Il fait encore nuit sur la côte sud de la Nouvelle-Écosse, l’eau et la terre se confondent du haut du CC-130 Hercules de l’Aviation royale canadienne. Vues du ciel, les lumières blanches qui scintillent au sol ressemblent aux lueurs familières des lanternes, des lampadaires et des phares de voitures. Mais à mesure que le soleil se lève à l’horizon, il devient clair que ces points blancs sont en réalité les projecteurs de centaines de bateaux de pêche quittant leur port pour prendre le large.
«C’est dément, commente le major Gregory Boone, commandant d’escadrille, assis à côté du capitaine Joseph Dobson aux commandes. Il y en a à perte de vue.»
Ce matin-là, l’équipe à bord du Hercules est dans un état d’extrême vigilance. Ils sont six dans la cabine. Le reste de l’équipe – deux techniciens en recherche et sauvetage, des guetteurs civils bénévoles et un photographe militaire – a pris place dans la soute. Ils sont parfaitement à l’aise, même si l’appareil s’incline inlassablement à gauche et à droite dans des plongeons vertigineux.
Nous sommes le 28 novembre 2017, le premier jour de la saison du homard, aussi appelé dumping day: la journée la plus risquée de l’une des industries les plus dangereuses du Canada. En mer, ce matin, se trouvent environ 1500 homardiers avec plus de 5000 hommes d’équipage à bord, qui sont partis de ports allant des abords d’Halifax jusqu’à Digby, dans la baie de Fundy, en longeant toute la pointe de la côte sud de la Nouvelle-Écosse. Il s’agit des zones de pêche au homard 33 et 34, les plus fréquentées du pays, et les bateaux, généralement dirigés par une équipe de quatre pêcheurs, partent lâcher des casiers pour les six mois de la lucrative saison qui débute le dernier lundi de novembre et s’achève le 31 mai. Au cours de cette période, en 2016-2017, les détenteurs de permis des zones 33 et 34 ont pêché 30 703 tonnes de homards, d’une valeur d’un demi-milliard de dollars, la deuxième plus élevée qui ait jamais été enregistrée.
La course des casiers
Aujourd’hui, dans les heures précédant l’aurore, tous ces bateaux remplis à craquer de casiers se lancent dans une course effrénée vers les emplacements les plus convoités. Si un pêcheur veut installer ses pièges près d’un haut-fond spécifique ou dans un secteur particulier, il doit y arriver le premier. C’est une ruée qui entraîne souvent des blessures graves. Parfois même la mort.
Malgré de récentes améliorations en matière de sécurité – des bateaux plus grands et plus puissants capables d’affronter des conditions difficiles, les caméras CCTV qui surveillent les zones de pêche dangereuses, le port de gilets de sauvetage de plus en plus répandu chez les matelots –, la pêche présente toujours le taux de mortalité le plus élevé de tous les secteurs d’activité au Canada.
Plus de 200 pêcheurs sont morts au travail au Canada depuis 1999 – près d’un par mois. Et selon une enquête publiée en 2017 par le Globe and Mail, les matelots courent plus de risques de perdre la vie au travail que les pilotes, les bûcherons ou les foreurs pétroliers et gaziers. Le travail de matelot est 14 fois plus meurtrier que celui de policier.
Les équipes de sauvetage qui assurent la sécurité des pêcheurs ne l’ignorent pas et cela leur met beaucoup de pression sur les épaules. De nombreux Canadiens ne se rendent pas compte à quel point la pêche au homard est dangereuse ni de tout ce que le gouvernement fédéral doit mettre en œuvre pour assurer protection et assistance aux marins. Le premier jour de la saison, des avions les surveillent du ciel et des navires de la garde côtière restent stationnés à proximité, prêts à intervenir, même si l’on espère toujours qu’ils n’auront pas à le faire.
En attendant le café et les omelettes du déjeuner à la base des Forces canadiennes (BFC) de Greenwood, en Nouvelle-Écosse, avant le décollage ce matin-là, l’équipe du Hercules évoquait les tragiques événements survenus le premier jour de la saison 2015, comme s’il fallait se préparer à y faire face de nouveau.
Beaucoup d’animaux marins se retrouvent dans le palmarès des plus gros animaux et espèces vivantes au monde.
Par-dessus bord
Le vent du nord était modéré le lundi 30 novembre 2015, et les vagues atteignaient environ un mètre de haut – de bonnes conditions pour installer des casiers à homards. Nathan King et Wayne Atwood travaillaient pour le père de Nathan à bord du Nomade Queen I. Ils se tenaient sur un amoncellement de casiers, affairés à lancer la première ligne de 20 nasses par-dessus la poupe du bateau lorsqu’un bastingage qui soutenait la pile à tribord s’est soudain brisé.
L’équipement, y compris les casiers sur lesquels les matelots se tenaient, est passé par-dessus bord. Une avalanche de paniers, de lourdes ancres, de bouées et de lignes a plongé droit dans l’eau à six degrés, emportant les deux hommes avec elle. «La première pensée qui m’a traversé l’esprit a été que ça allait être froid», se souvient Nathan King.
Sous l’eau, le pêcheur ne pouvait pas nager car une corde s’était enroulée autour de ses pieds. Il a saisi un couteau attaché à sa botte et s’est mis à couper frénétiquement, mais l’eau était si tourmentée qu’il lui était impossible de voir s’il coupait réellement la ligne. Puis juste avant qu’il se mette à manquer d’air, son gilet de sauvetage s’est gonflé et l’a propulsé à la surface où il a émergé au milieu du monceau d’équipements. «Tout est arrivé si vite que quand j’ai refait surface, je n’ai pas vraiment compris ce qui se passait », raconte-t-il.
Nathan était transi, il avait le souffle coupé par le froid. Du matériel lourd continuait de tomber du bateau tout autour de lui. Il entendait Wayne Atwood non loin lui crier: «On va mourir! On va se noyer!»
Les deux hommes ont réussi à nager l’un vers l’autre puis se sont agrippés à la coque, près de la timonerie à l’avant du bateau, pour éviter les pièges qui tombaient du côté et de la poupe. Ils sont restés là, dans l’eau glacée, pendant plus de 30 minutes avant que leurs compagnons d’équipage ne parviennent à les hisser à bord. Nathan King allait bien, il était juste trempé et frigorifié. Mais Wayne Atwood, en état de choc et souffrant de légère hypothermie, a eu besoin de soins médicaux.
Un hélicoptère Cormorant est intervenu et a fait descendre deux techniciens en recherche et sauvetage qui ont ramené Wayne à terre. Il a été soigné à Yarmouth, a passé la nuit à l’hôpital et en est sorti le lendemain.
Environ une heure après la chute de Nathan King et de Wayne Atwood, à quelque 35 kilomètres de l’accident, le capitaine Todd Nickerson se trouvait à la barre du Cock-a-Wit Lady tandis que son équipage installait sa première ligne au large de l’île du Cap de Sable. Keith Stubbert, un matelot aguerri, se trouvait à la poupe lorsqu’un casier s’est accroché au bastingage à bâbord. Comme il s’approchait pour le dégager, il a marché sur une bobine de ligne de pêche au moment où elle se raidissait. La corde s’est enroulée comme un collet autour de sa jambe et il a été entraîné quand les pièges et la ligne ont plongé dans l’eau.
Comme Nathan King et Wayne Atwood, Keith Stubbert portait un gilet de sauvetage, mais il ne lui a pas été d’un grand secours: le poids des nasses l’a maintenu sous l’eau. Et lorsque son équipage a tenté de le hisser à la surface, la ligne s’est brisée net. Ils ont réussi à attraper l’autre extrémité de la ligne et ont tiré trois pièges hors de l’eau, puis Keith Stubbert. Mais il était resté coincé sous la surface pendant 10 minutes et n’avait plus de pouls.
N’hésitez pas à lire l’article sur la traque aux bateaux de pêche illégale dans l’Antarctique.
Appel de détresse
L’équipage a lancé un appel de détresse qui a été reçu par un Hercules de patrouille. Malheureusement, quelque 30 homardiers similaires se trouvaient près de l’île du Cap de Sable et les techniciens en sauvetage ont été parachutés sur le mauvais bateau.
Quand les secouristes ont fini par gagner le bon navire, il était trop tard. Keith Stubbert a été transporté en hélicoptère jusqu’à l’hôpital régional de Yarmouth et son décès a été constaté peu après.
À la mi-novembre 2017, au centre conjoint de coordination des opérations de sauvetage (CCCOS) d’Halifax, le major Mark Norris, pilote d’Hercules de 37 ans dans l’unité de recherche et de sauvetage des Forces armées canadiennes, étudiait le plan d’intervention du premier jour de la saison. «Nous devons nous assurer que toutes nos ressources sont prêtes, déclare-t-il au sujet de sa préparation. Il faut être capable de répondre aussi rapidement et efficacement que possible.»
Le CCCOS d’Halifax est l’un des trois centres de sauvetage dirigés par l’armée et la Garde côtière. Cinq coordinateurs y travaillent en permanence – à la fois des officiers de la Garde côtière et de la force aérienne responsables de la gestion de toutes les opérations de recherche et sauvetage marines et aériennes dans les provinces atlantiques, l’est du Québec, la moitié sud de l’île de Baffin et une vaste bande à l’ouest de l’Atlantique Nord. Il s’agit d’une superficie de 5,5 millions km2 qui s’étend du 42e au 70e parallèle et dont 80% est recouverte par les eaux. Une grande photo satellite affichée à l’extérieur de la salle des opérations illustre cette immense étendue. Sur le même mur se trouve la liste des membres du personnel de la Garde côtière et de l’armée décédés en mission dans cette zone depuis 1953: 29 membres des forces aériennes et sept officiers de la Garde côtière. À la fin de la liste, on peut lire leur devise: That Others May Live («Pour que d’autres puissent vivre»). En cas d’urgence, l’équipe du centre d’Halifax rassemble et distribue des informations, enquête et coordonne le déploiement et les mouvements des moyens de sauvetage. Il s’agit des navires de la Garde côtière, d’avions Hercules et d’hélicoptères Cormorant de la force aérienne, dont deux restent en permanence disponibles à la BFC de Greenwood pour partir en mission.
Prêts à tout
Le major Mark Norris explique que le CCCOS commence à se préparer six mois avant le premier jour de la saison de la pêche, lorsque ses secouristes rencontrent les associations locales de pêcheurs pour leur rappeler les consignes de sécurité à respecter. Tous les capitaines de bateaux sont incités à inscrire leurs radiobalises de localisation des sinistres au registre des balises à la BFC de Trenton, en Ontario. (Lorsqu’elles sont lancées par un équipage ou activées automatiquement sous l’eau, ces balises avertissent les équipes de secours de la position d’un bateau et les informent sur le navire et son équipage.) Puis, dans les semaines qui précèdent le premier jour de pêche, le personnel du CCCOS réserve avions et hélicoptères, et prévoit des équipes supplémentaires de la Garde côtière.
Le premier jour de pêche, le major Norris disposera cette année 2017 de quatre patrouilleurs (des navires à grande vitesse) de la Garde côtière en mer ainsi que de deux vaisseaux « de grande endurance», le Cape Roger et le Sir Wilfred Grenfell, respectivement de 62 et de 68 mètres de long. Et au moment même où les homardiers de la zone 34 quitteront le port à 6 h du matin, un Hercules (dont le coût de fonctionnement en vol s’élève à 13 350$/h et un hélicoptère Cormorant (dont le coût de fonctionnement en vol est, lui, de 21 150$/h) décolleront de la BFC de Greenwood. « Nous prenons nos positions à l’avance, insiste le major. Nous partons du principe qu’il va se produire quelque chose.»
Ce vendredi 24 novembre, Jim Newell est donc à son bureau à la base de la Garde côtière de Clark’s Harbour à l’île du Cap de Sable, à 200 kilomètres au sud-ouest d’Halifax. Jim est un ancien pêcheur, il a grandi à Clark’s Harbour et a rejoint la Garde côtière où son père travaillait également, après le déclin de l’industrie de la pêche au début des années 1980. Cette époque de l’année l’angoisse toujours. «Je n’arrivais pas à dormir la veille du premier jour quand je pêchais, se souvient-il, et c’est toujours le cas.»
C’est la semaine des derniers préparatifs, et l’équipe de la station a inspecté à deux reprises ses équipements et commencé à surveiller les prévisions météorologiques à long terme. Il ne reste plus qu’à attendre les résultats d’une conférence téléphonique entre le CCCOS, quelques ministères (Pêches et Océans, Transports, et Environnement et Changement climatique) et des représentants des ports des deux zones de pêche. C’est alors que l’on confirmera si le premier jour de pêche aura bien lieu comme prévu le lundi suivant ou s’il faudra le reporter au mardi en raison du mauvais temps.
Jim Newell quitte son bureau et se dirige vers le quai où il embarque à bord du Clarks Harbour, le patrouilleur de la station et l’un des deux bateaux de la Garde côtière qui quittent la ville le premier jour de la saison de pêche. Les deux navires seront équipés de pompes supplémentaires, d’une civière, de bouteilles d’oxygène et d’un poste de premiers soins à la poupe.
Les événements de 2015 restent gravés dans l’esprit de Jim Newell. La mort de Keith Stubbert, en particulier, le hante encore. Il a compris quelque chose ce jour-là: les exercices, les préparatifs et les inspections ne suffisent pas toujours pour garder tous les pêcheurs en vie. «Les accidents arrivent. C’est la triste réalité de ce métier, déplore-t-il. On essaie de tout faire dans les règles, mais il y a quand même des gens qui vont mourir.»
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Le vieux et le neuf
Pas très loin, Todd Newell, un lointain parent de Jim, est l’un des rares capitaines du quai West Head qui remplit déjà ses casiers et les appâte de maquereau et de sébaste. La plupart des autres pêcheurs sont restés chez eux en raison de la possibilité d’un report.
Todd admet que la saison à venir le rend anxieux. «Je suis nerveux», confie-t-il, debout sur le pont, de petites flaques de sang de poisson autour de ses bottes.
«J’ai hâte que ça commence.» Todd a 42 ans et, cette année, ce sera sa première pêche au poste de capitaine et sans son père, Teddy, mort en juin à l’âge de 69 ans. Pendant 24 ans ils ont pêché ensemble: «C’était un de ces pêcheurs à l’ancienne. J’aimerais qu’il soit encore là pour profiter de ses conseils.»
Il tente de se familiariser avec son nouveau bateau, un 14 mètres qu’il n’a pas encore essayé et qu’il a appelé Ted’s Legacy. Il a coûté 550 000 $, ce qui en fait un énorme investissement dans une industrie connue pour ses revenus en dents de scie. «Sur notre vieux bateau, raconte-t-il, je savais exactement où ranger chaque casier parce que nous le chargions de la même manière pendant toutes ces années.» Todd tourne les talons pour rejoindre un membre d’équipage qui traîne de lourds casiers jusqu’à leur place. Il leur faudra sept ou huit heures pour charger leur limite maximale de 375 nasses.
«Tout se passera bien, répète-t-il. J’en suis sûr»
Un avion Hercules est un appareil militaire performant, capable de hisser près de 45 tonnes de charge. Aujourd’hui, il transporte toute une cargaison d’équipement de recherche et sauvetage, dont quatre trousses de pompage, des radeaux de sauvetage autogonflants et des bouées équipées d’émetteurs satellites qui peuvent être parachutés de la rampe de chargement arrière vers les bateaux en contrebas.
Le ventre d’un Hercules est froid, bruyant et caverneux. Les quatre hélices extérieures font vibrer son fuselage comme une crécelle. De retour dans la soute, la caporale-chef Ashley Barker, technicienne en recherche et sauvetage depuis cinq ans, imperméabilise une trousse médicale. «On ne part jamais sans notre trousse de soins», s’écrie-t-elle au-dessus du vrombissement des quatre moteurs Allison. Son collègue, le sergent Robert Featherstone, remplit une tasse isotherme de café. «Beaucoup de sucre, lance-t-il dans un sourire. C’est la seule façon de lui donner bon goût.» Tous deux semblent parfaitement détendus alors qu’à tout moment ils pourraient recevoir un appel de détresse et devoir sauter à l’eau.
À l’avant, Joseph Dobson fait osciller l’appareil pour que l’équipage dans la cabine et les guetteurs dans la soute voient bien tout ce qui se passe en dessous.
Soudain, ils repèrent une lumière clignotante sur un bateau en contrebas et décrivent des cercles autour pour s’assurer que ce n’est pas un signal de détresse; mais il ne s’agit pas d’une urgence. Plus tard, ils aperçoivent de la fumée s’échapper d’un autre navire, mais là encore, il ne semble pas y avoir de problème. Et après six heures de vol et aucun appel d’urgence du CCCOS, l’avion fait demi-tour pour retourner vers la BFC de Greenwood. La journée s’achève sans incident grave, comme tout le monde l’espérait.
Mais chacun d’eux sait au fond de lui qu’avec six mois d’hiver et la pêche de printemps à venir, ils recevront de nombreux appels de détresse.
Partez à la découverte des plus belles épaves du monde.
©2019, par Quentin Casey. Extrait de The Deep, thedeepmag.ca