Avant l’attaque
Avant que son corps ne soit envahi par le poison et que son cas ne devienne un sujet de curiosité zoologique, Jeremy Sutcliffe aimait les serpents. Il les trouvait même magnifiques.
Ce quadragénaire tatoué n’était au reste pas du genre à craindre les créatures sauvages. Grand amateur de plein air, il ne manquait aucune occasion de camper et pêcher. L’amour de la nature est une des raisons pour lesquelles lui et sa femme Jennifer, 43 ans, ont récemment quitté le Kansas pour le sud du Texas. La propriété qu’ils ont achetée sur le lac Corpus Christi, non loin du golfe du Mexique, est leur maison de rêve. C’est du moins ce qu’elle deviendra un jour. Mais pour le moment, ils vivent dans une caravane sur leur terrain d’un demi-hectare et la maison a encore besoin de réparations. Il faut tout vider, dit Jeremy, avec la fierté de celui qui va faire le boulot.
Certains ont la phobie des reptiles, comme cette homme qui brave sa peur bleue des serpents en Amazonie.
Par un dimanche matin torride de mai…
Le couple nettoie son terrain en préparation d’un souper en plein air avec leur fille et ses deux jeunes enfants. Vers 10 h 30, Jeremy tond la pelouse pendant que Jennifer jardine. Elle tend le bras pour attraper une mauvaise herbe lorsque, juste à côté de sa main, elle l’aperçoit : un crotale du Texas d’un mètre de long. Jennifer bondit, le reptile se dresse en position d’attaque tout en agitant sa queue dans un bruit de crécelle. « Un serpent! crie-t-elle. Un serpent! »
En entendant le cri de sa femme, Jeremy suppose qu’elle est tombée sur l’une de ces couleuvres inoffensives qui apparaissent régulièrement sur leur propriété. Il saisit une pelle pour chasser l’animal et contourne la maison en courant vers le jardin. C’est là qu’il entend le cliquetis caractéristique. Sa femme est piégée par le serpent à sonnette, entre un massif de plantes et le mur de la maison.
Au Québec et au Canada, les morsures de tiques peuvent être dangereuses: voici 5 maladies reliées aux morsures de tiques qu’il faut connaître.
Combat avec le serpent
L’homme tente d’abord d’attraper le serpent avec la pelle, sans succès. Il lève alors l’outil au-dessus de sa tête et en abat le tranchant avec force sur le reptile, l’atteignant juste en dessous de la tête et le décapitant.
Jennifer se précipite dans la maison, le cœur battant, et Jeremy retourne au jardin. Une dizaine de minutes plus tard, lorsque sa femme annonce qu’elle veut faire sortir leurs deux petits chiens, il entreprend de se débarrasser du serpent mort. Il observe la créature inerte sur le sol. Sa tête repose sur un pavé, retenue au corps par quelques ligaments.
Il se penche pour attraper un bout de bois près de la tête du serpent afin de le déplacer plus loin. Mais voilà que, avant que la main ne touche le sol, l’animal s’élance dans un mouvement un peu irréel, enfonçant ses crochets jusqu’à l’os dans la main droite de Jeremy. Le venin donne aussitôt à ce dernier la sensation que sa main a été écrasée sous une énorme masse. « Il m’a mordu! » hurle-t-il, horrifié.
Il m’a mordu!
Pour Jeremy, cela ressemble à un film de zombies – la revanche du reptile mort-vivant. Les morsures de serpents décapités ne sont pourtant pas rares, explique Christine Rutter, spécialiste en soins intensifs vétérinaires à l’université A&M du Texas, qui en a vu beaucoup.
« Les reptiles peuvent rester en vie assez longtemps après une blessure mortelle », plus longtemps en tout cas qu’un poulet sans tête, car il s’agit d’animaux à sang froid au métabolisme lent.
Le serpent qu’il vient de tuer essaie maintenant de le tuer à son tour, voilà tout ce à quoi Jeremy pense. Les mâchoires de la créature sont fermement accrochées à sa main. Dans une tentative désespérée pour se libérer de sa prise, Jeremy insère les doigts de sa main gauche sous la mâchoire supérieure du serpent pour essayer de la forcer. Il réussit à extraire un crochet de son majeur, mais en tentant de la lui ouvrir toute grande, la mâchoire de la vipère se referme à nouveau, enfonçant cette fois le crochet dans son annulaire.
À la recherche de l’antivenin
Alertée par son cri, Jennifer, infirmière de profession, se précipite. En découvrant son mari aux prises avec la gueule du crotale, elle pense tout de suite aux soins médicaux dont il va avoir besoin sans tarder. Elle retourne en courant dans la caravane pour chercher les clés de la voiture tandis que Jeremy continue de tirer sur la tête du serpent jusqu’à ce que ses crochets le relâchent enfin et qu’il puisse jeter l’animal loin de lui.
Une fois Jeremy monté dans la voiture, Jennifer s’engage sur le bitume brûlant du Texas, déjà au téléphone avec les services d’urgence. Ils se trouvent à une demi-heure de route de l’hôpital le plus proche, mais elle ignore totalement quels centres médicaux de la région possèdent de l’antivenin. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’il leur reste peu de temps.
Jennifer Sutcliffe a toujours été particulièrement réactive en situation de crise. Au Texas, elle était infirmière consultante, mais à l’époque où elle travaillait dans les hôpitaux elle avait toujours été la première qu’on appelait pour la réanimation cardiopulmonaire – c’est vers elle que ses collègues se tournaient lorsque compétence et rapidité de raisonnement pouvaient faire la différence entre la vie et la mort.
Sentir les effets du venin se répandre dans son corps
Elle connaît son mari depuis le début de leur vie adulte. Ils se sont rencontrés à l’été 1993, alors qu’ils étaient tous deux étudiants et travaillaient dans une maison de retraite. Elle a été charmée par ses yeux bleus pétillants et sa gentillesse. Ils se sont mariés quelques années plus tard et ont eu une fille et un garçon. Jeremy était bricoleur, il travaillait comme installateur de chauffage et d’air conditionné, et semblait toujours en train d’aider un voisin ou l’autre.
En 2011, à 34 ans, on lui a diagnostiqué un syndrome de Guillain-Barré, une maladie rare et mystérieuse caractérisée par une attaque des cellules nerveuses saines par le système immunitaire. Comme la maladie l’épuise et l’affaiblit, Jeremy est incapable de travailler plus de quelques heures par jour. Le couple est solidaire dans cette épreuve. La propriété de Corpus Christi est idéale. Pendant qu’elle travaille, il prépare lentement la maison de leurs rêves.
Tout en fonçant sur l’autoroute, Jennifer sent maintenant ce rêve lui échapper. Au téléphone, on la guide vers un point de rendez-vous où une ambulance les rejoindra pour transporter Jeremy vers l’hôpital le plus proche. Quelques minutes à peine après avoir été mordu, Jeremy peut déjà sentir les effets du venin qui se répandent dans son corps. Lorsqu’il cligne des yeux, il ne voit plus que du noir. « Je ne vois rien », lance-t-il, la panique affleurant dans sa voix, avant de perdre connaissance. Une main sur le volant, Jennifer secoue son mari de l’autre. Il ne se réveille que pour sombrer à nouveau. Puis il commence à convulser. À l’autre bout du fil, on demande à Jennifer de s’arrêter et d’attendre devant une église l’arrivée des secours.
Finalement, au bout des 15 minutes les plus longues de sa vie – durant lesquelles Jeremy passe de bredouillements incompréhensibles à la perte de conscience –, les ambulanciers arrivent, embarquent l’homme dans leur véhicule et repartent aussitôt, Jennifer à leur suite. Mais 10 minutes plus tard, l’ambulance s’arrête dans le stationnement d’un bâtiment inhabité. À Jennifer, qui se gare à côté, ils expliquent que Jeremy est en mauvais état, que sa tension artérielle a dégringolé et qu’ils craignent de ne pas arriver à l’hôpital à temps. « Il nous faut un hélicoptère », dit l’un d’eux. Plutôt qu’une demi-heure de route, il arrivera aux urgences en 10 minutes. Quelques instants plus tard, l’appareil se pose et emporte Jeremy.
Un venin complexe et puissant
Le venin de crotale est un miracle de l’évolution – un cocktail complexe d’enzymes et de protéines qui agit dans le système sanguin comme un puissant anticoagulant, détruisant les tissus de la peau et les cellules sanguines et provoquant une hémorragie interne. Les crochets d’un crotale sont connectés à des glandes situées à l’arrière de sa tête. Le serpent peut faire varier la quantité de venin libéré, et comme sa production requiert de l’énergie, il préfère en général ne pas en gaspiller. En position de défense, un crotale adulte aura tendance à en libérer une dose légère, suffisante pour faire fuir la menace.
Un serpent décapité, en revanche, n’a plus rien à perdre. « C’est une sorte d’acte désespéré, explique Christine Rutter. Le serpent souffre, il est effrayé et fera tout ce qu’il peut pour se protéger. » Le crotale qui a mordu Jeremy a donc vidé ses glandes venimeuses dans sa main.
Une victime de morsure de serpent reçoit habituellement entre deux et quatre doses d’antivenin. Au total, Jeremy en a eu 26. Quand Jennifer arrive à l’hôpital de Corpus Christi, environ une heure et quart après son mari, elle y découvre une scène de chaos. Six ou sept médecins s’affairent autour de lui, tentant désespérément de faire remonter sa tension. À peine deux heures après avoir été mordu, sa main droite est énorme et gonflée, et son avant-bras rouge violacé.
Entre la vie et la mort
Elle observe de son œil d’infirmière les médecins lui administrer de nombreux traitements – un cryoprécipité et de la vitamine K pour permettre au sang de coaguler, et dose sur dose d’antivenin. Jennifer connaît bien les intraveineuses: quand un patient a besoin de fluides rapidement, il suffit d’augmenter le débit passant du goutte-à-goutte au filet constant. Mais cette fois on a placé la pochette de liquide dans un manchon gonflable qu’on pompe comme un appareil de prise de tension, injectant le fluide dans le corps de son mari aussi vite qu’on le peut. Elle n’a jamais vu cela auparavant. Cela la terrifie.
À 17 h, après cinq heures de travail sur Jeremy, les médecins prennent la décision de le plonger dans un coma artificiel et de le placer sous respirateur. Jennifer accepte, hébétée.
Vers 3 h du matin, l’un des médecins vient l’informer que l’état de son mari ne s’améliore pas. Sa tension est toujours dangereusement basse. La tension artérielle moyenne que les médecins visaient était de 65 – plus basse, le cœur n’arriverait pas à propulser le sang à travers le corps. Jeremy a reçu la dose maximale de quatre médicaments différents conçus pour faire remonter sa tension, qui refuse pourtant de dépasser 60. « Nous ne pouvons rien faire de plus », avoue le médecin. Jeremy risque de ne pas survivre à cette nuit.
Le retour à la vie
Jennifer n’a pas encore assimilé la gravité de la situation. Le cœur serré, elle se rend au chevet de son mari et saisit sa main. « Trouve ce venin et repousse-le hors de ton corps. Tu ne peux pas mourir. »
La demi-heure suivante, elle reste auprès de lui à l’unité des soins intensifs, les yeux rivés au moniteur près de son lit. Lentement, miraculeusement, elle voit la tension artérielle de Jeremy remonter. Elle atteint 65, puis 70. On interrompt le traitement, la tension reste stable. À l’aube, le pire est passé.
Le 31 mai, cinq jours après que le crotale qu’il a tué ne tente de l’emporter avec lui, Jeremy Sutcliffe sort de son coma pour découvrir une chambre d’hôpital inconnue. Son esprit est embrumé. Son corps est gonflé de plus de 30 kg d’eau retenue. La douleur irradie dans ses jambes, ses bras, ses intestins, partout. Mais en regardant autour de lui, il aperçoit sa famille: sa fille et ses enfants, son fils, Jennifer.
Les semaines suivantes sont difficiles
Le mélange de venin et d’antivenin a causé de graves dégâts rénaux, et Jeremy a besoin de dialyses. Les toxines ont créé des calculs biliaires, des calculs rénaux et une vive douleur abdominale. Il est si faible qu’il ne peut tenir debout.
Les frais médicaux atteignent de leur côté près de 60 000 $. Le couple lance donc une collecte de fonds pour aider à payer les traitements. Les doigts de la main droite de Jeremy sont sévèrement abîmés; la greffe de peau n’a pas tenu. Il a fallu se résoudre à amputer son majeur et son annulaire.
Pour n’importe qui d’autre, la perte de deux doigts serait dévastatrice. Mais Jeremy ne le voit pas ainsi. « Je suis prêt à échanger quelques doigts contre le retour de mes reins. » Après avoir eu un aperçu du pire, il se sent optimiste. Environ un mois après la morsure, ses reins fonctionnent suffisamment bien pour que les médecins cessent les dialyses.
Du temps pour penser
Allongé dans son lit d’hôpital à se rétablir lentement, il a du temps pour penser. « Quand je suis revenu à moi et que j’ai vu que tout allait bien, j’ai beaucoup pleuré et pensé à toutes les choses idiotes que j’avais faites, aux gens que j’avais blessés », raconte-t-il. Il s’est souvenu d’avoir manqué des événements de ses enfants ou ignoré Jennifer quand il travaillait sur la maison d’un voisin. Il n’avait rien fait de bien terrible, mais sa nouvelle perspective lui donnait le sentiment que chaque faux pas était un affreux gâchis. Cette expérience l’a changé. « Les choses qui comptaient ne me semblent plus si importantes, déclare Jeremy. Ma femme et ma famille le sont bien davantage. »
À la fin de juin, Jeremy a quitté l’hôpital, et le couple est retourné à sa maison de rêve en cours de rénovation. Et un soir de juillet, ils ont finalement organisé ce souper extérieur qu’ils prévoyaient. Leur fille et leurs petits–enfants étaient là ainsi qu’un voisin. Tout le monde s’est assis dans le jardin pour manger des hamburgers, du maïs et des pommes de terre rôties en profitant de l’air doux du Texas. La famille Sutcliffe a pris un moment pour apprécier tout cela. Aucun serpent ne changerait rien à ce paradis.