Le dépotoir du futur
Dans l’arrière-pays canadien, une société récupère les déchets de la pêche, de l’agriculture et de la sylviculture et les transforme en produits courants.
Dans L’âge de diamant ou le Manuel illustré d’éducation pour jeunes filles, publié en 1995, l’auteur américain de science-fiction Neal Stephenson imaginait ainsi la gestion des déchets: l’air et l’eau pollués seraient envoyés dans un réseau de cuves pour être lentement filtrés et purifiés. Entre chaque cuve, un réseau invisible de roues sous-microscopiques semblables à des fraises récupéraient les molécules d’azote, d’eau, de carbone, de phosphore et autres éléments utiles. Allégés de leurs polluants, ces éléments passaient dans la cuve suivante, laissant les résidus dans la précédente, et ainsi de suite. En fait, il imaginait surtout un dépotoir du futur.
Une fois l’eau et l’air débarrassés de leurs saletés, il était possible de reconstituer de l’eau pure, de l’azote gazeux et d’autres précieuses molécules à l’aide de compilateurs de matière – sortes d’imprimantes 3D. Transformés molécule par molécule, ces déchets fournissaient ainsi un approvisionnement constamment renouvelé de nourriture, de vêtements et de biens en tout genre.
Il s’agit là de science-fiction bien sûr, mais on connaît la capacité de la science-fiction de prédire des inventions. Le même Stephenson a d’ailleurs inventé le concept du métavers, une pratique de la réalité virtuelle sur internet que défendent Mark Zuckerberg et ses semblables. En 1880, Mary E. Bradley Lane évoquait déjà dans ses romans la viande fabriquée en laboratoire et H. G. Wells prédisait la bombe atomique. À maintes reprises, les inventeurs ont puisé leur inspiration dans la science-fiction. Aujourd’hui encore, dans le nord-ouest de l’île de Terre-Neuve, un certain Ben Wiper considère la chaîne de démontage moléculaire de Stephenson comme une sorte de plan directeur de sa propre société de gestion des déchets.
À vrai dire, Ben n’est pas ce que l’on appelle un inventeur. Originaire de l’Ontario, cet «homme de la finance», comme il se décrit lui-même, s’est installé en 2017 à Main Brook, un village côtier d’environ 240 personnes dans la Grande Péninsule du Nord de l’île canadienne de Terre-Neuve, pour prendre la codirection d’une usine de traitement de poisson. L’association n’a pas duré, mais l’homme est resté, appréciant le cadre isolé de son nouvel environnement qui lui rappelait l’Ouest sauvage.
En préparant l’étape suivante et en n’oubliant pas ce que lui avait appris le traitement du poisson, il a repensé au roman de Stephenson. Que faire de tous les déchets que l’usine produisait dans une région à l’activité économique aussi faible? La réponse? Une importante société de gestion des déchets, un projet ambitieux que Ben a baptisé 3F Waste Recovery.
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Un projet ambitieux
Le nom de la société dit tout: 3F Waste Recovery (les 3F pour fishing, farming, forestry) recycle les déchets des secteurs de la pêche, de l’agriculture et de la sylviculture en produits de consommation. «3F est fondé sur un principe simple: trouver une application pour chaque molécule qui passe notre porte, explique Ben, directeur d’exploitation de l’entreprise. Je pense à la décharge de l’avenir où les producteurs pourront réutiliser tout ce qu’ils n’ont pas transformé et lui trouver un usage utile.»
3F doit encore compter sur des subventions et se concentre essentiellement sur la recherche, le développement et l’élargissement des opérations existantes. L’équipe de scientifiques, de transformateurs en usines de poisson et d’ouvriers agricoles et sylvicoles est dispersée dans la Grande Péninsule du Nord et ailleurs dans l’île. Ben peut compter sur des installations de production à Main Brook et Bay Roberts (à environ une heure en voiture de Saint-Jean de Terre-Neuve), et l’Islande pourrait s’ajouter à la liste si les discussions en cours portent leurs fruits – dans ce cas, aucun des 14 membres du personnel à plein temps n’aura à se délocaliser de manière permanente, assure-t-il.
Le nombre de produits disponibles en magasin est limité, mais 3F planifie, approfondit la recherche et crée une dynamique pour élargir l’éventail. Les déchets de morue, l’élément phare de la société, sont transformées en friandises pour animaux de compagnie. Il y a des projets de suppléments santé au collagène marin, de poudre de protéine et même de cosmétiques. Les os de mouton d’élevage (et, si le règlement le permet, d’orignal) pourraient entrer dans la composition de friandises pour animaux de compagnie ou être bouillis pour en récolter le suif qui sert à la fabrication de chandelles et de savon.
Du côté de la sylviculture, 3F récupère la sciure des usines locales et le carton des entreprises de la région pour fabriquer des granulés servant à remplir les coussins d’animaux de compagnie ou encore de la litière pour chatons. Les résidus de toutes ces transformations finissent dans le compost de la société.
Cela peut sembler ambitieux. Au début, les investisseurs auraient préféré que l’entreprise mise sur un seul type de produits – les friandises pour animaux de compagnie, se souvient Ben. Mais il hésitait à se spécialiser, craignant que cela ne sape l’opération. Les fournisseurs rechignent à trier leurs déchets. «Ils veulent tout envoyer en même temps, dit-il. Le fournisseur de morue ne veut pas qu’on ne récupère que la tête, la colonne vertébrale et la peau, s’il y a des viscères il veut s’en débarrasser aussi. Sinon, on n’est pas une décharge intéressante.» Comme il ne veut pas que 3F produise de déchets, il cherche un usage au moindre sous-produit.
L’entrepreneur a peaufiné son message aux investisseurs en leur permettant de cibler leur investissement – produits de jardinage, produits pharmaceutiques, nourriture pour animaux de compagnie, par exemple –, mais ce qu’il vise à terme c’est un changement complet de paradigme dans la gestion des déchets.
Au-delà du côté pratique du réacheminement des déchets, Ben est convaincu que l’économie circulaire passe par une approche holistique où l’on conserve les matériaux en circulation, améliore l’état des écosystèmes et convertit les déchets en ressources plutôt qu’en gaspillage. 3F était sur les rails depuis deux ans quand Ben a entendu l’expression «économie circulaire» lors d’une conférence. Ce cadre colle parfaitement à sa société.
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Une équipe dévouée
Je rencontre la directrice des ventes nationales et directrice générale par intérim de 3F Janice Saunders devant le rayon des désodorisants voiture à la station-service de Main Brook en mai 2021. Elle achète autant de produits parfumés aux baies qu’elle peut en porter. «J’ai 27 kilos de peaux de morue au sous-sol, dans ma maison», explique-t-elle. Une partie de sa tâche consiste à servir les commandes de friandises en peau de morue 3F dans plus de 70 magasins dans tout le Canada. Voilà qui évidemment donne de l’odeur.
Janice travaille chez 3F depuis près de trois ans. Originaire de la pointe nord-est de l’île de Terre-Neuve, elle a quitté la province après l’école secondaire. Elle a vécu 18 ans en Ontario et en Alberta, puis est revenue au pays avec ses enfants il y a environ sept ans. Avant de se joindre à l’équipe, elle travaillait dans un restaurant au salaire minimum. Aujourd’hui, comme les autres employés de la société, elle gagne au moins 20$ l’heure.
En sa compagnie, je rejoins Hailee Keats, directrice des services administratifs de l’entreprise, qui est avec Ben Wiper. Nous roulons deux heures jusqu’à Hawke’s Bay, au centre de la péninsule où se trouve Zero Waste Farms. Le site est loué à Mike Offrey, l’agriculteur qui codirige le projet avec Ben, et qui y cultive des légumes. La raison d’être de 3F sur le site reste la récupération et la réutilisation de sous-produits.
Aujourd’hui, il faut conditionner le nouveau compost de crustacés qui s’entasse en monticules devant nous. Ben, Janice et Hailie cherchent le meilleur moyen de procéder. Le compost doit être mis en sacs plastique et pesé. «Je n’ai jamais fait ça», explique Ben. Faut-il suspendre un seau sans fond transformé en trémie (sorte d’entonnoir) pour contenir le flux de compost? Ou utiliser la pelle pour l’envoyer dans les sacs? Curieusement, l’opération, qui sera diffusée en direct sur la page Facebook de 3F, rend Ben nerveux. «Je suis assez perfectionniste et quand on n’a jamais fait une chose avant, le risque d’échec est drôlement élevé.» On retient la trémie.
Pendant ce temps, d’autres, dont je suis, récupèrent avec un déplantoir et une pelle le compost qui mûrit depuis quelques mois. Janice et Hailie travaillent surtout dans les bureaux, mais elles n’hésitent pas quand il faut manipuler le compost ou balancer des morceaux de lompe ou de morue dans la déchiqueteuse. (Apprenez-en plus sur les manières de pratiquer le compostage.)
Il arrive qu’on tombe sur un morceau de poisson pas entièrement décomposée qui envahit soudain l’air d’une odeur pestilentielle. Mais ce n’est rien comparativement à la laine de mouton en ébullition, fait remarquer Janice.
Le seau se révèle rapidement inefficace. Mais Ben s’y tient et filme le résultat pour alimenter le réseau social de la société. Il préfère la transparence quand ça ne va pas comme il le souhaite; avant, son perfectionnisme pouvait l’inhiber, explique-t-il, mais aujourd’hui, il voit l’échec comme un passage obligé sur la voie du succès.
L’économie circulaire, un concept de plus en plus populaire
Professeur de géographie à l’université Memorial à Saint-Jean, Nicholas Lynch constate que l’idéologie de l’économie circulaire gagne partout du terrain. Et même si ses propres recherches mettent en valeur ses nombreux avantages, il souligne avec agacement que le modèle n’a rien d’inédit. «On en parle comme d’une idée nouvelle, mais ce n’est pas le cas. Pour toutes les populations côtières, récupérer et réutiliser a toujours fait partie de la vie. L’économie circulaire, si vous l’appelez comme ça, existe depuis toujours.»
Rebecca LeDrew, une ancienne élève de Lynch maintenant diplômée, a étudié l’économie circulaire aux Pays-Bas et en Écosse. En matière de récupération de déchets, la tendance est aux nouvelles technologies, explique-t-elle, mais les traditions plus anciennes comme le compostage et le recyclage des matériaux de construction ont encore des leçons à nous livrer. «Tout ne doit pas être neuf, rutilant et innovant. Les pratiques anciennes ont des réserves de solutions.» Elle loue le travail de 3F auprès des pêcheurs, des forestiers et des agriculteurs de la région. «Il ne s’agit pas de récupérer du matériel électronique ou ce genre de choses dans ce monde rural. Ils cherchent ce qu’on trouve ici et essaient de voir ce qu’on peut en faire. C’est une approche de la circularité très intelligente et réalisable.»
Pour Nicholas Lynch, la capacité d’établir un lien avec les industries primaires de la région pourrait faire école pour d’autres initiatives de récupération de déchets – d’autant que les industries sont fortement incitées à se montrer responsables dans la gestion de l’environnement. Les industries pétrolières et gazières, par exemple, s’intéressent à la récupération de minéraux utiles comme le lithium et le magnésium, présents dans leurs eaux usées.
Terre-Neuve, un lieu stratégique
Pour Ben Wiper, la Grande Péninsule du Nord est un lieu parfait pour nourrir ses idéaux utopiques. Pour lui et son équipe, il y a là moins de contraintes que s’ils se trouvaient dans une région plus centralisée et de plus dense population. Les possibilités d’expérimenter sont plus vastes, ajoute-t-il. Et parce qu’on est loin de tout et qu’il y a peu de services, les opérations sont plus naturellement orientées vers l’idéal de circularité et l’équipe de 3F plus poussée à trouver des solutions novatrices pour recycler absolument tout.
La vision expérimentale de 3F retient de plus en plus l’attention de personnes influentes dans le milieu de l’économie circulaire. Un rapport dirigé par l’Institut pour l’IntelliProspérité, un réseau de recherche et un laboratoire d’idées basé à l’université d’Ottawa, a inclus 3F dans l’examen de près de 200 solutions agroalimentaires d’économie circulaire notables au Canada. Elle a été reconnue comme l’une des opérations les plus novatrices, dit l’associée de recherche Sonia Patel.
Les perspectives commerciales semblent également prometteuses pour l’entreprise. Avec la négociation de contrats de plusieurs millions de dollars à l’international, les friandises pour animaux de compagnie ont le vent dans les voiles et pourraient générer 60 emplois ruraux à plein temps et par usine pour 3F. Pendant que nous roulions sur l’autoroute, Ben, Hailie et Janice ont reçu un déluge d’appels et de courriels d’acheteurs éventuels.
Cela dit, 3F devra rapidement générer plus de profits, dit Ben. Si les subventions et les prestations canadiennes d’urgence mises en place pendant l’épidémie de Covid-19 ont permis d’alimenter la recherche ces dernières années, les ventes ou les investissements doivent désormais démontrer la rentabilité de la société, ajoute-t-il, «très optimiste».
Et comme le romancier qui l’a initialement inspiré, Ben insuffle à son travail quotidien une créativité et une originalité dans la résolution de problèmes. Actuellement, il s’intéresse par exemple à la mise au point d’un nouveau modèle de transformation du poisson qui permettrait de couvrir tous les aspects de la transformation de la morue – du conditionnement des filets, des langues, des joues et des bâtonnets de poisson à la production de collagène, de poudre de protéine et de friandises pour animaux – avec une seule usine.
Pour améliorer la fraîcheur de tous ces produits, il voudrait utiliser des hélicoptères pour installer des petites usines de transformation directement sur les bateaux de pêche. Si Ben Wiper réussit à mettre cet ambitieux projet en œuvre pour la morue, l’idée pourrait servir de modèle pour des pêcheries collectives, croit-il. Il se réjouit de la concurrence et souhaite vivement que d’autres prennent exemple sur son travail. La reconnaissance de la valeur des déchets profitera à tous. 3F ne peut pas tout faire, dit-il, et pour l’instant, il y a assez de déchets pour tout le monde!
Modèles circulaires
Entreprises durables dans le monde
The Plastic Flamingo, Philippines
Afin de lutter contre les déchets plastique dans les voies navigables des Philippines, les Français François et Charlotte Lesage donnent une nouvelle vie aux bouteilles et aux emballages jetés. L’entreprise The Plastic Flamingo transforme ces déchets en écomatériaux de construction qui servent à la fabrication de meubles et d’abris d’urgence.
Infinited Fiber, Finlande
Cette solution finlandaise au fléau mondial de la mode éphémère récupère les déchets riches en cellulose – y compris les vieux jeans, les tee-shirts, le carton et les produits dérivés de la ferme comme la paille de blé – et les transforme en une fibre douce biodégradable qui a la texture du coton. Les marques H&M et Patagonia, entre autres, ont signé avec la société des contrats d’achat pour plusieurs années.
InsectiPro, Kenya
Avec le concours de larves affamées de mouches soldats noires, InsectiPro réduit la quantité de déchets organiques à Nairobi. Les larves de cette entreprise sont nourries avec les déchets des étals de marché et des fabriques pour être ensuite séchées et vendues comme nourriture de bétail. Pour les humains, InsectiPro transforme des grillons en friandises.
© Andrea McGuire 2022. Tiré de «The Landfill of the Future», Hakai Magazine (29 mars 2022).
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