La menace sur les caribous
La femelle caribou donne naissance debout. Elle se tient les pattes très écartées ou tourne sur elle-même en cercles lents, étirant son long cou pour observer son petit émerger.
Le faon, lorsqu’il naît, sort les sabots en premier. Il vient au monde le corps complètement élancé, tel un plongeur s’étirant vers l’eau. Le jeune animal l’ignore, mais la terre sur laquelle il tombe est l’une des étendues de nature sauvage les plus disputées d’Amérique du Nord.
Le nouveau-né fait ses premiers pas en quelques minutes. Au bout de 24 heures, il est capable de marcher au moins un kilomètre. Bientôt, s’il survit assez longtemps, il sera capable de nager dans des rivières d’eau vive, de battre des loups à la course et de parcourir de grandes distances quotidiennes au petit trot. Sa vie ne sera qu’une succession de dangers, et de répits extrêmement rares; pour le caribou, rester en vie revient à rester en mouvement.
Les jours et les semaines qui suivent sa naissance sont critiques. C’est pourquoi sa mère aura cherché un lieu relativement sûr avant de mettre bas. C’est aussi pourquoi, chaque année, des dizaines de milliers de femelles gravides retournent à l’endroit où elles sont nées.
Vous ne verrez peut-être pas de caribous, mais voici les animaux que vous pourrez apercevoir près des routes au Québec.
Terres de caribous
Pour la harde de caribous de la rivière Porcupine, forte de 218 000 têtes, cela implique une longue marche à travers les montagnes enneigées jusqu’à l’une des deux aires de mise bas. La première, moins utilisée, se trouve au Canada, dans la pointe nord-ouest du territoire du Yukon.
La seconde, la plus couramment utilisée par la harde, est une petite bande de terre juste de l’autre côté de la frontière, au nord-est de l’Alaska, un terrain plat niché entre la chaîne Brooks et la mer de Beaufort. Cet espace est essentiel: lorsque, de temps à autre, la harde ne parvient pas à atteindre l’aire de vêlage à temps, le taux de mortalité des petits peut bondir de 20%.
Cette aire principale de mise bas et d’élevage du troupeau se trouve dans l’enceinte de la réserve faunique nationale de l’Arctique, mais contrairement à son équivalent canadien, de l’autre côté de la frontière, elle n’est pas définitivement préservée de l’activité industrielle à grande échelle. Au contraire, depuis plus de 40 ans, son statut fait l’objet d’un débat féroce.
D’un côté, ceux qui voudraient pouvoir exploiter les réserves de pétrole sous l’aire de mise bas. De l’autre, ceux qui souhaitent interdire une fois pour toutes ce territoire à l’industrie. La harde de caribous de la rivière Porcupine est prise entre ces deux feux, et son sort dépend de discussions à Washington et d’articles de loi.
La nation gwich’in, composée d’environ 9000 habitants disséminés à travers l’Alaska et le nord du Canada, est étroitement liée aux caribous. En luttant pour protéger ces bêtes, c’est pour sa propre survie qu’elle se bat.
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La réserve arctique, cette étendue sauvage
En 1953, le Sierra Club Bulletin a publié un article rédigé par deux membres du Service national des parcs, George Collins et Lowell Sumner, intitulé «Northeast Arctic: The Last Great Wilderness» («Le nord-est de l’Arctique: dernière grande étendue sauvage»). Les auteurs avaient récemment voyagé en Alaska, et leur article était un appel à mettre une fois pour toutes à l’abri la zone aujourd’hui devenue la réserve arctique.
Sept ans plus tard, les deux hommes ont obtenu une version édulcorée de leur souhait: 3,6 millions d’hectares de terres dans le nord-est de l’Alaska ont reçu le statut de réserve faunique nationale. Quelques activités industrielles y étaient toujours permises. En 1977, la construction de l’oléoduc Trans-Alaska s’est achevée. Le pétrole de la région a commencé à s’écouler de l’Arctique vers un port de mer.
Puis, en décembre 1980, le Congrès américain a adopté la loi sur la conservation des terres d’intérêt national de l’Alaska (ANILCA). Cette loi fédérale a notamment plus que doublé la superficie de la réserve arctique, pour atteindre environ 7,7 millions d’hectares, dont 3,2 millions ont été officiellement classés comme «étendue sauvage» – définie comme un lieu où «la terre et sa communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme, où l’homme lui-même est un visiteur et ne s’établit pas».
Mais une section de la loi esquissait le processus d’étude du territoire nécessaire avant d’autoriser la prospection pétrolière et gazière, laissant ainsi la porte ouverte au développement.
Malgré cette concession, la loi a été considérée comme une victoire des écologistes. En continuant simplement d’exister à l’état sauvage, pensait-on, la réserve arctique serait un exemple pour le monde de la nature telle qu’elle était autrefois. C’est une très belle idée. Mais un élément essentiel avait été oublié dans cette formulation: la nation gwich’in qui, depuis au moins 20 000 ans, représente bien plus que des visiteurs sur le territoire.
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La communauté gwich’in
À l’été 2018, j’ai visité la communauté gwich’in d’Arctic Village pendant la saison de la chasse au caribou. Arctic Village, ou Vashraii K’oo, compte environ 150 habitants.
Uniquement accessible en avion, il longe la fourche ouest de la rivière Chandalar. Si vous la traversez, vous entrez dans la réserve arctique.
L’établissement permanent de la communauté à cet endroit ne date que d’un siècle. De mémoire d’homme, la plupart des Gwich’in de la région continuaient de mener une vie nomade ou semi-nomade au rythme des saisons et des caribous, faite de chasse, de piégeage et de pêche.
Aujourd’hui, le village dépend toujours de la nature qui l’entoure. La chasse et la pêche représentent des sources essentielles de nourriture. La petite épicerie du village n’offre qu’un maigre assortiment de produits non périssables à prix exorbitant. Comme tout arrive par petits avions et que les vols sont souvent annulés à cause des conditions météorologiques, les aliments frais sont rares.
Tard le soir de ma deuxième journée là-bas, deux chasseurs ont abattu quatre caribous à l’extérieur du village. Ils ont ramené les bêtes chez eux, où il est de coutume de les bénir. Le lendemain matin, les femmes se sont attelées à la tâche. Quand je suis arrivée le soir suivant, le gros du travail était terminé. Une peau était tendue sur le mur de la maison pour y être séchée. Le fumoir était rempli de coupes de viande d’un rouge profond, et les grandes découpes de côtes et de ligaments dorsaux ainsi que les entrelacs délicats de graisse blanche étaient suspendus dans la pénombre enfumée.
La moindre partie du caribou serait utilisée. Les têtes seraient bouillies ou rôties, la viande cuite en ragoût, bouillie, frite ou salée et séchée. Les peaux seraient tendues et séchées pour être utilisées telles quelles, ou tannées pour être transformées en vêtements. Même les sabots sont conservés pour fabriquer des hochets traditionnels.
Les bois, autrefois utilisés pour confectionner des pointes de flèche ou des couverts, sont moins employés aujourd’hui, à l’ère de l’acier inoxydable et du plastique bon marché.
Ils sont accrochés au-dessus des linteaux ou empilés dans les cours d’entrée partout dans le village, témoins silencieux du lien entre le caribou et les Gwich’in.
Le grand rassemblement
En juin 1988, Arctic Village a accueilli le premier rassemblement gwich’in de l’ère moderne. On était venus de partout pour y assister. Autrefois, les rassemblements avaient lieu en temps de crise. Les Gwich’in traversaient leur territoire ancestral afin de réfléchir ensemble à l’avenir. Pour la première fois en plus d’un siècle, ils ont éprouvé le besoin de se réunir à nouveau.
Des parents et de vieux amis séparés pendant des décennies se sont retrouvés. Ils ont abordé de nombreux sujets, mais principalement Vadzaih, le caribou, et Izhik Gwats’an Gwandaii Goodlit – «le lieu sacré où la vie commence». Les aires de mise bas et d’élevage.
La création de la réserve arctique des années plus tôt était loin d’avoir réglé la question du développement dans la région.
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La Porcupine
En 1987, un rapport du Secrétariat d’État américain demandait au Congrès d’autoriser les forages potentiels dans la zone 1002 en dépit de l’évaluation scientifique de ce même rapport affirmant que le développement risquait d’affecter sévèrement la harde de caribous de la Porcupine et son habitat.
La nation gwich’in était assez alarmée pour organiser un rassemblement, et l’événement l’a galvanisée. Sarah James, qui est à 76 ans la porte-parole de la réserve arctique pour les tribus neets’aii gwich’in, propriétaires de 700 000 hectares de terres tribales, dont Arctic Village fait partie, m’a décrit le rassemblement comme la «renaissance d’une nation».
Après les embrassades et les larmes, les danses et les chants, après tous les discours, les chefs des 15 villages gwich’in se sont retirés pour rédiger un projet de résolution.
«La harde de caribous de la Porcupine demeure essentielle pour répondre aux besoins alimentaires, culturels et spirituels de notre peuple, déclarait ce texte. Sa disponibilité pour les communautés gwich’in et l’avenir même de notre peuple sont menacés par les projets de prospection pétrolière et gazière.»
Les Gwich’in se sont lancés dans un long et difficile combat pour protéger les aires de mise bas de la harde. Alors que le rassemblement touchait à sa fin, un aîné a prononcé une prière en gwich’in.
«Notre Père céleste, a-t-il entamé, aie pitié de moi. C’est difficile pour moi de vivre comme autrefois. C’est pourquoi je demande ton aide. Aie pitié de moi, si telle est ta volonté. Aide-nous. De ton amour bienveillant, aide-nous tous.»
Peu après ce rassemblement, les Gwich’in ont dû affronter un défi majeur.
La zone 1002
En mars 1989, un projet de loi pour autoriser l’octroi de concessions dans la zone 1002 a été approuvé par un sous-comité du Sénat. Mais huit jours plus tard, l’Exxon Valdez s’est échoué dans la baie du Prince-William en Alaska, déversant des centaines de milliers de tonnes de pétrole brut dans la mer. L’Edmonton Journal a qualifié cette marée noire de «bénédiction» pour les caribous. Face aux images de phoques et d’oiseaux englués dans le pétrole, le projet de loi du sous-comité du Sénat a été mis en sourdine.
Comme tous les autres projets de loi similaires au cours des 30 années qui ont suivi – jusqu’en 2017, lorsque Donald Trump a promulgué la loi sur les réductions fiscales et l’emploi (Tax Cuts and Jobs Act). Ce nouveau texte comprenait une clause levant l’interdiction de forage pétrolier et gazier et de développement dans la plaine côtière de la réserve arctique.
Les Gwich’in n’ont pas baissé les bras. «Nous avons un pouvoir en tant que peuple», m’a affirmé Sarah James. L’espoir, lorsque j’étais là-bas, était de retarder le début des forages au moins jusqu’aux élections américaines en novembre 2020. [Lesquelles, nous le savons maintenant, ont été remportées par une administration moins portée sur le pétrole – NDLR.]
Pour Sarah James, préserver les aires de vêlage n’est pas une question de protection de la nature. C’est une question de droits de la personne. «Nous n’abandonnerons jamais.»
C’est également une question internationale. Plusieurs milliers de bêtes de la harde sont chassées chaque année du côté canadien, où un modeste réseau de routes et quelques villages de taille moyenne offrent un meilleur accès à la région que dans le nord de l’Alaska.
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Signature d’un traité
En juillet 1987, le Canada et les États-Unis ont signé un traité bilatéral consacré à la protection et à la conservation de la harde de caribous de la Porcupine. Ce traité est toujours en vigueur aujourd’hui, et le gouvernement canadien, à divers niveaux, observe avec méfiance le potentiel de développement pétrolier dans la réserve arctique.
La ministre actuelle de l’environnement du Yukon, Pauline Frost, est une Gwich’in originaire de Old Crow, la communauté du Yukon desservie par avion au cœur du territoire de la harde. (La rivière Porcupine qui donne son nom au troupeau traverse la ville.) L’un des sujets récurrents et importants figurant dans son portefeuille ministériel en ce moment est également personnel: Pauline Frost a abattu son premier caribou à l’âge de 12 ans et elle continue de chasser avec sa fille lorsqu’elle rentre chez elle.
Pauline Frost m’a affirmé être en contact étroit avec ses homologues des Territoires du Nord-Ouest – où vivent également plusieurs communautés qui dépendent de la harde – ainsi que de l’Alaska, d’Ottawa et de Washington. «Nous sommes vraiment inquiets, reconnaît-elle. Il y a une entente internationale que nous avons signée de bonne foi.»
Les Gwich’in ne seront pas les seuls à y perdre si les aires de vêlage du caribou sont menacées. Mike Suitor est le biologiste spécialiste des espèces migratoires et de North Slope pour le gouvernement du Yukon. North Slope comprend la pointe nord du Yukon et s’étend de l’Alaska jusqu’à la frontière des Territoires du Nord-Ouest – c’est là que se trouve la majorité de la partie canadienne du territoire de la harde de la Porcupine. Mike Suitor insiste sur le rôle de la harde dans l’écosystème élargi. En plus des humains, les ours, les loups, les carcajous et les aigles royaux – pour ne citer qu’eux – dépendent du caribou. «Ils sont nés pour être dévorés», affirme-t-il.
Aujourd’hui, la harde est en bonne santé, dans une phase de croissance de son cycle naturel, mais le biologiste précise qu’elle grandit et décline lentement. «Malheureusement, explique-t-il, si le troupeau rencontre un véritable obstacle, il sera très difficile pour lui de s’en remettre.»
Je voulais assister de mes propres yeux au vêlage et à la chasse au caribou. Je pensais que découvrir ces animaux de leur naissance à leur mort m’aiderait à comprendre la nature précise de la connexion qui existe entre hommes et bêtes. C’est ainsi, j’en étais certaine, que je prendrais conscience des véritables enjeux de cette lutte pour la réserve arctique.
En raison de mauvaises conditions météorologiques, je n’ai pas eu l’occasion d’assister à une naissance ni à une mort. Mais j’ai pu mieux sentir les choses dans la dernière étape de mon voyage.
La préservation des aires de vêlage
Durant mon séjour à Arctic Village, j’ai mangé du caribou préparé d’une demi-douzaine de façons différentes. Un soir, je suis arrivée chez Sarah James pour découvrir qu’un festin m’attendait sur la table de cuisine. Elle m’a servi du caribou frit, du riz et une salade composée des seuls légumes régulièrement disponibles à la petite épicerie du village – un mélange de petits pois, de maïs et de carottes en dés dans une boîte de conserve, assaisonné de mayonnaise et d’épices.
Nous avons achevé ce repas avec du pain frit maison, légèrement sucré et parsemé de raisins secs. Puis l’un des amis de Sarah James m’a fait goûter la «crème glacée» akutuq: des baies de ronce remarquables fraîchement cueillies, surmontées de glaçage Crisco fouetté et de sucre.
Tout était délicieux, mais semblait aussi lourd de sens. Les gens d’ici vivent du caribou avant tout, mais aussi de l’orignal et du mouflon. Ils mangent du saumon, de la truite grise, du corégone, de la lotte et du brochet. Ils consomment du canard et de la bernache, du rat musqué et du spermophile arctique bien gras. En complément de ces aliments sauvages, ils trouvent quelques denrées de base à prix prohibitif à l’épicerie: de la farine, du riz, des biscuits salés, une conserve occasionnelle de macédoine de légumes. Je me demandais quel était le cœur de la lutte pour la préservation des aires de vêlage, et j’ai compris que c’était cela. À la suite de la catastrophe de l’Exxon Valdez, le gouvernement du Yukon avait publié en 1992 une brochure intitulée «What Is at Stake Is a Way of Life Thousands of Years Old» («C’est un mode de vie vieux de plusieurs milliers d’années qui est en jeu»). Mais cela demeurait intangible, je ne parvenais pas à en saisir réellement le sens. Ici, sur la table devant moi, se trouvait une preuve à laquelle je pouvais m’accrocher. Je pouvais y goûter.
Aux quatre coins du globe, des animaux rares se trouvent malheureusement parmi les espèces menacées.
©2019, Eva Holland. Tiré de «Born to be Eaten», par Eva Holland, longreads.com