La « Dragonne » bien-aimée

Trahisons, grand bonheur, exil et succès d’affaires… Le parcours hors norme de la fascinante Danièle Henkel.

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La « Dragonne » bien-aimée

LES DRAGONS se l’arrachent!             Quatre offres pour Vicky Girouard, 27ans, proprio de MotivOp, une petite entreprise de production d’auto-collants porteurs de messages positifs. Nous sommes à la dernière émission de la quatrième saison de Dans l’oeil du dragon, l’émission à succès de Radio-Canada, où un entrepreneur doit convaincre un ou plusieurs dragons issus du monde des affaires d’investir dans son projet.

« Je suis belle, je suis bonne, je suis capable », lit-on sur l’autocollant remis à Danièle Henkel, en guise de présentation du produit. « Je me vois en vous il y a 30 ans », a rétorqué cette dernière à la jeune femme.

Vicky Girouard a été séduite et a choisi Mme Henkel comme mentor et investisseuse, coiffant au poteau trois de ses quatre collègues qui lui ont fait une offre. « Danièle Henkel n’est pas là pour démoraliser les entrepreneurs, mais pour les encourager, les comprendre. Elle est stratégique et très fine dans ses interventions », dit Andrée Brunet, directrice générale du Réseau Femmessor national, un organisme dédié à l’entrepreneuriat au féminin. Danièle Henkel en est l’une des 38 ambassadrices. 

Son élégance et sa beauté font parfois écran, mais elle est bien plus qu’une jolie robe, ajoute-t-elle. « Certains ne voient que ça. Mais c’est oublier sa profondeur. Elle sait très bien où elle va. »

Plusieurs participants à l’émission voient cette femme distinguée de 59 ans dans leur soupe. « Je veux une offre de Mme Henkel ! » entend-on souvent. « Plusieurs l’admirent profondément », note Isabelle Lemoine, productrice de Dans l’oeil du dragon chez Attraction images. Elle attire non seulement les entrepreneurs dont les produits sont en lien avec la santé, le domaine de Mme Henkel, mais aussi ceux pour qui les relations humaines priment l’argent, dit-elle.

« Je reviens toujours à ça. Ce qui guide ma vie, mes décisions, c’est l’humain. Je pense qu’on s’en éloigne, trop souvent », dit Danièle Henkel.


L’ASCENSION


Quasi inconnue il y a à peine cinq ans, les Québécois ont découvert, fascinés, cette immigrante qui, en quelques années, s’est imposée dans le gratin des affaires, hissant son entreprise au palmarès des 100 plus performantes au pays. 

Dans son autobiographie Quand l’intuition tient la route, elle raconte sa vie hors norme, qui l’a vu naître dans une petite ville du nord-est du Maroc, d’une mère juive et d’un père allemand, porté disparu avant sa naissance. Un récit enlevant, où se côtoient trahisons, revers de fortune, grand bonheur, exil douloureux et succès d’affaires, qui a tiré un « wow » à ses propres enfants. « On connaissait la vie de notre mère. Mais la lire, c’est une expérience complètement différente. Elle a eu une vie tellement atypique », confie sa fille aînée, Linda Mahieddine, 39 ans, vice-présidente aux Entreprises Danièle Henkel.

Sa mère, Eliane, lui a servi de formidable modèle. Femme d’affaires prospère, elle était propriétaire d’un commerce lorsque Danièle a vu le jour, 14 ans après son demi-frère, Norredine, né d’une précédente union. La petite enfance fut heureuse, la suite houleuse. La mise sous tutelle des femmes à leur père/mari étant inscrite dans les lois civiles du pays à l’époque, Eliane cède au chantage de son mari qui la menaçait de ne plus pouvoir voir leur fils dans la foulée de leur séparation et lui laisse tout : commerce, maison, argent. Elle ne s’est pourtant pas laissée abattre. À Rabat, où elle prend un nouveau départ, Eliane retrousse ses manches, amasse des sous, puis achète un garage avec un associé. Mais une nouvelle injustice va la frapper. Lorsque ce dernier est retrouvé pendu, Eliane, mère seule et juive – deux statuts douteux à l’époque – est soupçonnée, torturée, puis relâchée. Cet épisode entraînera la fermeture du garage et elle perdra tout, à nouveau. Danièle et sa mère partiront rejoindre Norredine, à Oran, en Algérie. 

« Tu as été l’exemple même du don de soi, de l’amour inconditionnel et du pardon», a dit sa fille éplorée, lors des funérailles d’Eliane en 2000. Elle pense à elle encore tous les jours. 

Mais cette mère tant aimée l’a pourtant trahie, en la contraignant à une union forcée avec un ami de Norredine. « Lorsqu’on m’a imposé le mariage, à 19 ans, je ne voyais que deux choix : me suicider ou me sauver, raconte-t-elle. Lorsque je me suis vue partir en pleine nuit, avec mon baluchon, j’ai pensé à l’amour que j’éprouvais pour ma mère et mon frère. Je me suis dit : « Danièle, fais le mieux que tu peux « . » Et elle est restée. 

Croyante, cette femme, qui garde précieusement depuis l’enfance une statuette de la Vierge Marie, s’oblige à regarder le côté positif de ce que la vie lui donne, comme elle le dit elle-même.

De ce mariage avec cet homme instruit, respectueux et qu’elle apprendra à apprécier, elle a su en tirer le meilleur : quatre enfants. Son moteur, comme elle le dit. Aujourd’hui dans la trentaine, ils lui ont déjà donné cinq petits-enfants. 

« Ma mère est tout le contraire d’une mamie gâteau ! » lance Linda en riant. Lorsque sa petite Yasmina, six ans, fait des siennes, elle la menace d’aller passer cinq jours chez mamie ! C’est qu’elle a des principes d’éducation, Mme Henkel ! Des principes mis à mal lorsqu’elle a immigré au Canada, en 1990, avec mari, enfants et mère.

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TRACER LA LIGNE

Danièle Henkel n’était pas sans ressources lorsqu’elle a débarqué en plein hiver québécois. Mais celle qui était jusqu’alors fonctionnaire au consulat américain d’Oran et son mari, ancien haut fonctionnaire de l’État algérien, ne connaissaient rien ni personne. Il leur fallait repartir à zéro.

Ce fut un choc. Il devait décrypter les codes de cette nouvelle société. « Les détails deviennent très importants, avoue Danièle Henkel. Ma fille de 16 ans voulait se maquiller, et moi je lui disais : « t’as pas besoin de ça ! T’as une belle peau ! » Une autre désirait passer la nuit dans un chalet. « Avec qui ? » » Long soupir. Les batailles ont été ardues. « Je venais d’ailleurs, et en arrivant ici, j’ai compris que je n’avais plus l’aide de la société. » Les Mahieddine sont donc passés de communauté à cellule familiale. 

La famille a quitté l’Algérie à l’aube d’une sale guerre civile, qui a fait quelque 200 000 morts en une décennie. Une fois de plus, l’instinct de Danièle Henkel, qui l’a poussée à abandonner un environnement très agréable et familier pour l’inconnu, ne l’a pas trahie. « Je ne comprenais plus mon pays », affirme-t-elle.

Les jeunes n’avaient plus d’avenir. Ils se sont laissé leurrer par un dangereux discours extrémiste. « La nature a horreur du vide », déclare Danièle Henkel en pointant un terrain vague à l’extérieur de son vaste bureau, au deuxième étage d’un édifice du parc industriel de Pierrefonds. La nature en a pris possession. Les mauvaises herbes ne sont plus enlevées. C’est l’anarchie. Tout le contraire des arrangements floraux qui jouxtent l’entrée des Entreprises Danièle Henkel. Il faut savoir tracer la ligne, répète-t-elle souvent. 

Personne ne se rend là où elle s’est rendue sans avoir de fermes convictions. Mme Henkel est juste, mais stricte, témoigne l’une de ses protégés, Raquel Tulk. « Si elle me dit tourne à droite, je ne tournerai pas à gauche. » La jeune femme de 27 ans, présidente des sous-vêtements DRC, a été le premier investissement de Mme Henkel découlant des Dragons. En attendant de voler de ses propres ailes, elle occupe un espace au sein des Entreprises Danièle Henkel. 

L’arrivée de Danièle Henkel aux Dragons, outre la propulser dans l’oeil du public, a consolidé sa vocation de mentor, son désir de donner au suivant. « Elle m’apprend qu’il faut d’abord être une bonne personne avant d’être une bonne femme d’affaires, dit Raquel Tulk. Et à ne pas avoir peur de foncer. » 

C’est le souci des gens, l’une de ses grandes forces, selon Isabelle Lemoine, qui la pousse à répondre à tous les messages qu’elle reçoit sur les réseaux sociaux, qu’ils proviennent d’un inconnu ou d’un P. D. G. « Je ne sais pas comment elle fait ! » poursuit-elle. Malgré un emploi du temps bien rempli, elle s’implique dans quantité de causes, de la Fondation du cancer du sein du Québec à CARE Canada, par exemple. 

Il faut dire que Danièle Henkel, comme bien des entrepreneurs de sa trempe, a une énergie redoutable. « À 7h du matin, raconte Linda, elle venait me réveiller, me bécoter, déjà toute maquillée, et elle commençait à me décrire sa journée, à me faire un discours… Je lui disais : « laisse-moi me réveiller ! » Elle est sur le 220 volts ! » 

En tant qu’aînée, Linda a été la première de la fratrie à se joindre à sa mère dans son projet naissant d’entreprise, suivie par Nawel, Kader et Amel. Pour elle, tout était à faire. En 1997, les Entreprises Danièle Henkel étaient un modeste start up, qui misaient sur son unique produit, le gant exfoliant Renaissance. « Ma mère m’a toujours mise dans l’eau bouillante, dit-elle. Je lui en ai voulu, mais maintenant, je comprends. Ça fait qui je suis aujourd’hui. Elle connaît nos forces et nos faiblesses. » 

À la fin des années 1990, la santé d’Eliane s’est détériorée. Danièle l’a veillée, sans relâche, les derniers mois de sa vie. Durant son absence, Linda a tenu le fort. « Cette entreprise a été bâtie par mes enfants et par moi, déclare Mme Henkel, et par un personnel loyal. » L’entreprise familiale, qui compte près d’une cinquantaine d’employés, apporte son lot de bonheur, mais aussi de défis. Pas facile de parler salaires. Les décisions doivent être rationnelles, dénuées d’émotivité. Mais l’entreprise reste l’aboutissement d’un rêve familial, affirme Mme Henkel. « La famille a donné tout ce qu’elle a pour elle, son temps, et son salaire pendant les premières années. S’il n’y a pas de valeurs fortes au coeur de tout ça, poursuit-elle, qui surpassent celle de l’argent, un rien peut tout faire éclater. »


UNE COMPAGNIE, UNE PHILOSOPHIE

Les Entreprises Danièle Henkel, lauréates de nombreux prix et reconnaissances au cours des cinq dernières années, ont fait leur marque dans le marché médico-esthétique. Cela aurait pu être autre chose pour celle qui a tâté de l’immobilier, de la lingerie fine, des livrets de bons de réduction, de la papeterie et même de la vente de contenants Tupperware pendant ses premières années au Québec. Mais ça n’est pas tout à fait un hasard non plus. Danièle Henkel conserve de doux souvenirs de ses visites hebdomadaires, enfant, au hammam, un établissement de bains où on se fait laver, masser et exfolier, avec un gant comme celui qui l’a lancée dans les affaires. 

La suite est venue naturellement: une licence pour les appareils médico-esthétiques de la firme LPG (qui traite notamment les cicatrices et les brûlures sévères), le Laboratoire scientifique d’intolérance alimentaire, le seul au pays qui dépiste des intolérances d’environ 300 aliments, additifs ou agents de conservation, l’Académie Danièle Henkel. Tout ce qui est non agressif, non intrusif est le point de mire. « La plus belle machine sur la planète, c’est le corps humain », dit Danièle Henkel. Pourquoi le charcuter ? 

Le virage « consommateur » s’accentuera. Un centre de bien-être et de prévention offrira une prise en charge globale, notamment pour des personnes ayant subi un traumatisme. Les franchises « Danièle Henkel à emporter », en partenariat avec Uniprix, ont été lancées fin 2014. Il s’agit d’un concept anti-âge express, administré en pharmacie, qui stimule la production naturelle de plusieurs protéines, dont le collagène. Quels que soient la nouvelle idée ou le nouveau concept, le nom de la fondatrice sera à l’avant-plan. « Danièle Henkel, c’est un nom puissant, dit Linda. Il porte une énergie particulière. »

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LA PEUR, SA MEILLEURE AMIE

En attendant, en plus de la gestion quotidien ne de son entreprise, Danièle Henkel tente, une fois de plus, de nouvelles aventures. Elle a accepté, en avril dernier, de prendre le relais d’une autre femme d’affaires à succès, Christiane Germain, à la présidence du conseil d’administration de la Société du parc Jean-Drapeau, alors en pleine tourmente. 

Entre autres au menu, l’assainissement de l’octroi des contrats de la Société et la réalisation des projets de legs du 375e anniversaire de Montréal, en 2017. Lors de sa présentation à la presse, le maire Denis Coderre a affirmé qu’il cherchait « une femme forte », qui ne se contenterait pas de mettre son sceau sur un contrat.

« Je ne connais rien au secteur! avoue d’emblée Danièle Henkel. Mais je mets en application ce que j’ai appris dans ma vie. Et je travaille avec des professionnels. » Le conseil d’administration est une patate chaude, concède-t-elle. D’où la nécessité de se retrousser les manches et de travailler dur. Elle impose des sessions mensuelles, qui peuvent durer jusqu’à huit heures. 

« Elle aime sortir de sa zone de confort, dit Andrée Brunet, qui s’est dite surprise en apprenant cette nomination. C’est un mandat difficile, qu’elle est prête à relever. Elle n’est pas obligée de prendre ces risques-là, mais elle les prend car elle veut faire quelque chose pour la société, s’impliquer. » 

Celle qui n’a connu aucune controverse publique à ce jour a-t-elle peur de l’échec ? Évidemment. « Tout me fait peur, confie Danièle Henkel. Jusqu’à ma dernière seconde, cette peur sera là. Mais elle est ma meilleure amie. Elle m’oblige à réfléchir. Sans me paralyser. » Elle continuera de se mettre en danger, comme lorsqu’elle a décidé de déraciner toute une famille. « C’était ma décision, et il fallait que je l’assume entièrement. »


SUIVRE SA VOIE

Catholique, Danièle Henkel a d’abord marié un musulman, le père de ses quatre enfants, puis un juif québécois. « Je célèbre toutes les fêtes !» dit-elle en riant, se qualifiant de paradoxe ambulant. Parmi ses paradoxes, cette femme qui se dit très timide semble immunisée contre le rejet et les refus. 

Lorsqu’on lui dira « non, madame », vous n’êtes pas qualifiée pour distribuer ce produit, elle prendra l’avion pour aller convaincre elle-même le patron. Elle insistera auprès du banquier, frileux à l’idée de prêter à une femme immigrante. Elle fera du porte-à-porte pour vanter les mérites de son gant exfoliant. Et réunira des femmes pour leur vendre des produits Tupperware.

Sa détermination, sa force de caractère, qu’elle-même qualifie de « tête de cochon », lui ont permis de ne jamais prendre une porte fermée pour ce qu’elle est. N’y a-t-il pas, toujours, un trou de serrure où on peut s’engouffrer ?

Cette grande timide est aussi devenue une des conférencières les plus en vue du moment, afin de parler des relations intergénérationnelles, de l’éducation des jeunes et de la place des personnes âgées, de la conciliation famille-travail, de l’argent, des deuils et des échecs. Des thèmes que l’on retrouve dans son livre fraîchement publié, Au coeur de mes valeurs.

Aux femmes, majoritaires dans ses conférences, elle lance un message : cessez de culpabiliser. Foncez. Vivez votre vie, à votre manière. Et prenez la responsabilité de vos actes. « Les femmes se disent : « Je ne suis pas assez bonne », dit Danièle Henkel. Je veux leur faire prendre conscience de leur propre pouvoir. En fin de compte, on attend la permission de tout le monde. Et la vie est passée. » Mais elle ne fera jamais de politique, assure-t-elle, car elle y perdrait sa précieuse liberté de parole. « Ce que je souhaiterais, ce serait davantage de créer un mouvement de prise de conscience. Et promouvoir tout ce que nous avons d’extraordinaire au Québec : notre pluralisme, notre créativité, nos ressources naturelles… »

« Je suis heureuse », conclut celle qui entamera une nouvelle décennie en janvier 2016 et qui partage sa vie avec l’homme d’affaires Mark Teitelbaum depuis une quinzaine d’années. Elle dit s’aimer, avec ses défauts et ses qualités. « Ça m’arrive d’être triste, fâchée, révoltée, mais je ne suis pas malheureuse. Je refuse de l’être. Je ne sais pas ce que la vie me réserve mais mon but ultime, c’est d’être capable de faire un retour en arrière à 70, 80 ou 90 ans, et de pouvoir me dire : je suis satisfaite de ce que j’ai pu accomplir, dans le meilleur de mes connaissances. Et de ce que la vie m’a donné. »

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