À mi-chemin du vol Francfort/New York, le capitaine Reinhard Knoth régla sa radio sur la fréquence que se partagent habituellement les pilotes et commença à écouter d’une oreille distraite le badinage habituel. Soudain, un pilote de KLM s’exclama d’une voix tendue: «Il se passe quelque chose à New York. Un accident.»
Employé de la Lufthansa depuis 30 ans, Reinhard Knoth avait maintes fois fait la traversée atlantique. Il sélectionna la BBC, qui diffusait de New York. Il était question d’une explosion au World Trade Center, sans doute provoquée par l’écrasement d’un appareil contre la tour Nord.
Le capitaine se tourna vers le copilote et l’ingénieur de vol pour s’assurer qu’ils avaient bien entendu. Alors qu’ils discutaient de la nouvelle, leur attention fut de nouveau retenue par la radio:
«… une autre explosion… un second avion a percuté le World Trade Center!»
Il était 9h03 à New York. M. Knoth passa d’une fréquence à l’autre pour grappiller quelques informations. Une chose lui semblait claire: même le revolver sur la tempe, aucun pilote n’irait jamais écraser son appareil sur le World Trade Center. Quelqu’un d’autre était forcément aux commandes, il en était persuadé.
À 9h15, tous les aéroports de New York furent fermés. Le capitaine demanda en urgence à la Lufthansa la marche à suivre. Fallait-il faire demi-tour?
Mais il s’interrogeait aussi sur les 355 passagers à bord du vol 400. Y avait-il un homme dangereux parmi eux? M. Knoth jeta un coup d’œil rapide sur la porte du cockpit derrière lui. Elle n’était pas infranchissable. Ni même verrouillée.
Faute de réponse de la compagnie aérienne, Reinhard Knoth poursuivit sa trajectoire vers l’ouest. Il communiqua avec le service de contrôle de la circulation aérienne (ATC) de Gander pour demander l’autorisation de voler vers Toronto où la Lufthansa avait une base d’opérations.
«Demande refusée, répondit sèchement le contrôleur. Il vous faut atterrir maintenant.»
Plusieurs édifices de New York font partie des plus hauts gratte-ciels du monde.
La plus grande station-service au monde
Dans un bâtiment style bunker situé à moins de deux kilomètres de l’aéroport international de Gander, l’ATC monitore l’ensemble du trafic aérien entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Quelque 40 contrôleurs veillent quotidiennement sur près de 1000 vols, s’assurant que, du départ à l’arrivée, tout se passe pour le mieux.
À l’annonce de la fermeture de tout l’espace aérien américain, environ 300 avions étaient toujours en vol. Les contrôleurs de Gander se sont répartis la tâche de les faire se déposer dans un petit nombre d’aéroports, certains aussi loin que Montréal et Toronto.
L’aéroport de Gander allait jouer un rôle crucial. Au moment de son inauguration dans les années 1930, il constituait une base militaire partagée entre les États-Unis, l’Angleterre et le Canada. Situé dans le nord-ouest de l’Atlantique, il a été pendant la guerre une escale de ravitaillement importante pour les chasseurs et les bombardiers lourds qui faisaient route vers l’Europe. La majorité des vols commerciaux transatlantiques des États-Unis et du Canada se sont par la suite ravitaillés à Gander. C’était la plus grande station-service au monde.
L’arrivée du Boeing 747 en 1970 et l’augmentation des capacités en carburant et de la durée d’autonomie de vol ont signé la mort de Gander comme plateforme de correspondance.
L’aéroport est toutefois resté une escale fréquentée par les jets privés et d’affaires, certaines compagnies de charter et l’armée américaine.
Particulièrement longue, sa piste principale en faisait l’endroit idéal pour gérer un ciel saturé de gros-porteurs.
Il est probable que vous ignorez au moins l’une de ces choses étonnantes au sujet du Canada!
Et les passagers?
À l’hôtel de ville de Gander tous fixaient l’écran de télévision avec horreur. Les stations de télévision locales avaient interrompu leurs programmes pour diffuser des bulletins spéciaux sur New York. Le maire Claude Elliott apprit la nouvelle au comptoir à beignets. Il rentra précipitamment chez lui pour suivre les événements sur la chaîne CNN.
Le directeur des services municipaux l’appela rapidement. L’espace aérien avait été fermé et plusieurs avions étaient redirigés vers le Canada. Il était prévu que Gander en accueillerait jusqu’à 50.
«Et les passagers?», demanda Claude Elliott. Pour l’instant, lui dit-on, il était question de garder tous les passagers à bord des avions jusqu’à la réouverture de l’espace aérien – tout au plus quelques heures, croyait-on.
Il faudra plus que quelques heures pour résoudre le problème, songea le maire. Même s’ils restent à bord, les passagers auront faim et il faudra nourrir plusieurs milliers de personnes, un effort colossal pour une ville de 10 000 habitants.
M. Elliott ne voulait pas être pris de court. La mairie mit aussitôt sur pied un centre d’opérations d’urgence et mobilisa les associations locales. Les employés municipaux et fédéraux furent prévenus de ce qui attendait Gander.
Voyez quelles sont les conséquences d’un voyage en avion sur votre organisme.
Les premiers avions déroutés
Le premier avion dérouté atterrit sur le tarmac un peu avant 11h, heure locale. Le vol 75 de Virgin avait décollé de Manchester, en Angleterre, et faisait route vers Orlando, en Floride, avec 337 passagers à bord, essentiellement des familles qui allaient à Disney World. L’avion roula jusqu’au terminal. Un petit groupe de policiers se posta autour de l’appareil, les passagers regardaient par les hublots.
Le bruit des moteurs et le ballet ininterrompu d’avions au-dessus de la ville attira les gens à l’extérieur. La seconde piste fut réservée au stationnement des aéronefs. Plus de 36 allaient s’y ranger l’un derrière l’autre.
Les pilotes ne savaient pas ce qu’ils devaient dire aux passagers. À bord de Lufthansa, Reinhard Knoth se contenta d’annoncer que des problèmes sur le territoire américain le contraignaient à atterrir au Canada.
Quel genre de problèmes, aurait voulu savoir le passager Werner Baldessarini, P. D. G. de Hugo Boss et, surtout, quand allaient-ils redécoller? Il était attendu à New York pour la Fashion Week. C’était un de ses derniers défilés avant qu’il ne prenne sa retraite et il avait tout fait pour que ce soit un succès.
Quand l’avion fut posé, le capitaine Knoth rendit compte aux passagers de la situation à New York et à Washington. Il venait également d’apprendre qu’un quatrième avion s’était écrasé en Pennsylvanie. On craignait des milliers de morts. Werner Baldessarini eut honte de s’être inquiété pour son défilé.
À bord du vol Continental 23, parti de Dublin en direction de Newark, dans le New Jersey, les passagers poussèrent des cris d’effroi quand le capitaine annonça que deux avions avaient percuté le World Trade Center et qu’un troisième s’était écrasé sur le Pentagone. George Vitale songea aussitôt à sa sœur Patty qui travaillait dans la tour Sud. Elle avait perdu son mari l’année précédente et elle faisait peut-être partie des victimes. Il pensa à son neveu Patrick, 14 ans, dont il était le tuteur. À 43 ans, aurait-il la force d’élever un adolescent?
Enquêteur principal à la police de l’État de New York, M. Vitale revenait d’un séjour en Irlande où il devait préparer l’encadrement sécuritaire pour une visite du gouverneur.
Celle-ci ayant été annulée, on lui avait demandé de rentrer. Après l’atterrissage à Gander, il continua de recevoir des bribes d’information, surtout par les brefs coups de fil de passagers aux membres de leurs familles. La rumeur enflait: les deux tours s’étaient écroulées. Pis, plusieurs dizaines de pompiers et d’agents de police étaient à l’intérieur. Une nouvelle inquiétude s’ajouta: son meilleur ami, Anthony DeRubbio, était pompier à New York.
Quand il réussit enfin à avoir le gouverneur au téléphone, dans sa résidence d’Albany, dans l’État de New York, c’était le chaos en ville. La voix de l’homme traduisait sa peur; M. Vitale se sentait angoissé et coupable de ne pas être là pour soutenir les habitants de sa ville.
À bord du vol 105 de l’Aer Lingus, qui assurait la liaison entre Dublin et New York, Hannah et Dennis O’Rourke écoutèrent attentivement le pilote expliquer la situation. Hannah songea à son fils Kevin, pompier depuis 18 ans à New York et membre d’une équipe de sauvetage d’élite du service des incendies. «Il ne travaillait peut-être pas aujourd’hui», glissa-t-elle à Dennis qui acquiesça en silence. Elle ferma les yeux et se mit à prier.
Une fois l’avion atterri, un homme tendit à Hannah son portable pour qu’elle appelle sa famille. C’était bien un jour de travail pour Kevin, annonça sa fille. Personne n’avait de ses nouvelles. «Je suis sûre que tout va bien», ajouta-t-elle. Kevin s’était maintes fois sorti de situations dangereuses. Son capitaine lui reprochait souvent de prendre des risques, mais l’homme ne savait pas travailler autrement.
Des bénévoles, de la soupe chaude et du café
Avant le milieu de l’après-midi, la nouvelle fut officielle: l’espace aérien des États-Unis resterait fermé jusqu’à nouvel ordre. À Gander, on préparait déjà les églises, les écoles et les organisations charitables pour héberger les passagers.
Les maires des villages de la région offrirent à leur tour leurs équipements. La colonie de vacances de l’Armée du Salut pouvait accueillir plusieurs centaines de personnes. Le club des officiers de la base aérienne fut rapidement transformé en centre d’hébergement.
Les passagers n’eurent pas accès aux 550 chambres d’hôtel de la ville réservées aux pilotes et aux agents de bord dont le repos était essentiel pour la reprise des vols.
En plus des équipages, les 38 avions transportaient 6132 passagers. Le débarquement se fit un avion à la fois. Les bagages restèrent à bord. Une fois les vérifications de sécurité et les formalités de douane et d’immigration complétées, la Croix-Rouge canadienne était chargée de prendre le relais pour inscrire chaque passager et l’hébergement qui lui était attribué. Pour accélérer le mouvement, les postes de télévision furent éteints et les téléphones publics déclarés «en panne».
Les chauffeurs de cars scolaires, en grève, posèrent leurs pancartes et s’affairèrent sans relâche pour conduire les passagers dans les différents centres d’hébergement.
L’Armée du Salut collecta des vivres. La population donna de la nourriture, de la literie, des vêtements, tout ce dont les passagers pourraient avoir besoin. Un nombre incalculable de voitures attendait en file devant le centre communautaire pour déposer draps, couvertures et oreillers. Les magasins offrirent des milliers de dollars de produits, notamment des articles de toilette et un envoi spécial de 4000 brosses à dents.
Dix heures après l’atterrissage, les passagers et l’équipage du vol 400 de Lufthansa eurent l’autorisation de quitter l’avion. Les bénévoles qui les attendaient à minuit dans l’établissement scolaire réquisitionné pour la circonstance leur remirent des draps et des articles de toilette en indiquant qu’il y avait de l’eau et de la nourriture à leur disposition.
Werner Baldessarini s’étonna de voir autant de gens les accueillir à une heure aussi tardive. Les lits de camp n’étant pas tous arrivés, il posa une couverture et un oreiller par terre dans un coin du gymnase, se lova dans son costume de cachemire et s’endormit.
Après plusieurs heures, George Vitale, toujours à bord, apprit que sa sœur avait quitté la zone après que le premier avion avait percuté la tour Sud. Il fut soulagé d’entendre le pilote annoncer à 2h, en pleine nuit, que les formalités douanières canadiennes seraient bientôt complétées.
M. Vitale et les autres passagers furent envoyés à Appleton, à environ 25km, un joli village de 600 habitants sur les bords de la rivière Gander. Au centre communautaire, il fut accueilli par l’odeur rassurante du café, puis par la présence d’un téléviseur. Il savait que les deux tours s’étaient effondrées, mais il restait paralysé devant les images.
Des gens s’agglutinaient autour de l’appareil, horrifiés, plusieurs pleuraient. La télévision resta allumée toute la nuit. Au fond de la salle, l’image vacillait comme la flamme d’une chandelle.
Il était près de 4h quand les passagers d’Aer Lingus furent transférés par cars dans les locaux de la Légion royale canadienne. Malgré l’heure, des bénévoles les attendaient avec de la soupe chaude et des sandwichs. Mais la plupart des voyageurs ne souhaitaient qu’une chose: une couverture, un oreiller et un endroit où s’allonger.
Hannah O’Rourke fit la queue pour téléphoner. Bien qu’il fût très tard, elle appela chez Kevin. Sa femme Maryann décrocha. Les nouvelles n’étaient pas rassurantes. Le capitaine de Kevin l’avait appelée plus tôt. «Kevin est porté disparu, dit Maryann. Ils espèrent encore le retrouver vivant.»
«Prions pour que tout se passe bien», répondit fermement Hannah avant de tendre le combiné à son mari. Maryann répéta l’information et Dennis éclata en sanglots.
George Vitale laça ses chaussures de sport. Il avait tous ses effets dans un bagage à main. Depuis longtemps, la course à pied lui servait d’exutoire au stress inhérent à son travail. Presque tous les jours, il quittait son appartement de Brooklyn pour courir en direction de la ligne des toits de Manhattan avec ses tours jumelles comme point de repère. Jusqu’en 1996, les bureaux de Manhattan du gouverneur, où il gérait la sécurité, étaient logés dans la tour Sud. Aurait-il la force de courir de nouveau vers cet horizon dont on avait oblitéré les deux tours?
Il avait appelé sa famille dès son arrivée à Appleton. «Comment va Anthony? demanda-t-il à son frère Dennis.
— Ça va», répondit celui-ci sans grand enthousiasme.
George Vitale était soulagé.
«Mais David a disparu.»
David, 38 ans, le plus jeune frère d’Anthony, n’avait rejoint le service des incendies que trois années plus tôt. Il avait une femme et une fille de 12 ans. M. Vitale se souvenait d’un garçon rieur et d’un bon père.
En longeant la rivière à Appleton, George Vitale voulut se libérer l’esprit. Le rythme rapide de sa foulée tenait à distance sa souffrance.
Après quelques kilomètres, il regagna le centre communautaire. Il n’y avait pas de douche, mais un couple l’invita dans sa maison pour qu’il pût se laver. Ils lui dirent également de ne pas hésiter à se servir dans le réfrigérateur et à utiliser le téléphone et l’ordinateur. Ils lui tendirent la télécommande de la télévision, puis s’absentèrent.
M. Vitale n’en revenait pas. Sans hésiter, ce couple avait laissé un étranger seul dans leur maison. C’était une marque de confiance et il en avait désespérément besoin – quelque chose pour chasser la douleur qui l’étreignait.
Après quelques heures de sommeil, Hannah O’Rourke s’aventura à quatre pâtés de maisons de la salle de la Légion royale, vers l’église paroissiale de Saint-Joseph. «Mon père, voulez-vous prier pour notre fils?», demanda-t-elle au prêtre.
Elle appela sa fille après la messe du matin. Être si loin accentuait son sentiment d’impuissance. «Nous n’avons toujours pas de nouvelles, annonça Patricia. Ne désespère pas, maman. Tu connais Kevin; il s’en sortira.»
Des citoyens proposèrent d’accueillir Hannah et Dennis chez eux. Ils refusèrent, craignant de rater un appel ou qu’on ne sache pas où les trouver s’ils quittaient l’hébergement.
Plusieurs personnes se relayèrent auprès du couple angoissé. Beulah Cooper, 60 ans, dont le fils était pompier volontaire à Gander, se sentait une affection particulière pour Hannah, elle-même âgée de 66 ans. Cette femme à la parole généreuse adorait raconter des blagues et ne s’en privait pas en présence d’Hannah. Celle-ci souriait, riait parfois, ce qui l’encourageait à poursuivre.
Tous les commerces de Gander se mobilisèrent pour les passagers. Les KFC, Subway et pizzerias locales livrèrent quantité de repas. La coopérative alimentaire assura un service en continu.
L’opérateur téléphonique constitua une banque de téléphones et d’ordinateurs. Le service de télévision par câble veilla à ce qu’il y eût un appareil dans tous les centres d’hébergement. Les pharmaciens honorèrent plus de mille ordonnances au cours des 24 heures suivant l’arrivée des passagers, appelant médecins ou pharmaciens dans les villes d’origine pour les informations cliniques.
Il est également important de souligner les bonnes nouvelles qui se passent autour du monde.
Une ambiance de cocktail des Nations unies en roue libre
À la Lakewook Academy, à Glenwood, Eithne Smith, une enseignante, s’affairait à envoyer des messages par fax pour ceux qui avaient du mal à joindre leurs proches par téléphone quand une femme entra dans le bureau. «Je vous ai regardée toute la matinée résoudre les problèmes des autres, et maintenant, j’en ai un pour vous», dit-elle.
Un rabbin et une dizaine de juifs orthodoxes respectueux des règles de la cacherout étaient hébergés à l’école. Ils avaient très peu mangé depuis leur arrivée, la plupart des aliments leur ayant été servis n’étant pas casher.
Quatre-vingt-dix-sept pour cent des Terre-Neuviens sont catholiques ou protestants, mais l’enseignante était prête à trouver une solution. Elle mit le rabbin en relation avec la société responsable des repas servis à bord des vols réguliers atterrissant ou décollant à Gander. Son propriétaire s’est aussitôt amené de Glenwood, une localité située près d’Appleton, avec un carton rempli d’aliments casher.
«Comment saviez-vous que nous avions faim?», demanda le rabbin Leivi Sudak à Eithne Smith quand elle lui annonça l’arrivée des repas.
Le nombre de cultures représenté à l’école laissait Mme Smith pantoise. Il y avait des ressortissants de 40 pays, du Sri Lanka à l’Australie. Les corridors bruissaient de langues différentes.
Vingt-quatre heures après l’attaque contre le World Trade Center, il restait une poignée d’avions en attente de formalités. Malgré ce délai, les 116 passagers du vol 5 de Continental assurant la liaison entre Londres et Houston étaient de bonne humeur. Le mardi soir, les agents de bord avaient sorti les boissons alcoolisées et autorisé les passagers à se servir. Il régnait dans l’avion une ambiance de cocktail des Nations unies en roue libre.
Deborah Farrar, 28 ans, chargée de projets dans une société de technologie de l’information, rentrait au pays après son premier voyage à l’étranger. Impressionnée par tous ces gens qu’elle rencontrait, elle a lié amitié avec Winnie House et Lana Etherington. Winnie, 26 ans, originaire du Nigeria et fille d’un chef de village, était une beauté fine et élancée qui portait ses cheveux attachés en longue nattes. Elle vivait à Houston, comme Lana, détentrice d’un diplôme de droit, qui avait grandi en Rhodésie, l’ancienne colonie britannique.
Mercredi matin, les yeux troubles, Deborah et ses amies montèrent finalement à bord du car scolaire qui les conduirait à Gambo, à un peu moins de 50 km, une ville de 2100 habitants sur la côte pittoresque de Kittiwake.
On eût dit que toute la ville s’était déplacée pour les accueillir. Une énorme marmite de ragoût de bœuf, des montagnes de sandwichs et du thé les attendaient. Près de 900 passagers gagnèrent ce village reculé.
Ce soir-là, Deb et ses amies se retrouvèrent dans l’unique bar de Gambo, le Trailway Cabin Lounge, un bâtiment isolé posé sur la terre battue. La salle était animée. Pendant toute la durée du séjour des étrangers, le pub resterait ouvert pratiquement nuit et jour.
Jeudi
Werner Baldessarini fit la découverte d’un endroit tout à fait original pour lui: Walmart. Comme on s’en doute, il était vêtu de pied en cap en Hugo Boss. Si le costume tenait plutôt bien la route, il fallait néanmoins changer de sous-vêtements.
Dès jeudi, devant les rayons qui commençaient à se vider, il dénicha la taille et le style qui lui convenaient. Il paya et regagna l’école pour se doucher et se changer. Mais il se sentit aussitôt gêné. La taille, le tissu, la coupe, rien n’allait.
Par chance, on allait bientôt lui venir en aide. Un ami proche avait offert d’envoyer son avion pour le ramener. Aux employés qui coordonnaient l’opération, il se confia sur un souci de taille – littéralement – avec ses sous-vêtements. On se mit aussitôt en quête d’une solution.
Le point de vente Hugo Boss le plus proche se trouvait dans le magasin de vêtements pour hommes Byron’s, à Saint-Jean de Terre-Neuve, à environ 320km. Byron Murphy, 39 ans, propriétaire du magasin, n’en crut pas ses oreilles quand son interlocuteur au téléphone demanda si on pouvait livrer un colis à Gander pour M. Baldessarini. Dans l’univers de la mode, ce dernier était une star.
«J’irai moi-même», s’engagea le propriétaire. Il prépara les vêtements, avec les slips, et ajouta du vin, du fromage et du pain comme l’avait suggéré la personne qui avait appelé. Trois heures plus tard, très impressionné, Byron Murphy conduisait le P. D. G. de l’école où il était hébergé à sa voiture et aux colis qu’il avait préparés.
Certes touché par la diligence de M. Murphy, M. Baldessarini n’en était pas moins mal à l’aise. Il déclina le panier de nourriture et le vin. La voix chargée d’émotion, il décrivit les efforts de chacun dans cette petite ville pour aider les passagers, particulièrement les femmes qui s’affairaient aux cuisines sans interruption. Il ne voulait pas vexer ces personnes si généreuses, expliqua-t-il. «Remportez-les avec vous», demanda-t-il à Byron Murphy. Mais il garda les sous-vêtements.
Le lendemain matin, quand Byron prépara le vin et les fromages pour ses clients, il avait toute une histoire à raconter.
Hospitalité et bienveillance
Après avoir insisté pendant deux jours, Beulah Cooper réussit à convaincre Hannah de passer quelques heures à la maison pour échapper à l’agitation de la salle de la Légion.
Dennis promit de rester près du téléphone. Mme Cooper sentait l’épuisement d’Hannah. Minée par la disparition de son fils, elle n’arrivait pas à dormir. Les deux femmes s’installèrent dans la maison tranquille des Cooper pour boire un café et se détendre.
Avant de regagner la salle de la Légion, Beulah entraîna son invitée pour une visite rapide de Gander. Chaque instant qui pouvait distraire Hannah de la pensée de Kevin était une victoire personnelle pour elle. Sa persévérance était touchante. Hannah était émue de voir cette femme si empathique ne ménager aucun effort.
Tous ces étrangers découvraient l’hospitalité légendaire des Terre-Neuviens, toujours prêts à combler leurs besoins. Ce dévouement donnait des frissons à Denise Gray-Felder, cadre à la fondation Rockefeller et passagère du vol 45 de Continental qui assurait la liaison entre Milan et New York.
Elle avait eu du mal à dormir, la première nuit, dans l’église pentecôtiste Philadelphia Tabernacle qui assurait l’hébergement des passagers, à environ 40 mininutes de Gander.
Vers 3h, elle vit des hommes du pays assis près de l’entrée avec le pasteur Russel Bartlett. Mme Gray-Felder leur demanda pourquoi ils ne dormaient pas.
«Il nous a semblé important de veiller sur vous, expliqua le pasteur. Nous voulions nous assurer que tout se passait bien pendant votre sommeil.»
Vendredi
Tous les matins, Reinhard Knoth allait à pied au collège où étaient hébergés les passagers de son avion. Tous posaient invariablement la même question: «Quand allons-nous repartir?» Il aurait aimé pouvoir répondre. Ils devaient simplement être prêts à tout moment pour l’aéroport.
Dans l’espace aérien américain, la situation ne cessait de changer. Certains aéroports étaient ouverts, d’autres restaient fermés. De nouvelles menaces et alertes tombaient à toutes les heures. Jeudi soir, George Vitale et les passagers du vol 23 de Continental furent conduits à l’aéroport. Mais c’était une erreur. Ils campèrent la nuit dans la salle de réception d’un hôtel des environs. Le vendredi après-midi, l’aéroport de Newark obtenait l’autorisation d’opérer et leur avion put décoller.
D’autres passagers se préparaient à partir. Hannah et Dennis furent prévenus que leur vol Aer Lingus décollerait pour Dublin vendredi après-midi. Comment exprimer leur reconnaissance à ces nouveaux amis qui les avaient soutenus. En arrivant à Gander, ils avaient trouvé insupportable d’être éloignés de leur famille. Désormais, ils avaient le sentiment d’avoir de la famille à Gander.
Il était prévu qu’un avion d’affaires se poserait plus tard, le vendredi, pour le P. D. G. de Hugo Boss. Mais tôt le matin, M. Baldessarini avait annulé. L’homme de 56 ans ne prisait pas particulièrement l’idée de dormir sur un lit de camp dans le gymnase d’un collège avec plusieurs centaines de personnes, mais après deux jours avec ses compagnons d’infortune, un lien très fort s’était développé, comparable à l’attachement qu’il éprouvait pour ses hôtes. Ceux-ci avaient organisé des visites de la région et accueilli chez eux leurs visiteurs. Les passagers étaient traités comme des membres de la famille qu’ils n’auraient pas vus depuis longtemps. Il tenta d’expliquer à ses assistants à Francfort que rentrer en avion privé en abandonnant les autres serait une trahison. Il resterait jusqu’à la fin, peu importe le temps que cela prendrait.
La bande du vol 5 de Continental voulut s’offrir une soirée détente au Trailway Lounge, à Gambo, sans doute la dernière. Il y avait tant de monde dans le pub que ça débordait par la porte arrière.
La cérémonie du «Screech-In» est une tradition populaire à Terre-Neuve, sorte de rituel de bienvenue pour les touristes, à condition de réussir un certain nombre d’épreuves, dont celle qui consiste à boire un rhum de mauvaise qualité, le Screech, en quantité excessive. Ces jours-là, des centaines de passagers ont été initiés.
En apprenant qu’elle était la fille d’un chef africain, les gens du pays voulurent faire honneur à Winnie. La jeune femme avait déjà bu pas mal de vin et se sentait prête à affronter n’importe quel défi. Jim Lane, un pompier volontaire, vêtu du traditionnel ciré jaune et affublé d’une fausse barbe blanche hirsute, lui demanda de retenir une phrase qu’elle devrait prononcer après une certaine question: Deed we is, me old cock, an’ long may yer big jib draw. En dialecte local, ça donne à peu près ceci: «C’est bien moi, mon ami, et puisse le vent souffler sur tes voiles.»
Winnie hurla de rire. Jim Lane prévint qu’il ne fallait pas rire quand il poserait la question.
«Êtes-vous prête?», demanda le pompier.
«Oui», répondit Winnie en tâchant de se contenir.
Il demanda alors: «Êtes-vous Terre-Neuvienne?»
«Deed … Me cock …», dit Winnie, incapable de se retenir de rire. Après deux ou trois essais, M. Lane jugea sa prestation suffisamment convaincante.
«Et maintenant, embrassez le cabillaud», dit-il en approchant tout près de son visage un poisson de deux kilos pêché la veille. Winnie frissonna. Et tous autour se mirent à chanter à l’unisson: «Embrasse le cabillaud! Embrasse le cabillaud!»
Le pompier comprit qu’il fallait l’aider. Il tourna délicatement le poignet et la tête du poisson effleura les lèvres de Winnie. «Beurk!», s’écria-t-elle. Mais elle obtint le certificat et tout le monde applaudit.
Tôt le lendemain, on annonça que l’avion aurait bientôt l’autorisation de décoller.
Le livre intitulé Khalil de Yasmina Khadra, a tenté de sonder la noirceur humaine et le terrorisme.
Samedi
Quand le rabbin Sudak et deux autres passagères juives orthodoxes furent prévenus du départ le vendredi, les autorités durent affronter un autre problème. Impossible pour eux de voyager le jour du sabbat. Tandis que leurs 71 autres camarades de vol s’engouffraient dans les cars pour gagner l’aéroport, ils restèrent à l’école.
«Il y a forcément un sens à ma présence ici», songea le rabbin Sudak.
Il reçut l’après-midi la visite d’un homme presque aveugle qui semblait avoir plus de 70 ans et qui se déplaçait difficilement. Il s’appelait Eddie Brake et même s’il vivait à Gander depuis 40 ans, la plupart des gens ignoraient qu’il était juif. Sa femme et ses enfants ne le savaient que depuis 10 ans.
On avait parlé de lui au rabbin qui souhaitait vivement le rencontrer. M. Brake craignait cette rencontre, mais sentait le besoin d’y aller. «Le moment est venu», se dit-il.
Le vieil homme avait grandi à Berlin. Il ignorait son nom de naissance. Il savait seulement que ses parents avaient payé pour l’envoyer clandestinement en Angleterre à sept ou huit ans. Il avait été adopté plus tard par une famille installée à Terre-Neuve depuis 1936 qui lui interdisait de dire que ses parents naturels étaient juifs. Ainsi commença sa vie secrète.
Il fut intarissable en présence du rabbin. Il était persuadé que ses parents, ses frères et ses sœurs étaient morts dans les camps de concentration nazis. Eddie Brake pencha la tête et demanda au rabbin de passer ses doigts à l’arrière de son crâne. Le rabbin sentit des creux et des bosses. Ses parents adoptifs le battaient, raconta-t-il. Son dos et ses pieds étaient également marqués de cicatrices.
Il n’avait jamais cessé de se considérer comme juif. Il tendit sa canne au rabbin. Une minuscule étoile de David était gravée sur la poignée. Bouleversé par ces propos, le rabbin Sudak encouragea l’homme à raconter son histoire à d’autres gens.
«Je suis une personne discrète», expliqua M. Brake. Mais il avait eu besoin d’en parler à quelqu’un. C’était fait et il se sentait plus léger. Il remercia le rabbin, ramassa sa canne et quitta lentement les lieux.
Le rabbin Sudak savait maintenant ce qui l’avait conduit à Terre-Neuve.
Le samedi, le vol 400 de la Lufthansa reçut l’autorisation de décoller vers New York. C’était un moment spécial pour Reinhard Knoth – les passagers et l’équipage l’avaient vécu ensemble. À leur arrivée à New York, le capitaine et les passagers européens réunis traversèrent à pied le terminal pour remonter à bord d’un avion de la Lufthansa qui partait vers Francfort.
Pour Werner Baldessarini le vol pour New York était l’occasion de réfléchir à ce qui s’était passé et, symboliquement du moins, refermer la boucle des événements de la dernière semaine.
Le dernier vol
Le dernier vol quitta Gander le dimanche après-midi. Il fallut quelques jours pour nettoyer les lieux qui avaient hébergé des passagers, rouvrir les écoles et regarnir les magasins, mais beaucoup plus pour absorber la gravité des événements qui avaient secoué New York et Washington. Il avait été si simple par le passé d’ensevelir les tragédies qui frappaient le monde. Terre-Neuve était loin! Mais ses habitants savaient maintenant que ce qui se déroulait à des milliers de kilomètres pouvait les toucher directement.
À Saint-Jean, le gouvernement provincial voulut offrir une grande soirée pour tous les bénévoles, une façon de les remercier. La nouvelle se répandit et la très grande majorité des personnes concernées refusa. C’était inutile. Ils avaient agi ainsi parce que c’est ce qu’on fait à Terre-Neuve.
Les passagers témoignèrent de leur reconnaissance en donnant de l’argent, parfois des milliers de dollars en espèces pour l’école ou le groupe qui s’était occupé d’eux. D’autres remirent des chèques à la Croix-Rouge canadienne, l’Armée du Salut ou la mairie. Les passagers d’un vol établirent une bourse d’études annuelle. L’église du pasteur Bartlett et le collège de Lewisporte reçurent des subventions de la fondation Rockefeller.
Le corps du pompier Kevin O’Rourke fut extrait des décombres le 23 septembre. Les autorités pensent qu’il était dans l’escalier de la tour Nord, entre le 65e et le 70e étage, quand celle-ci s’est effondrée.
Le corps de David DeRubbio n’a jamais été retrouvé.
George Vitale travailla d’arrache-pied 16 heures par jour pour coordonner l’accès des dignitaires au site de l’attentat du World Trade Center. Quand il reprit la course et qu’il vit à l’horizon la fumée des incendies qui brûlaient encore, il en fut bouleversé.
Quelques semaines plus tard, il se sentit se décomposer. Il était à son bureau quand Derm Flynn, le maire d’Appleton, l’appela. Les deux hommes s’étaient liés d’amitié.
«Je pensais à vous, lança Derm. Comment va?» Sa voix ramena tous les bons souvenirs que George Vitale conservait des Terre-Neuviens – leur bonté, leur force, leur soutien. Pendant quelques mois, le maire sembla appeler chaque fois que George Vitale se sentait vaciller. L’année suivante, en février, lui et un autre passager firent un séjour à Terre-Neuve comme invités d’honneur au Winterfest d’Appleton.
Une reconnaissance durable
Les événements qui se sont déroulés à Gander ont inspiré la comédie musicale Come From Away, qui a connu un vif succès à Broadway. Vingt ans après le 11 septembre 2001, l’étonnante hospitalité d’un coin de pays dont beaucoup de gens n’avaient jamais entendu parler continue à marquer ceux qui l’ont vécue. En voici quelques exemples:
Depuis son retour à Londres, le rabbin Leivi Sudak cite souvent Gander pour illustrer ce qui est possible en ce monde. «Il y a une leçon à retenir, dit-il. Le message est sacré.» Ed Brake est mort en 2008 à l’âge de 72 ans.
Deborah Farrar qui vit près de Houston est mariée et a trois filles. Elle reverse 30% des commissions qu’elle perçoit comme agent immobilier à des organismes de charité.
«J’avais 28 ans quand j’ai été accueillie à Gander et l’élan de solidarité que ses habitants nous ont témoigné m’a profondément touchée.»
Dennis O’Rourke est décédé en 2019 à l’âge de 86 ans. Hannah n’a jamais cessé d’échanger avec Beulah Cooper, de Gander. Les deux femmes, qui ont plus de 80 ans maintenant, se parlent au moins une fois par mois. Des conversations ponctuées d’éclats de rire.
Reinhard Knoth, le pilote de la Lufthansa, n’a pas hésité à retourner dans un cockpit, malgré les événements du 11 septembre. Il aimait trop voler. Il a pris sa retraite après 45 ans et s’est installé avec sa famille à Butzbach, en Allemagne, où il entretient son jardin.
Pour George Vitale, de Brooklyn, le contraste entre l’expérience de Gander et les événements tragiques du 11 septembre, responsables de la mort de tant de gens, reste frappant.
«Je ne l’ai jamais oublié: de parfaits étrangers nous ont témoigné de la chaleur humaine et ont veillé sur nous», dit-il en pleurant. «Je n’avais jamais vécu cela. Et pendant 20 ans, j’ai essayé de transmettre la même chose autour de moi.»
Derm Flynn a pris sa retraite de maire d’Appleton en 2018. Depuis quelques années, avec sa femme Dianne, ils organisent des rencontres chez eux. «On vient des États-Unis et du Canada pour s’asseoir et parler des événements du 11 septembre 2001», explique Derm.
Le tourisme s’est arrêté durant la pandémie et les Terre-Neuviens en ont souffert. «La distanciation physique ne fait pas partie de notre culture, reconnaît l’homme. Nous préférons dire que les gens sont les bienvenus comme les fleurs en mai. Et nous les faisons entrer!»
Des Dillon, qui supervisait les efforts de la Croix-Rouge à Gander, sait que les citoyens n’hésiteraient pas à relever de nouveau le défi. «Si tout le monde revenait demain, on les accueillerait les bras ouverts.»
Le quartier des finances et le Mémorial du 11 septembre font partie des choses que vous devez voir si vous allez à New York.
Tiré du livre The Day the World Came to Town par Jim DeFede ©2002 Jim DeFede. Réimpression avec l’autorisation de William Morrow Paperbacks, une filiale de HarperCollins Publishers (USA)