étaient « guère prometteuses », notamment en raison du recul démographique et de l’exode de l’industrie lourde. À Thamesville, le centre de traitement Westover pour les toxicomanes est le seul commerce qui semble florissant. Avec son immense pelouse verte, le vénérable complexe évoque une paisible université retirée.
Depuis 20 ans, les communautés de Chatham-Kent, comme une bonne partie de l’Ontario, ont vu les abus d’opiacés sur ordonnance (médicaments dérivés de l’opium) se multiplier. En 2007, près de 30 % des élèves du secondaire du réseau d’intégration des services de santé d’Erie St. Clair, dont dépend Chatham-Kent, ont admis avoir consommé des opiacés sur ordonnance à des fins non médicales au moins une fois dans l’année, selon le sondage sur la consommation de drogues et la santé des élèves de la province.
Plusieurs facteurs contribuent à expliquer cette hausse, dont, peut-être, le récent ralentissement économique de la région. Mais pour Ron Elliott, directeur général du centre de traitement Westover et pharmacien de formation, le problème remonterait aux années 1990, témoins du bouleversement des habitudes de prescription : l’apparition d’ordonnances de doses massives d’analgésiques comme l’OxyContin. « Dans une pharmacie, je recevais des commandes de 500, 600, voire 700 comprimés d’Oxy. Quand je m’inquiétais, on m’assurait que c’était normal. »
Mais ce n’était qu’une illustration d’un problème plus étendu. Selon l’Organe international de contrôle des stupéfiants, la consommation canadienne d’opiacés sur ordonnance, comme l’OxyContin ou le Percocet, a plus que triplé entre 2000/2002 et 2010/2012. Le Canada est désormais le deuxième plus grand consommateur d’opiacés sur ordonnance au monde, derrière les États-Unis, dont la consommation est demeurée plus stable. Des observateurs en rejettent la faute sur le solide système universel de santé canadien, mais on pourrait aussi blâmer la médiocrité historique de notre réglementation en matière de prescription d’analgésiques.
En Ontario, où le taux de prescriptions d’analgésiques opioïdes à fortes doses est le plus élevé par habitant, les conséquences ont été terribles. Entre 1991 et 2010, le taux annuel provincial de décès liés aux opioïdes est passé de 12,2 à 41,6 par million. En 2010, un décès sur huit parmi les adultes de 24 à 35 ans était associé aux opioïdes. Chatham-Kent n’est en somme pas un cas isolé et le problème ontarien a tout l’air d’une épidémie.
La hausse des abus d’opiacés sur ordonnance vient s’ajouter au cercle vicieux, difficile à endiguer, des problèmes d’automédication, de réglementation et d’adaptation du marché. Les réussites et les échecs de la lutte contre cette épidémie pourraient bien offrir une piste de solution : et si on réglementait la vente de stupéfiants de la même façon qu’on tente de contrôler celle des opiacés sur ordonnance ?
Aux bureaux du centre de santé communautaire de Chatham, je rencontre Lisa*, 26 ans, qui réussit à maîtriser depuis sept ans sa dépendance aux analgésiques à l’aide de méthadone. Elle s’est même inscrite à l’université et a récupéré la garde de ses trois enfants. Mais malgré son image soignée et son attitude posée, il est clair qu’elle lutte toujours contre ses démons. Les analgésiques sur ordonnance sont des compagnons de longue date. « On prenait du Percocet à l’école secondaire, en cours de gym », raconte-t-elle. Sa mère assiste à notre échange, l’air malheureux.
Christopher Cartier, coordonnateur au centre d’aide sur le sida de Chatham-Kent, voit les ravages de ce fléau au quotidien. Son travail consiste notamment à distribuer des seringues propres aux toxicomanes, mais, à 24 ans, il est assez jeune pour comprendre ce que vivent les élèves du secondaire à l’ère des comprimés sur ordonnance. « Dernièrement, j’ai noté une hausse de la consommation de médicaments sur ordonnance, surtout chez les jeunes, qui n’ont qu’à se servir dans l’armoire à pharmacie de leurs parents. »
Les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ont fini par se pencher sur le problème, sans pouvoir s’entendre sur une stratégie. Les nombreuses preuves de l’effet mortel des abus d’opiacés sur ordonnance au Canada ont poussé le fabricant Purdue Pharma Canada à annoncer, en février 2012, le remplacement de l’OxyContin par une nouvelle formule, l’OxyNeo. Puis les provinces et territoires ont incité Ottawa à restreindre l’accès aux médicaments à base d’oxycodone en retardant l’approbation des formes génériques d’OxyContin.
Mais Santé Canada est passé outre, arguant que les lois fédérales ne les autorisaient pas à interdire un produit pharmaceutique pour cause d’abus.L’Ontario, ébranlé par la hausse du taux de décès (selon certaines statistiques, en 2012, les analgésiques sur ordonnance ont causé plus de 10 morts par semaine), se devait de réagir. Peu après l’annonce du lancement de l’OxyNeo par Purdue, la province a décidé d’en limiter les prescriptions : le médicament sera uniquement accessible à travers le programme d’accès exceptionnel et le processus pour faciliter l’accès aux médicaments de soins palliatifs.
Purdue ne peut affirmer que l’OxyNeo est modifiable sans l’approbation de Santé Canada, mais on sait que le nouveau produit est plus difficile à décomposer et à consommer par inhalation ou injection. En théorie, le risque d’abus est donc réduit, un opioïde à libération lente ne pouvant satisfaire un toxicomane. Le retrait du marché de l’OxyContin, facile à écraser, s’inscrit dans une approche plus vaste, comprenant un système de suivi individuel de la distribution de l’opiacé dans la province, afin d’empêcher les patients dépendants d’obtenir des ordonnances de plusieurs médecins. Mais cela ne suffit pas à freiner la demande d’opiacés sur ordonnance. « Toute prohibition, quelle qu’elle soit, va pousser les consommateurs à chercher d’autres solutions », prévient Ron Elliott. L’économie, comme la nature, a horreur du vide.
À Chatham-Kent, la situation ne s’est pas améliorée. La consommation de fentanyl (un médicament de 50 à 100 fois plus puissant que la morphine, avec un risque élevé de décès par surdose) a augmenté. « Aujourd’hui, beaucoup de mandats de perquisition visent le fentanyl », indique Jeff Teetzel, policier de la section antidrogue de Chatham-Kent. Selon le service de police de la ville, il y a eu sept décès par abus de fentanyl depuis 2011. Mais les toxicomanes ne se sont pas contentés de remplacer l’OxyNeo par du fentanyl. À Chatham-Kent, entre 2012 (date de l’arrêt de fabrication de l’OxyContin) et 2013, les inculpations pour trafic de méthamphétamine ont augmenté malgré une légère baisse des inculpations pour infractions liées aux drogues.
Les conséquences de l’intrusion sur le marché des drogues illicites sont si connues que la documentation scientifique les qualifie d’« effet de compression », rappelant qu’une pression appliquée sur un ballon ne fait que déplacer l’air à l’intérieur. Avant l’arrivée de l’OxyNeo, le médecin avait prescrit au petit ami de Lisa, blessé au dos, de larges doses d’analgésiques : OxyContin, fentanyl et méthadone. « Il n’a pris que la méthadone, confie Lisa. Il a vendu le reste. » Puis l’OxyNeo, invendable, a remplacé l’OxyContin. Il a donc simulé des maux d’estomac et affirmé ne pas supporter les comprimés. « Le médecin a alors doublé sa prescription de timbres de fentanyl, et il les a vendus. » Selon Teetzel, un seul timbre vaut entre 400 $ et 480 $ sur le marché noir de Chatham-Kent.
Ancien alcoolique, Gary* est devenu dépendant aux opioïdes en piochant dans les médicaments prescrits à sa femme pour une hernie discale. Après quelques années, il consommait 16 à 20 comprimés de Percocet et un ou deux d’OxyContin par jour. Cela a duré cinq ans. À l’échéance de l’ordonnance de sa femme, en 2011, sa consommation d’opioïdes était telle qu’il lui était physiquement impossible d’arrêter brutalement. Il s’est alors tourné vers l’automédication et une substance familière : l’alcool. « À la fin, je passais d’une dépendance à l’autre pour tenter de gérer les manques successifs. »
Conscient que sa famille remarquerait l’odeur d’alcool, il a fini par trouver une autre solution : 60 comprimés par jour de Tylenol, en vente libre. Quand cela ne suffisait pas, il se débrouillait pour trouver des analgésiques, allant même parfois jusqu’à les voler dans l’armoire à pharmacie d’un ami. Son alcoolisme était bien plus dur à cacher. Récemment, sa femme et ses enfants sont intervenus pour l’aider dans sa lutte contre la dépendance, et il est aujourd’hui au centre de traitement Westover.
La dépendance aux opioïdes, douloureuse et complexe, n’est toutefois pas une fatalité. Le traitement de substitution à la méthadone (médicament oral pris sous forme liquide), malgré ses limites, est un outil efficace : en se fixant aux récepteurs opioïdes du cerveau, la méthadone réduit le besoin physique de substances dérivées de l’opium, telles l’héroïne ou l’OxyContin. Grâce à ce traitement, Lisa a pu reconstruire sa vie.
L’ouverture d’une clinique de méthadone s’accompagne souvent d’une levée de boucliers locale. Pourtant, personne n’a protesté quand non pas une, mais deux cliniques ont ouvert à Wallaceburg, communauté de Chatham-Kent comptant 10 000 habitants, qui fait face à de graves pro-blèmes de toxicomanie liée aux opioïdes et à la méthamphétamine. « La ville s’est développée avec l’industrie automobile, aujourd’hui moribonde : le taux de chômage est très élevé, tout comme le taux de toxicomanie », explique Janet*, la mère de Lisa. Chatham-Kent compte aujourd’hui quatre cliniques de méthadone.
Ron Elliott, lui, croit que les plans d’urgence pour contrer les symptômes de la dépendance aux opiacés seront probablement vains. Son expérience de pharmacien lui a ouvert les yeux sur la pression économique qui agit sur la prescription de ces substances. Selon lui, les mêmes principes économiques ayant permis au fentanyl de s’imposer sur le marché des médicaments détournés à Chatham-Kent poussent les entreprises pharmaceutiques à créer de nouveaux opioïdes.
Mais le vrai problème, à son sens, réside dans la trop grande dépendance des institutions aux opioïdes plutôt que dans les motivations des entreprises pharmaceutiques. Les médecins comprennent de mieux en mieux le potentiel addictif de ces médicaments. Il se trouve pourtant que ces derniers sont couverts par les régimes publics d’assurance alors que leurs équivalents ou les services de réadaptation comme la physiothérapie requièrent une assurance ou des moyens financiers privés. Selon M. Elliott, tant que rien ne change, des villes comme Chatham-Kent auront du mal à endiguer l’abus d’analgésiques.
Notre réaction habituelle aux drogues illégales obéit à un principe simple : interdire tout ce qui provoque une dépendance grave. L’abus de médicaments sur ordonnance y ajoute toutefois une dimension politique. S’il est facile de condamner les trafiquants de crack ou de méthamphétamine, la situation se complique quand les substances incriminées viennent de votre pharmacie. Et quand le gouvernement fédéral approuve des versions génériques de l’OxyContin alors même que les provinces en avaient restreint la vente, le système de justice pénale est impuissant.
Dans les années 1980, on parlait des « enfants du crack » ; dans les années 1990, des raves sous ecstasy ; depuis 2010, ce sont des articles sensationnalistes sur les intoxiqués aux « sels de bain », dévoreurs de visage. Ces scandales n’ont fait que stigmatiser davantage les consommateurs de drogue. Mais le problème des opioïdes sur ordonnance est différent. Il existe des politiques humaines capables de mettre un terme à leur détournement et à leur consommation.
En Ontario, certaines de ces politiques ont déjà fonctionné. Pour toute prescription d’opioïdes, le patient reçoit un numéro d’identification à des fins de suivi et de contrôle. Le Collège des médecins et chirurgiens de l’Ontario forme les médecins à de meilleures pratiques de gestion de la douleur et conseille le gouvernement sur l’élaboration de mesures contre le détournement de médicaments. Enfin, un nouvel outil de suivi en ligne alertera les autorités sanitaires ontariennes si le nombre de surdoses d’opioïdes augmente.
Cette réussite a toutefois un corollaire troublant. La dépendance peut être étonnamment adaptable. À Chatham-Kent, l’effet de compression bat son plein : si le détournement des analgésiques cessait complètement, les utilisateurs pourraient bien se rabattre sur d’autres types de drogues.
Comment gérer la fluidité frustrante du marché des drogues et la toxicomanie qu’il nourrit ? La réponse réside peut-être dans les politiques de distribution des produits pharmaceutiques. Malgré une réglementation laxiste, il existe une trace écrite de chaque ordonnance médicale à des fins de contrôle, toutefois celle-ci s’arrête quand le patient se tourne vers des substances illicites. La dépendance aux analgésiques, dont la baisse ne peut qu’être artificielle, est alors remplacée par une inconnue.
Toute stratégie axée uniquement sur les médicaments sur ordonnance est donc vouée à l’échec. Négliger les causes profondes de la toxicomanie ne fera qu’accentuer l’effet de compression, et ceux qui veulent de la drogue en trouveront. Les lois sur les stupéfiants ont créé des marchés illégaux de plusieurs milliards de dollars pour l’héroïne, la cocaïne, les cristaux de méthamphétamine et la marijuana, qui échappent au contrôle de l’État.
La lutte antidrogue ne les a pas fait disparaître. Mais les politiques sur les opioïdes sur ordonnance sont souples et rapidement modifiables : le simple fait de réglementer ces produits donne aux gouvernements la possibilité de mieux contrôler leur détournement. L’association des lois à un système médical qui reconnaît la dépendance et la traite avec compétence pourrait aider les adeptes de l’automédication à reprendre leur vie en main.
Et si, au lieu d’améliorer simplement la réglementation des analgésiques, on laissait à l’État la responsabilité de réglementer l’héroïne, le crack et les cristaux de méthamphétamine ? Et si l’on utilisait les outils de contrôle de l’accès aux médicaments sur ordonnance pour encadrer le marché des drogues illicites ? Depuis la décriminalisation des drogues en 2001, le Portugal a connu une baisse des décès connexes et des nouveaux cas de VIH chez les toxicomanes, selon un rapport de Glenn Greenwald pour le groupe de réflexion libertaire Cato Institute de Washington, D.C.
Bien sûr, décriminaliser et réglementer le marché des drogues illicites sont deux choses bien différentes. Néanmoins, des études démontrent que contrôler la prise d’héroïne de la même manière que celle des médicaments sur ordonnance diminue les risques de décès. Entre 2005 et 2008, à Vancouver et à Montréal, pour l’étude clinique de l’Initiative nord-américaine sur les médicaments opiacés (NAOMI), 115 consommateurs d’héroïne de longue date ont reçu de la diacétylmorphine injectable (ingrédient actif de l’héroïne) sous supervision médicale. Après un an de traitement, on a noté une amélioration médicale, psychiatrique, professionnelle, relationnelle et familiale. Deux tiers d’entre eux ont aussi fortement diminué leur consommation de drogues de rue et autres activités illégales.
Si nos efforts pour encadrer l’accès aux analgésiques légaux portent leurs fruits, on devra les appliquer à toutes les drogues, en demandant aux pouvoirs publics d’assurer le contrôle des marchés des substances illicites et d’adopter des approches créatives, comme l’étude NAOMI, pour endiguer leurs méfaits. Malgré les risques d’un tel pari, c’est peut-être la seule façon de briser le cercle de la dépendance.
En 2013, selon une analyse de Global News des données du ministère de la Santé, les prescriptions d’OxyNeo en Ontario étaient inférieures de 25 % à celles d’OxyContin juste avant l’arrêt de sa fabrication (contre 60 % en 2012). Toutefois, les prescriptions de fentanyl de la province sont restées relativement stables : de 20 000 à 25 000 par mois, et il est facile de s’en procurer. Il faudra sans doute quelque temps avant que le flot des prescriptions d’opioïdes diminue.
Pour Ron Elliott, combattre la toxicomanie devrait suivre un principe simple : encourager les consommateurs à se demander pourquoi ils en prennent. Si l’on peut appliquer les leçons tirées du contrôle des opioïdes sur ordonnance au marché entier de la drogue, on finira peut-être par trouver une réponse.