La pathologiste judiciaire Caroline Tanguay s’attendait à être frappée par l’ampleur du désastre lors de son arrivée à Lac-Mégantic, l’après-midi du 7 juillet 2013.
Mais en vrai, c’est encore pire que les images retransmises à la télévision. La scène est apocalyptique.
Un nuage de fumée noire enveloppe le cœur éventré de la municipalité. Une odeur d’essence à donner la nausée flotte dans l’air à des kilomètres à la ronde. Des pompiers arrosent plusieurs bâtiments en flamme dans le vaste périmètre évacué.
Dépêchée sur les lieux avec deux collègues du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec, elle a pour mission de participer à l’identification des victimes dont le nombre est pour le moment inconnu.
Avec son air d’étudiante universitaire en médecine, qu’elle conserve à 38 ans, elle détonne parmi les secouristes masculins et robustes. Il ne faut pas se fier aux apparences : la mort est loin de l’effrayer. Elle pratique des autopsies judiciaires depuis 8 ans et en a vu des horreurs : des enfants battus à mort, des hommes et des femmes assassinés. Mais elle n’a jamais vécu une catastrophe d’une telle ampleur. « J’étais convaincue qu’on ne pourrait pas identifier les disparus à cause du brasier ! »
L’incendie provoqué par le déraillement de 72 wagons-citernes, contenant près de 6 millions de litres de pétrole brut léger, a provoqué une terrible explosion. La température était infernale : entre 1 000 et 1 500 degrés Celsius.
Un « cauchemar »
Caroline Tanguay, pathologiste judiciaire, a mené 17 jours dans des conditions cauchemardesques.
La pathologiste se rend au poste de commandement de la Sûreté du Québec près de la zone dévastée. Elle fera équipe avec des policiers de plusieurs régions de la province appelés en renfort. Ils seront 800 à se relayer durant un mois à Lac-Mégantic. Il faut s’organiser, déterminer à l’aide de photos aériennes où doivent commencer les recherches. Des témoins rapportent que de nombreux parents et amis sont restés prisonniers du bar Musi-Café, à environ 50 m de la voie ferrée, dans l’épicentre du désastre.
C’est à cet endroit que Caroline Tanguay concentre la première semaine de ses 17 jours de fouilles, avec un petit groupe formé de techniciens en scènes d’incendies, d’enquêteurs et de pompiers. Elle se retrouve dans un gouffre profond où le pétrole boueux souille ses vêtements et son visage et où la chaleur torride et le sable emporté par le vent l’empêchent de bien respirer.
« On rampait à quatre pattes au milieu des débris, dans le solage de l’édifice carbonisé. On les ratissait méticuleusement en utilisant une truelle, une cuiller ou un pinceau pour récupérer les os blanchis par le feu. Des sapeurs faisaient le guet à proximité et arrosaient les alentours avec leurs tuyaux pour empêcher les flammes de s’approcher. Le bruit des camions-citernes, des camions d’incendie, des grues et des génératrices était infernal. »
La nouvelle du désastre fait le tour du monde. Des scientifiques américains, qui ont identifié plusieurs des quelque 2 700 victimes de la tragédie du World Trade Center à New York offrent leur aide. Le directeur général du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale, Yves « Bob » Dufour, décline poliment. Il a confiance en son équipe. Au cours des dernières années, le gouvernement québécois a investi 6 millions de dollars pour lui permettre d’acheter de l’équipement de pointe et d’embaucher du personnel supplémentaire.
Des quelque 150 employés du laboratoire, 94 vont travailler jusqu’à 15 heures par jour durant un mois pour remplir leur rôle.
Sur le terrain, les conditions sont exécrables.
Quelques murs d’édifices calcinés ont résisté inexplicablement aux dommages.
Fendus de toutes parts, le béton et le métal menacent de s’effondrer sur les têtes casquées des experts du laboratoire et des policiers.
Les cloisons dangereuses doivent être retenues par des grues le temps que les recherches permettent de recueillir le maximum d’indices qui autrement pourraient être ensevelis.
L’utilisation d’énormes ventilateurs ne réussit pas à dissiper les vapeurs toxiques de benzène, obligeant souvent les secouristes à porter un masque et à respirer de l’oxygène en bonbonne. C’est la canicule. La température ressentie atteint les 35 degrés Celsius pendant quelques jours. Ils souhaitent tellement retrouver rapidement les victimes que certains sont traités par les ambulanciers pour des coups de chaleur. Ils ont tout simplement oublié de s’hydrater et de prendre des pauses de quelques minutes en plein air pollué, aux abords des cratères provoqués par les déflagrations, ou sous des tentes montées par la Sûreté du Québec (SQ).
La crainte d’être exposé à des contaminants s’installe. « On avait les deux pieds dans les hydrocarbures inflammables, explique Caroline Tanguay. Il fallait quitter certains sites pour la journée, le temps que les produits toxiques soient pompés dans des camions. »
Devant des journalistes médusés, le responsable d’équipe du service d’identité judiciaire de la SQ, Steven Montembeault, illustre son pénible environnement de travail. « Le vert, la couleur du pétrole brut, je ne connaissais pas ça. Ma couleur préférée était le vert. Ça risque de changer. Je suis marqué à vie par cette couleur, dit-il, des trémolos dans la voix. Mais on ne lâchera pas ! »
« On pensait aux familles. On leur avait promis qu’on allait retrouver les victimes. Il n’était pas question d’arrêter », se rappelle le technicien en scènes d’incendie au service de la criminalistique de la SQ, Patrick Bigras.
Une lourde tâche
La coroner Me Andrée Kronström a la lourde tâche de rencontrer chacune des familles des victimes.
Deux semaines après la catastrophe, le bilan final fait état de 47 victimes. EIles avaient entre 4 et 93 ans. La majorité en étaient au début de leur vie adulte. Au fur et à mesure de la découverte et de l’identification des corps, la coroner, Me Andrée Kronström, a la lourde tâche de rencontrer chacune des familles, dans des salles de cours du Centre d’études collégiales de Lac-Mégantic.
Ceux et celles qui le désirent peuvent écrire quelques mots d’adieu sur un mur dédié à la mémoire des victimes. L’avocate de 50 ans, aux cheveux courts et au sourire communicatif, paraît plus jeune que son âge, comme si chacun des nombreux drames sur lesquels elle a enquêté lui faisait reculer le temps et savourer davantage l’existence. Ses arrière-arrière-grands-parents étaient originaires de Norvège, le pays des Vikings. À l’instar de ses lointains ancêtres, elle n’a pas froid aux yeux, mais se montre toujours rassurante. Une question lui est souvent posée : les disparus ont-ils souffert ? Elle leur répond avec franchise qu’ils ont perdu conscience rapidement.
Chaque fois, les images se bousculent dans sa tête. La coroner ne peut dissocier l’image de l’être cher de son vivant, qu’elle a déposée respectueusement sur une table, et les photos des corps mutilés qu’elle a dû consulter à des fins d’identification.
« Annoncer des décès, ça fait partie de notre travail, dit le lieutenant responsable de la cellule d’identification des victimes et du support aux familles des victimes à la SQ, Harold Gauthier, qui a assisté Me Kronström. Ce qui est exceptionnel c’est que, lors de cette tragédie, on a dû le faire quotidiennement durant un mois ! »
Depuis quelques années, ce fin limier de 47 ans, costaud et bon vivant, est à la tête de l’équipe des crimes non résolus de la Sûreté du Québec. À Lac-Mégantic, il dirige une équipe d’une quinzaine d’enquêteurs, entièrement dévoués aux familles 24 heures sur 24 et triés sur le volet pour leur expérience personnelle et leur empathie. « Il y a quelques années, confie Harold Gauthier, le fils de mon épouse est mort dans un accident à l’âge de 25 ans. Pour partager sa peine, je lui tenais la main et j’étais continuellement à ses côtés sans parler, car les mots sont souvent impuissants. » Ainsi, il comprend la détresse des familles et leur réaction face au deuil.
« Un jeune homme d’environ 18 ans a très mal réagi au décès de son frère, se souvient Mme Kronström. Il était très affecté, voire en crise. Il a quitté notre salle de rencontre en colère, sans avoir recours à notre équipe psychosociale qui était présente. On a craint pour sa sécurité car il a été porté disparu quelques heures. On a pu mieux respirer quand il a finalement été retrouvé et qu’il a accepté l’aide de notre équipe. »
Un autre coroner, le Dr Martin Clavet, qui possède aussi une formation d’ingénieur et de pilote d’avion dans les Forces armées canadiennes, arpente la scène de crime pour superviser la récupération des dépouilles et poursuivre les investigations. Il a été choisi parce qu’il est habitué à ce genre de situations. Il a déjà dirigé des enquêtes sur des écrasements d’aéronefs militaires. Du matin au soir, il s’active avec les équipes de recherche. Tout est photographié et documenté. On utilise même un GPS pour quadriller exactement la scène. Les dépouilles sont placées dans des sacs mortuaires, les os souvent minuscules dans de petits pots ou dans du papier d’aluminium froissé, puis défroissé pour le rendre plus rigide, et les soustraire à l’humidité nuisible aux analyses d’ADN.
« Des enquêteurs de la SQ notent systématiquement ce que nous retrouvons : des portefeuilles, des bagues de finissants, des montres », explique Patrick Bigras, technicien en scènes d’incendies au service de la criminalistique.
Ces objets sont nettoyés et montrés aux familles afin qu’elles confirment s’ils appartenaient bel et bien à un des leurs. Une clé de Ford Mustang 1969 récupérée près d’un corps constitue un indice qui aidera à confirmer le nom d’un disparu. Ces articles ne forment cependant pas des preuves scientifiques d’identification. C’est pourquoi, l’équipe du lieutenant Gauthier rencontre à tour de rôle les familles dans le but de recueillir des informations sur les disparus : avaient-ils des tatouages, ont-ils subi des interventions chirurgicales ? Ils obtiennent en même temps de l’ADN à des fins de comparaison. Quand cela est possible, des prélèvements effectués sur des brosses à dents et à cheveux des victimes sont également envoyés à Montréal pour des analyses.
« Trois jours après le drame, précise Josée Houde, biologiste judiciaire, nous avons reçu plusieurs échantillons d’ADN des familles. Quarante-huit heures plus tard, les premières associations de profils génétiques avec les disparus étaient faites, ce qui a permis au bureau du coroner de rendre public le nom d’une dame de 93 ans, Élaine Parenteau, morte chez elle. » Son identification a été facilitée par le numéro de série apparaissant sur la prothèse d’une de ses hanches.
« En 19 jours, nous avons identifié 38 des 47 victimes », dit Yves Dufour.
« Ce qui a accéléré le processus, ajoute Diane Séguin, directrice de la biologie, c’est que la SQ venait d’acquérir un programme informatique utilisé par Interpol pour faire le recoupement des nombreuses informations recueillies avant et après la mort des personnes recherchées. »
L’odontologie judiciaire, la science qui étudie les dentitions humaines et leurs caractéristiques, est aussi mise à contribution. « Deux cliniques dentaires de Lac-Mégantic ont été épargnées par le feu, raconte Marie-Josée Perron, un des cinq odontologistes judiciaires travaillant à temps partiel au laboratoire. Les policiers ont récupéré 36 fichiers dentaires de patients manquant à l’appel. On a ensuite utilisé un logiciel pour comparer ces résultats aux dents et aux os des gencives retrouvés sur le terrain. Après des heures et des heures d’observations et de reconstitutions faciales, nos conclusions devaient être démontrées et approuvées par nos collègues. Il n’y avait aucune place à l’erreur. » L’odontologie a permis de confirmer l’exactitude de 30 victimes.
Chaque soir, après de 10 à 12 heures d’ouvrage, la pathologiste judiciaire Caroline Tanguay quittait la zone rouge après avoir enlevé sa salopette blanche, trempé ses bottes dans des bacs de décontamination et s’être désinfectée les mains et les bras pour enrayer la propagation de bactéries et de produits toxiques.
À la suite d’un repas avec des collègues dans un des restaurants de la municipalité, où les téléviseurs diffusant les nouvelles en continu lui renvoyaient sans arrêt les images de la tragédie, elle revenait à sa chambre de motel épuisée et courbaturée.
Mais il fallait alors qu’elle téléphone aux deux pathologistes présents dans la salle d’autopsie de Montréal pour leur communiquer des indices sur les nouveaux corps retrouvés qu’ils allaient bientôt recevoir. Comme pour tous, ces longues journées ne laissaient pas de place à sa vie personnelle.
« Nous étions un chaînon important, note la pathologiste judiciaire Liza Boucher. En se basant sur les renseignements de Caroline, on faisait les prélèvements requis pour les envoyer en biologie, en odontologie ou en anthropologie. »
« Sur une scène d’incendie, explique le pathologiste Jean-Luc Laporte, il y a des éléments qui ressemblent à des os, mais qui ne le sont pas. Ça peut être des cristaux de gypse ou du plastique fondu. Nous avions absolument besoin de l’aide d’un spécialiste pour nous éclairer. »
Une jolie trentenaire sans prétention à la mèche blonde et aux yeux bleus, Renée Kosalka, anthropologue légiste de Toronto, est débarquée en coup de vent pour aider ses collègues du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale de Montréal, comme elle le fait à l’occasion depuis octobre 2012. Après avoir complété sa maîtrise en Californie, elle a été invitée par une ex-collègue à se joindre aux groupes d’anthropologues judiciaires qui ont fait des recherches et des identifications d’ossements après la tragédie du World Trade Center à New York. Sa réputation s’est propagée dans le monde scientifique.
Ses services ont été sollicités dans les charniers de Bosnie à la suite du conflit en ex-Yougoslavie, après le tsunami de 2004 en Thaïlande et dans le dossier de Robert Pickton, un tueur en série qui a assassiné et enterré plusieurs prostituées en Colombie-Britannique.
« Dès que l’on trouve des os souvent minuscules dans le débris, il faut les exposer centimètre par centimètre, sans rien détruire. Ces éléments, tout comme leur emplacement sur le terrain, serviront à reconstituer en salle d’examen des casse-têtes complexes, explique Renée Kosalka. C’est un travail archéologique où on n’a pas de seconde chance. »
Des centaines et des centaines d’ossements ont été transportés en salle d’autopsie, puis dans le local anthropologique du laboratoire de Montréal, où Mme Kosalka disposait les éléments sur des tables et tentait de reconstruire pièce par pièce les squelettes en se fiant aux informations provenant de la zone rouge et selon lesquelles il s’agissait d’enfants, d’hommes, ou de femmes, et en étudiant les dossiers médicaux qui pouvaient indiquer des fractures ou des déformations.
« Sans l’aide de Renée Kosalka, avoue Pascal Mireault, directeur de la médecine légale et de la toxicologie, des victimes n’auraient jamais pu être identifiées. » Son expertise a permis entre autres d’identifier la quarantième et dernière personne en avril 2014, Jimmy Sirois, un jeune homme de 30 ans. Tout a été tenté pour authentifier sept autres dépouilles.
Selon les informations policières, il devait y avoir 27 disparus au Musi-Café. Le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale en confirmait 26. Des os entremêlés ont été retenus plus longtemps à la morgue par le bureau du coroner pour de nouvelles vérifications, mais en vain.
Après près de trois semaines de dur labeur, la phase deux des recherches a débuté dans la zone dévastée. Quelques sites qui avaient déjà été fouillés ont de nouveau été passés au peigne fin. Sonia Roy, biologiste judiciaire, plus habituée à trouver de l’ADN et interpréter les projections de sang sur les scènes de crimes, y a participé avec d’autres personnes qui elles aussi n’avaient jamais eu à affronter une telle situation.
« Nous devions tamiser la terre pour nous assurer de n’avoir rien oublié. Au bout d’une semaine, une pelle mécanique a remué de la terre. De nombreux ossements sont apparus nous permettant de croire à de nouvelles identifications. »
Des os ont été envoyés à l’Office of Chief Medical Examiner de New York, à l’International Commission of Missing Persons de Bosnie, ainsi que dans un laboratoire de Thunder Bay en Ontario où les analyses d’ADN sont très développées, mais cela n’a rien donné parce que les fragments étaient trop endommagés par le feu et l’eau.
« Tous les policiers qui ont participé aux recherches de Lac-Mégantic avaient trois priorités, affirme le sergent-enquêteur à la SQ André Roussy : les familles, les familles, et encore les familles ! Avec les pompiers, nous sommes allés déposer une fleur à leur demande dans les ruines du Musi-Café. » Au moment de clore les recherches, quelques familles ont été escortées jusqu’à un petit mémorial installé dans la zone rouge, pour qu’elles puissent s’y recueillir.
« Nous avons pleuré avec eux, ajoute la coroner Andrée Kronström, lors de la messe commémorative à l’église et chaque fois qu’ils apprenaient un décès. Tous les jours, des parents venaient inlassablement attendre le retour du corps d’une fille, d’un fils, d’un père ou d’une mère, sur le parvis de l’église. Cela m’a profondément touchée. »
« Nous aurions tous voulu en faire davantage, conclut le lieutenant Gauthier. Quand je rencontrais des familles inconsolables, je leur disais : vous vivez 24 heures de mauvais temps. Les jours vont passer. À un moment donné il y aura de meilleures secondes, puis des minutes moins difficiles qui se transformeront en heures, puis en journées plus faciles à vivre. Vous ne pourrez jamais effacer ce qui s’est passé. Ce qui s’est produit dans la zone rouge de Lac-Mégantic nous suivra toujours. On ne vous oubliera jamais. »