Le don de moelle osseuse qui a sauvé le ministre

Atteint d’un lymphome non hodgkinien très agressif, le ministre Dominic Leblanc se savait condamné si on ne trouvait un donneur de moelle osseuse parfaitement compatible.

Illustration pour l'article du don de la moëlle osseuseIllustration de Meredith Sadler

Le jeune homme qu’accueille à sa descente d’avion un membre du personnel du ministère canadien des Affaires intergouvernementales, de l’Infrastructure et des Collectivités n’est pas un politicien ni le représentant officiel d’un pays étranger. Jonathan Kehl, un étudiant de 23 ans, vit dans la petite ville allemande de Bad Hersfeld, accompagné de son ami d’enfance, Dennis Bolender, et n’a jamais mis les pieds au Canada avant cette visite le 25 septembre 2022. Il est aussitôt conduit en voiture dans un hôtel d’Ottawa où l’attend le ministre Dominic Leblanc. L’émotion est vive quand les deux hommes s’approchent l’un de l’autre pour une chaleureuse accolade qui n’a rien de protocolaire. Ils ne se sont jamais rencontrés en personne mais se sentent très proches. Et pour cause: le sang du jeune Allemand coule dans les veines du ministre depuis plus de trois ans.

Avocat de formation, Dominic Leblanc a entamé en 2000 sa longue carrière politique en se faisant élire comme député libéral dans la circonscription de Beauséjour, au Nouveau-Brunswick. Depuis, le fils de l’ex-gouverneur général Roméo Leblanc a été réélu à 7 reprises et a dirigé différents ministères en plus d’avoir été président du Conseil privé de la reine.

Il est donc habitué à de lourdes charges de travail et déborde d’énergie. Pourtant, en ce samedi 20 avril 2019, Dominic Leblanc ne se sent pas dans son assiette. Il est épuisé, fiévreux… Le ministre, alors âgé de 55 ans, se rend au Centre hospitalier universitaire Dr-Georges-L.-Dumont, à Moncton, persuadé de souffrir d’une vilaine grippe. Mais une biopsie des ganglions sous les aisselles va plutôt révéler qu’il souffre d’un lymphome non hodgkinien d’un type rare et très agressif. La maladie a déjà attaqué son foie. En désespoir de cause, on lui administre une puissante chimiothérapie.

«Nous n’étions pas certains qu’il allait s’en sortir», affirme son hémato-oncologue, le Dr Nicholas Finn. «J’ai appris plus tard que si le traitement n’avait pas fonctionné, il ne me restait que quelques semaines à vivre», raconte le ministre, songeur. Sa femme, Jolène Richard, ancienne juge en chef de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, et son beau-fils, Shelby, affrontent à ses côtés cette pénible épreuve. Heureusement, le cocktail de médicaments administré durant trois semaines donne des résultats inespérés et fait reculer le cancer. Le ministre peut rentrer brièvement chez lui, mais la bataille est loin d’être gagnée même s’il est convaincu qu’il va guérir – il a déjà survécu à une leucémie lymphoïde chronique en 2018.

Les médecins savent que le lymphome non hodgkinien, pour l’instant sous contrôle, va revenir en force à moins que le patient ne reçoive une greffe de cellules souches. C’est sa seule chance de survie. En théorie, la procédure est relativement simple: il faut tuer toutes les cellules tumorales circulant dans le système sanguin du ministre, puis lui injecter des cellules souches provenant de la moelle osseuse d’un donneur en santé afin de régénérer son système immunitaire.

Photo du ministre Dominic Leblanc et Jonathan KehlPhoto de Dave Chan
Dominic Leblanc invite Jonathan Kehl, son sauveur, à lui rendre visite à Ottawa en septembre 2022.

«Nous devions procéder rapidement pendant que son état de santé le permettait», explique le Dr Finn. Comme l’hôpital de Moncton ne procède pas à ce genre d’intervention, Dominic Leblanc est envoyé au centre hospitalier Maisonneuve-Rosemont de Montréal en juin 2019 pour une série d’examens.

«Il était jaune comme un citron à cause d’une insuffisance hépatique et avait perdu beaucoup de poids», se rappelle la Dre Sylvie Lachance, qui le prend en charge. L’hémato-oncologue établit toutefois que son état de santé permet la greffe. Une de ses jeunes sœurs se porte volontaire pour donner ses cellules souches, mais elle n’est hélas pas compatible.

Une chance inouïe

Les responsables de la banque de cellules souches d’Héma-Québec cherchent alors un donneur dans la banque québécoise, qui compte plus de 55 000 inscriptions, et font aussi des recherches dans la banque internationale qui en recense 40 millions, répartis dans 55 pays. «Pour qu’une greffe fonctionne, il doit absolument y avoir une compatibilité HLA entre le donneur et le receveur», explique Susie Joron, cheffe de service du registre de cellules souches d’Héma-Québec. Les antigènes des leucocytes humains (ou HLA, pour Human Leukocyte Antigen) sont des marqueurs génétiques présents dans la plupart des cellules du corps humain et essentiels au fonctionnement du système immunitaire. Le nom du candidat idéal apparaît sur les écrans d’ordinateur d’Héma-Québec en août 2019.

Jonathan Kehl, un jeune Allemand de 20 ans, vit avec ses parents et ses deux sœurs à Bad Hersfeld, une petite ville de la Hesse. Un an plus tôt, en 2018, il s’est inscrit à la banque de donneurs de cellules souches à la suite d’une campagne dans son école secondaire organisée par le centre de donneurs de cellules souches allemand. «Je n’avais jamais entendu parler de cette possibilité auparavant», avoue-t-il. Un an et demi plus tard, alors qu’il étudie à l’université où il poursuit une formation d’enseignant, il est surpris de recevoir un appel des responsables de la banque des cellules souches allemandes: ses cellules sont parfaitement compatibles avec celles d’un candidat à la greffe.

«J’avais encore le choix de refuser, mais j’ai accepté, raconte le jeune homme. Je voulais sauver une vie! Ce fut un moment de grande émotion pour ma famille, qui m’a encouragé, et pour moi-même.» Il sait seulement qu’il s’agit d’un Canadien, car à cette étape le don est anonyme.

De l’autre côté de l’Atlantique, Dominic Leblanc jubile lorsque la Dre Lachance lui apprend la bonne nouvelle. «Les chances d’être totalement compatible avec un donneur sont seulement d’une sur 20 000!» apprend le ministre.- Dès le 31 août 2019, il est hospitalisé et doit se soumettre à 10 jours intensifs d’une chimiothérapie qui anéantit son système immunitaire et ses cellules sanguines.

Au même moment, Jonathan se rend dans un centre de la Croix-Rouge allemande de Francfort, à 150 kilomètres de chez lui, pour recevoir des injections afin de stimuler la production de ses cellules souches avant le don. Le prélèvement se fait le 16 septembre 2019. «Je me sentais faible, dit-il, mais ils m’ont dit que c’était normal à cause de la stimulation de cellules.» Assis dans un fauteuil, Jonathan voit son sang prélevé dans un de ses bras, puis filtré dans une centrifugeuse qui en isole les cellules souches. Les autres composants sanguins sont retournés dans son corps. On recueille ainsi un demi-litre de cellules souches. Aussitôt prélevé, le précieux liquide est transporté par avion à Montréal dans une glacière, sans être congelé, pour être perfusé 48 heures plus tard.

Le 18 septembre 2019, vers 14 heures, une infirmière couverte de la tête aux pieds par des vêtements de protection pénètre dans la chambre de Dominic Leblanc et relie avec minutie le culot de cellules souches à un cathéter installé dans une artère juste au-dessus de son cœur. On pourrait entendre une mouche voler tellement le moment est solennel. Jolène, qui a temporairement déménagé à Montréal, assiste à la scène, à la fois anxieuse et heureuse.

La substance beige contenue dans le petit sac lui est administrée par voie intraveineuse durant deux heures. Tout se déroule à merveille, mais il faut ensuite traverser une période d’incertitude puisque les nouvelles cellules sanguines, qui se régénèrent habituellement de 14 à 21 jours après la greffe, mettent 28 jours à apparaître.

«J’ai eu peur que ça ne fonctionne pas jusqu’à ce que la Dre Lachance entre dans ma chambre avec le sourire pour me dire que des neutrophiles, des globules blancs, avaient fait leur apparition, preuve que la greffe était un succès!» confie Dominic Leblanc. Le politicien demeure en isolement et reçoit quotidiennement de nombreuses perfusions de sang, de plaquettes, d’antibiotiques contre les infections, de magnésium et de potassium. «La chimiothérapie a été si puissante que j’avais des ulcères dans la bouche et que j’ai été nourri par intraveineuse durant cinq semaines.»

Il lit beaucoup pour passer le temps et suit la campagne électorale que mènent ses collaborateurs pour le faire réélire. La veille du débat télévisé en français, le 30 septembre 2019, le premier ministre Justin Trudeau, dont il est l’ami depuis de nombreuses années, lui fait la surprise d’une visite. «C’était très émouvant de le voir, assis devant moi pendant deux heures, ganté et masqué, à discuter de politique et à rire malgré le sérieux de la situation!»

Une double victoire

Trois semaines plus tard, toujours hospitalisé et rivé à l’écran d’un petit téléviseur, Dominic Leblanc pousse un cri de joie en apprenant que les électeurs de la circonscription de Beauséjour, au Nouveau-Brunswick, l’ont réélu pour un septième mandat. Mais il remporte une plus belle victoire le 5 novembre 2019, quand toutes les cellules qui circulent dans son sang sont celles de son donneur et qu’il peut enfin quitter l’hôpital, plus de deux mois après son admission.

Il n’est pas tiré d’affaire pour autant et doit séjourner encore un mois à Montréal afin de subir des examens trois fois par semaine à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont.

Photos Jonathan Kehl Dominic Leblanc Et Justin Trudeau( JONATHAN KEHL) © PRIVAT/DKMS; (DOMINIC LEBLANC) REUTERS/ALAMY STOCK PHOTO
En janvier 2020, cinq mois après le don de moelle de Jonathan Kehl (photo de gauche), Dominic Leblanc peut regagner le cabinet de Justin Trudeau.

«Le jour où j’ai reçu ma greffe, dit-il, les médecins m’ont dit que c’était comme une deuxième naissance.» Il se sent effectivement renaître et veut connaître son donneur pour le remercier. Il doit pour cela remplir un document qui ne pourra être envoyé à Jonathan que deux ans après la greffe. «C’est une règle internationale pour s’assurer que la greffe a bien fonctionné», explique Susie Joron.

En janvier 2020, le politicien fait un retour à Ottawa sous les applaudissements de tous les députés de la Chambre des communes. Seuls ses cheveux, tombés pour cause de chimio, indiquent qu’il a été malade. Il sent la forme revenir. «J’ai le système immunitaire d’un bébé de quatre mois, plaisante-t-il. Il se rebâtit tranquillement et je dois être prudent! Ça va de mieux en mieux!». Mais ses pensées vont constamment à celui qui lui a sauvé la vie.

Deux ans après la greffe, alors qu’il est en route pour l’aéroport d’Ottawa, il reçoit un courriel de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont. «À la suite de votre demande, voici les renseignements concernant votre donneur.» Dominic Leblanc est interloqué: il a sous les yeux un nom, Jonathan Kehl, et quelques informations le concernant. «Ce qui m’a frappé, c’est sa jeunesse, raconte-t-il. Il est né en 1999!» Excité, il demande à son adjoint parlementaire de faire des recherches sur Facebook pour découvrir le visage de son bienfaiteur. Il veut absolument lui parler.

Stéphane Dion, alors ambassadeur canadien à Berlin, lui suggère d’adresser son message en anglais et de le faire traduire en Allemand. «Vous m’avez sauvé la vie et je vous suis extrêmement reconnaissant pour votre générosité», écrit-il en préambule, avec l’entête de son ministère. Abasourdis, Jonathan et sa mère cherchent le nom de Dominic Leblanc sur internet. Les informations indiquent qu’il s’agit vraiment d’un ministre canadien. «C’était incroyable!» s’exclame Jonathan.

Un geste de reconnaissance

Quatre jours plus tard, Dominic Leblanc sent son cœur battre très fort quand il reçoit une réponse. «Après tout ce temps, je suis très heureux de savoir que vous allez bien», écrit son jeune interlocuteur dans la langue de Shakespeare, qu’il apprend depuis l’âge de neuf ans. Ils se fixent un rendez-vous virtuel deux semaines avant Noël, en 2021. «Il m’a profondément touché en me disant dit qu’il se sentait responsable de ma santé», révèle le ministre. Ils parlent pendant de longues minutes de ce qu’ils ont vécu, puis il l’invite à venir au Canada, toutes dépenses payées, dès que la pandémie de COVID-19 le permettra.

«Ce jeune homme m’a sauvé la vie», déclare le ministre en présentant fièrement Jonathan aux journalistes et photographes de la colline parlementaire, à Ottawa, le 28 septembre 2022. Le jeune Allemand est comblé par cet accueil réservé habituellement aux dignitaires étrangers. Il rencontre même Justin Trudeau, qui le félicite chaleureusement pour son geste. Pendant son voyage de cinq jours, Jonathan passe brièvement à Montréal et part ensuite taquiner le saumon sur la rivière Miramichi, au Nouveau-Brunswick, où il se régale des paysages majestueux, même s’il rentre bredouille. «Tout était magnifique et la nourriture délicieuse!» s’extasie le jeune homme, heureux que son hôte lui promette de lui rendre visite à son tour en Allemagne, lorsque le ministre le raccompagne à l’aéroport le jour son départ, il a le cœur gros et éprouve l’étrange sensation de laisser partir une partie de lui-même.

«Le geste extraordinaire de Jonathan m’a donné une seconde vie!» confie avec émotion Dominic Leblanc. Les risques que le cancer se manifeste de nouveau sont de plus en plus faibles avec le temps, mais s’il avait encore besoin d’un don de cellules souches, Jonathan lui a promis qu’il n’hésiterait pas un instant à venir à son secours. Le jeune homme se sent lié à lui pour toujours.

«Je considère que monsieur Leblanc est mon jumeau génétique!»

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