Francine Lemay n’oubliera jamais le 11 juillet 1990. En cette belle journée d’été, alors qu’elle vaquait à ses occupations quotidiennes dans sa maison de Boisbriand, son frère, le caporal Marcel Lemay, membre du groupe d’intervention de la Sûreté du Québec (SQ), prenait d’assaut une barricade érigée par des Mohawks armés (les « Warriors ») dans la pinède d’Oka, au nord-ouest de Montréal. Lors de cet affrontement, une balle atteignit le policier de 31 ans ; le coup fut fatal.
Cette fusillade marqua le début des affrontements entre les Mohawks de la communauté de Kanesatake et les forces de l’ordre, qui durera 78 jours au cours de l’été de 1990.
Cette crise laissera des cicatrices chez tous les acteurs du conflit, dont le début fut l’occupation pacifique par un groupe de Mohawks d’un boisé pour protester contre le projet du maire d’Oka de l’époque, Jean Ouellette, qui voulait agrandir un terrain de golf pour favoriser le développement immobilier.
L’affrontement provoquera la fermeture du pont Mercier pendant 57 jours, attisant ainsi la colère des citoyens de Châteauguay privés de leur accès à l’île de Montréal. Il fallut faire appel à l’armée. La crise attira l’attention du monde entier.
C’est par téléphone que Francine Lemay apprit le décès de son frère – elle compte encore trois frères et une sœur. « Je ne me souviens plus qui m’a contactée, j’étais sous le choc », dit-elle, la voix encore chargée d’émotion. Un long processus de deuil allait s’enclencher pour celle qui avait entrepris quelques mois plus tôt des études en traduction à l’Université de Montréal.
À cette époque, Francine Lemay, originaire d’Acton Vale, en Montérégie, ne se doutait pas encore que sa perception des Amérindiens allait se transformer. « Les livres d’histoire du Canada de mon enfance décrivaient les Iroquois comme les méchants et les Hurons comme les bons. Les Mohawks, c’était donc les méchants ! »
Cette nation – l’une des 11 en territoire québécois – appartient à la confédération iroquoise des Six Nations. Les Mohawks de Kanesatake sont attachés à ce territoire, d’autant plus qu’ils en ont été dépossédés par les sulpiciens sous le régime français. Après la conquête britannique de 1760, la communauté religieuse en conserva la propriété, dont elle vendra progressivement des parcelles à des intérêts privés au cours des 19 et 20 siècles, avant de céder le reste au gouvernement fédéral en 1945. La crise d’Oka prend en partie sa source dans cette revendication territoriale.
Entre 1973 et 1978, Francine Lemay avait été hôtesse de l’air chez Air Canada, parallèlement à une carrière de mannequin. Elle avait même fait la couverture du magazine Châtelaine de janvier 1977, et, sur un vol, en avait distribué des exemplaires aux passagers ! « À l’époque, c’était un métier glamour », se souvient-elle. Ce rythme de vie infernal l’avait conduite au bord de l’épuisement.
Elle effectua alors un retour à la terre à Saint-Jacques-de-Montcalm, dans Lanaudière, avec « des cochons à droite, des vaches à gauche, et des champs tout partout ».Entre deux phases de rénovation d’une maison ancestrale acquise avec son conjoint de l’époque, elle qui avait tourné le dos à la religion catholique dès l’âge de 13 ans renouait avec une dimension plus spirituelle de son existence.
Elle entreprit une lecture attentive de la Bible, et s’engagea au sein de l’Église évangélique, expériences qui allaient ancrer en elle de profondes convictions, comme l’importance du pardon. « Quand on ne pardonne pas, on se fait du tort à soi-même, et pas nécessairement à l’autre. Pardonner, c’est ne plus porter le fardeau du désir de vengeance. Je sais que c’est un peu à contre-courant d’avoir foi en Jésus, mais il est ma motivation, mon inspiration, et je n’ai pas honte de le dire. »
Cette inspiration la poussa à se rendre derrière les barricades lors de la crise d’Oka. Au plus fort des affrontements entre la SQ, les Forces armées canadiennes et les Warriors, elle rédigea une lettre de réconciliation destinée aux Mohawks armés. Tout cela pour éviter un bain de sang tant la tension était vive. Interceptée à un barrage policier, elle reçut la promesse que sa lettre arriverait à destination. « De quoi je me mêlais ! »admet aujourd’hui Francine Lemay pour souligner sa naïveté.
Celle qui avait beaucoup déménagé au cours de sa vie, et souvent avec ses deux enfants, Simon et Caroline, respectivement nés en 1980 et 1984, se retrouva à Calgary en 1994, un an avant le référendum sur la souveraineté du Québec. Devenue traductrice, elle souffrit des préjugés à l’égard des Québécois, ses enfants faisant l’objet de moqueries, et d’agressions dans la cour d’école. Francine Lemay se rappelle aussi les éditoriaux « virulents » sur la question souverainiste. « Ce qu’ils voient, ce qu’ils croient, ce qu’ils lisent, ce n’est pas nécessairement la vérité. Le contexte historique est souvent méconnu », déplore-t-elle.
Quatorze ans après la mort de son frère, de retour au Québec, elle qui n’avait jamais rencontré de Mohawks depuis sa tentative ratée à l’été 1990, apprit qu’un groupe de Kanesatake serait présent lors d’une assemblée hebdomadaire à l’église de Dollard-des-Ormeaux, en banlieue ouest de Montréal. Ces Mohawks y avaient présenté leur projet de traduire la Bible dans leur langue maternelle.
Mavis Etienne, superviseuse au centre de désintoxication Onen’tó :kon Healing Lodge de Kanesatake et négociatrice mohawk lors de la crise d’Oka, faisait partie de cette délégation et se souvient de cette journée : « Cette dame très aimable m’a chaleureusement serré la main à l’arrivée. Après que nous avons expliqué notre projet à l’assistance, Francine Lemay s’est levée et a demandé pardon aux Mohawks pour les torts causés. Elle s’est ensuite présentée comme la sœur du caporal Lemay. Dans l’église, tout le monde pleurait. »
Mavis Etienne avait espéré rencontrer un membre de la famille Lemay,« pour lui dire à quel point elle déplorait la perte de son frère ». Elle n’aurait jamais cru que ce souhait se réaliserait aussi vite. Une semaine plus tard, Francine avait accepté son invitation à participer au Sentier des prières, une marche spirituelle à travers Kanesatake, ponctuée de quatre arrêts, dont un dans la tristement célèbre pinède. « J’ai cru m’évanouir, se rappelle-t-elle, mais Mavis m’a soutenue, et tous les marcheurs ont formé un cercle d’amitié où chacun se donne la main. Cela a eu sur moi un effet guérisseur. »
Peu de temps avant ces événements, un livre allait jouer un rôle important dans le cheminement de Francine Lemay sur la voie de la réconciliation. Alors qu’elle était peu connue du grand public, des étudiants de la radio de l’Université McGill avaient voulu l’interviewer sur la crise d’Oka. Elle ignorait pourtant tout des enjeux de cette crise et de la culture mohawk.
Une amie traductrice lui suggéra alors la lecture de At the Woods’ Edge, de Brenda Gabriel et Arlette Kawanatatie Van den Hende. Cet ouvrage décrit, d’un point de vue mohawk, l’histoire du peuple de Kanesatake, son existence avant l’arrivée des Européens, ses rapports complexes avec les colons, et plusieurs événements déterminants, dont les questions territoriales et les pensionnats autochtones.
Cette plongée dans l’univers des Mohawks avait constitué une étape importante dans son engagement ; elle deviendrait ainsi une véritable ambassadrice de la paix… même si elle l’ignorait encore. En 2009, une autre lecture venait ébranler ses idées reçues. Dans Fenêtre d’espoir et de réconciliation, Donald Gingras prône la fin des divisions entre francophones et anglophones, lui qui s’était souvent battu avec ses camarades de langue anglaise pendant son enfance. Ce cri du cœur inspira à Francine Lemay une démarche de rapprochement entre Québécois et autochtones.
Convaincue que la lecture de At the Woods’ Edge pouvait balayer bien des préjugés et regrettant que l’ouvrage ne soit disponible qu’en anglais, elle s’engagea à le traduire en français auprès de l’éditeur, le Centre culturel et de langue de Kanesatake.
Ce travail colossal, et bénévole, accapara un an de sa vie entre plusieurs autres contrats, d’autant plus qu’elle avait tenu à le mener à terme pour les commémorations du 20e anniversaire de la crise d’Oka en 2010.
Son initiative ne plut pas à tous. Selon son souvenir, l’atmosphère était« tendue » lorsqu’elle avait fait part de ses intentions aux membres de la communauté de Kanesatake. L’entreprise fut pourtant un franc succès, et les projecteurs se braquèrent sur cette traductrice dont le lien familial avec le caporal Marcel Lemay frappait maintenant l’imagination.
À la sortie de À l’orée des bois, Francine Lemay livrera un vibrant message de réconciliation dans des églises, des cégeps, des universités, au Canada et à l’étranger. Son ambition ?
« Construire des ponts ! dit-elle sans hésiter. J’ai rencontré un ingénieur qui m’avait confié que c’était plus difficile que d’ériger des murs. Pour construire des ponts entre les nations, ça prend de bons matériaux, et surtout pas de la suspicion ni du racisme. »
Ce programme audacieux retiendra l’attention de la documentariste Mélanie Carrier qui, avec son conjoint Olivier Higgins, réalisera Québékoisie (2013). Lors d’un périple à vélo à travers la Côte-Nord du Québec, le couple avait rencontré différentes nations autochtones, question d’établir un dialogue fructueux. « On ne tenait pas particulièrement à parler de la crise d’Oka, reconnaît la réalisatrice. Sauf qu’au fil de nos recherches, on a compris qu’il fallait en savoir plus, et c’est là qu’on a découvert Francine Lemay.[…] Elle est devenue le cœur du film. »
Québékoisie témoigne de la force de son engagement, et de sa franchise, admettant savoir depuis quelques années seulement qu’il y a des ancêtres micmacs, hurons et algonquins dans sa famille, soulignant aussi que « tous les Québécois qui feraient faire leur arbre généalogique auraient des surprises ». Lors de la première du film au Capitole de Québec en novembre 2013, Mélanie Carrier se souvient qu’un des invités lui avoua qu’il ignorait tout de Francine Lemay : Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des premières nations du Québec et du Labrador.
« Le film essaie de combler le fossé qui sépare la société québécoise et les peuples autochtones, souligne Ghislain Picard, et Francine Lemay est présentée comme celle qui, pour la majorité des gens, aurait eu le plus de réticences face à ce rapprochement, mais qui réussit à passer au travers des barrières d’incompréhension entre les peuples. » Sa surprise n’en était que plus grande, son admiration aussi. « Si elle a réussi à surmonter cette barrière, alors pourquoi ça ne serait pas possible pour les [autres] Québécois ? »
L’admiration qu’on lui témoigne n’enivre pas cette femme qui se dit« bien ordinaire ». Et même si elle jure sa foi en Dieu, elle ne cherche pas à« avoir l’air d’une héroïne ni d’une sainte ». D’ailleurs, Francine Lemay souligne qu’il s’agit là de sa « dernière entrevue ». Elle insiste : « Je suis prête à passer à autre chose. » Les commémorations du 25e anniversaire de la crise l’an dernier ont constitué le sommet de son engagement public. Son accolade avec le grand chef de Kanesatake, Serge Otsi Simon, a marqué les esprits.
Quelques mois plus tard, elle revient sur cette journée particulière. « Pour construire des ponts, il faut regarder la douleur que l’autre a subie. » Mais qu’en est-il de la sienne ? Vingt ans après la publication du rapport du coroner Guy Gilbert sur la mort de son frère, des doutes persistent toujours sur les véritables responsables ; aucun n’a été identifié.
Alors que le coroner affirme que le « caporal Marcel Lemay n’a pas pu être atteint par un projectile provenant de son arme ou de l’arme de l’un de ses coéquipiers du Groupe d’intervention », d’autres n’en sont pas aussi convaincus… à commencer par Francine Lemay.
Elle affirme qu’il y a « plusieurs hypothèses ». « Depuis 10 ans, j’ai rencontré beaucoup de Mohawks, et j’ai entendu toutes sortes de versions. » Elle admet avoir songé à mener sa propre enquête, mais l’envie s’était vite dissipée. À trop chercher un coupable, elle s’était rendu compte à quel point cette obsession laminait. « Je ne le saurai jamais, peut-être. Mon but n’est pas de savoir qui a tiré, c’est de tisser des liens. »
Cette démarche n’a pas échappé à Pierre Trudel, anthropologue. « C’est une belle histoire, souligne ce spécialiste des questions autochtones. Elle mérite d’être connue parce qu’elle favorise la réconciliation, d’autant plus que les jeunes Québécois ne connaissent rien de la crise d’Oka. » Même s’il reconnaît qu’elle est très sensible à « la perspective des Mohawk de Kanesatake sur la crise », il souligne aussi l’importance symbolique de voir des Mohawks prendre l’initiative d’exprimer leurs condoléances à la sœur du caporal Lemay.
Si Francine Lemay songe à quitter le devant de la scène, c’est aussi parce que le paysage politique des communautés autochtones du Canada a évolué malgré les tragédies qui font périodiquement surface, dont les accusations, l’automne dernier, de présumées agressions sexuelles et abus de pouvoir commis par des policiers de la SQ sur des femmes autochtones à Val-d’Or, en Abitibi.
Le dynamisme de Mélissa Mollen-Dupuis, cofondatrice de la branche québécoise d’Idle No More, un mouvement national de contestation des premières nations ; la Commission de vérité et réconciliation sur les sévices commis dans les pensionnats autochtones ; l’élection de10 députés autochtones à la Chambre des communes le 19 octobre 2015 ; l’annonce le 8 décembre 2015 d’une commission d’enquête sur les femmes autochtones disparues ou assassinées : les raisons de garder espoir ne manquent pas.
Devant tant de détermination, Mme Lemay aime à citer le pasteur évangélique Billy Graham, un ami de Martin Luther King : « L’autochtone américain a longtemps été un géant endormi. Aujourd’hui, il s’éveille. » Un semblable réveil s’observe partout au Canada, l’attribuant selon elle à une scolarisation plus importante chez les autochtones.
Francine Lemay avait choisi, pendant de nombreuses années, de se tenir à l’orée des bois de la nation mohawk. Aujourd’hui, elle se retrouve, avec sérénité, à la croisée des chemins, prête à relever de nouveaux défis. « Je suis un cours sur le leadership, je ne sais pas exactement où cela me mènera, mais quelque chose m’attend. » Sûrement à l’entrée d’un pont.