La chasse aux braconniers de l’arctique

La protection canadienne de la faune fait la chasse aux braconniers de l’arctique. Pour stopper un trafic scandaleux et illégal de peau d’ours polaires.

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Ce qu'il faudrait savoir avant de prendre l'avion: fuel.
ISTOCK/SUBSOCIETY

C’était il y a six ans, par un paisible dimanche de Pâques

Tout était calme au bureau de Winnipeg de l’unité qui veille à l’application de la loi sur la faune. Puis le téléphone a sonné. Le supérieur de Richard Labossiere l’appelait pour relayer un renseignement venu d’un informateur anonyme dans l’Arctique. Un jet privé de chasseurs sportifs mexicains venait de décoller d’Iqaluit, et l’informateur les soupçonnait de transporter des fourrures d’ours polaires. L’appareil s’arrêterait probablement à Winnipeg pendant deux heures pour se ravitailler en carburant.

Richard Labossiere a réuni deux autres agents et du matériel avant de sauter dans leur véhicule pour le trajet d’une demi-heure jusqu’à l’aéroport. L’agent, ses collègues et quelques garde-frontières sont arrivés sur le tarmac au moment où l’avion atterrissait. Ils ont attendu que les passagers – un père, deux fils et un filleul ainsi que deux pilotes – sortent de l’avion et entrent dans la salle d’attente du ter­minal. Ils ont alors interpellé les chasseurs, puis procédé à des fouilles. Ce n’était pas difficile: un ours polaire mâle adulte pèse en moyenne 545 kg et, debout sur ses pattes arrière, peut atteindre plus de trois mètres de haut. D’une patte à l’autre, une peau peut mesurer deux mètres et demi de large. En effet, l’ours polaire est l’un des 23 des plus gros animaux et espèces vivantes au monde.

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Mise en place de systèmes et de contrôle pour éviter le trafic illégal.
Christopher Leaman

Des peaux cachées dans des sacs de sport

Selon Richard Labossiere, l’équipe a trouvé trois peaux cachées dans des sacs de sport ainsi que deux crânes d’ours polaires et trois tubes de plastique contenant des défenses de narvals. La famille ne disposait pas de permis l’autorisant à sortir ces objets du territoire, et encore moins de lui faire traverser le continent. Il est de toute façon illégal d’importer des mammifères marins et leurs organes au Mexique.
Le groupe a été retenu, et l’un des fils ainsi que le filleul ont passé la semaine en prison. Ils ont été condamnés à une amende de 80 000 $, qu’ils ont payée en liquide.
«Ce n’est pas le braconnage qui nous préoccupait, mais le trafic», précise Sheldon Jordan, ancien agent des renseignements, qui dirige la Direction générale de l’application de la loi sur la faune et qui, jusqu’en 2017, se trouvait à la tête du groupe de travail sur le trafic d’animaux à Interpol, l’organisation internationale de coopération policière.

Interpol estime que, partout dans le monde, les crimes contre la faune – y compris le braconnage et le trafic qui alimentent un marché noir en pleine croissance de biens animaux – sont une industrie de 30 milliards de dollars américains – industrie dirigée entre autres par des syndicats internationaux du crime. Au cours des 10 dernières années, ces actes illégaux sont devenus le quatrième crime le plus rentable du monde, derrière le trafic de stupéfiants, la contrefaçon et le trafic d’êtres humains.
À l’instar de ces autres crimes, le trafic d’animaux ne connaît pas de frontières et, comme chaque pays possède ses propres lois, il est très difficile à suivre et à contenir. Chasser l’ours polaire n’est pas illégal au Canada si on possède un permis, mais les agents comme Sheldon Jordan ont désespérément besoin d’un moyen de suivre la trace des peaux lorsqu’elles quittent l’Arctique afin de pouvoir arrêter les trafiquants et distinguer les peaux vendues légalement de celles qui ne le sont pas.

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Le Canada et les États-Unis ont un point de vue différent sur le trafic illégal.
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Un point de vue différent

Pendant des années, le Canada et les États-Unis ont été en désaccord sur la question des ours polaires. Le Fonds mondial pour la nature estime qu’ils sont entre 22 000 et 31 000 dans le monde. Mais le Canada en héberge au moins les trois quarts et souhaite que ses populations nordiques touchent les 5000 $ par peau autorisée par le marché. (Ce prix a grimpé jusqu’à 25 000 $ au cours des dernières années avant de redescendre à son niveau initial.)

Les États-Unis, de leur côté, s’opposent depuis longtemps au commerce des ours polaires et pensent qu’il devrait être totalement proscrit. En 2008, ils ont interdit les importations d’ours polaires et, deux ans plus tard, ont proposé de mettre fin au commerce international des ours. Ils ont réitéré cette interdiction en 2013, mais ont finalement recentré leur stratégie en 2016 autour de la menace que les changements climatiques font peser sur cette espèce. Le Service américain de la pêche et de la faune sauvage n’en a pas moins répété à l’époque que l’usage commercial des fourrures d’ours polaires constituait une menace supplémentaire.

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Les américains ont tout de même réussi à forcer le Canada à réexaminer ses stratégies de manière à consolider son argumentaire pour limiter le trafic illégal.
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Suivi des peaux et preuves de légalité

Même si les efforts américains n’ont pas convaincu, ils ont tout de même réussi à forcer le Canada à réexaminer ses stratégies de manière à consolider son argumentaire. «Nous nous sommes dit qu’il fallait profiter de la crise pour réfléchir à la question», se rappelle Sheldon Jordan. Le Canada devait arriver à prouver que ses ours polaires n’étaient pas braconnés et que leurs peaux ne passaient pas ses frontières en contrebande. Mais comment prouver cela?

En 2013, à Winnipeg, Richard Labossiere a pris les trois fourrures saisies par son équipe lors de l’interception du groupe mexicain et a commencé à tester une méthode de marquage appelée transpondeur passif intégré (ou TPI), pensant que cela pourrait aider son équipe à suivre les mouvements des peaux dans le monde et prouver ainsi aux Américains que le Canada était parfaitement capable de gérer la chasse à l’ours sur son territoire.

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Le marquage des peaux est essentiel pour le suivi et la traçabilité et ainsi éviter un trafic illégal.
Christopher Leaman

La traçabilité

Les marqueurs – des micropuces pouvant contenir un code de 35 milliards de séquences possibles – ne sont pas nouveaux dans l’arsenal de prévention contre le trafic d’animaux. Ils sont utilisés pour surveiller quelques autres espèces dans le monde, dont les cornes de mouflons chassés comme trophées en Alberta et les élevages d’arowanas asiatiques (des poissons anciens), en Indonésie et en Malaisie. Pourquoi, s’est demandé Richard Labossiere, ne fonctionneraient-ils pas pour les fourrures d’ours polaires au Canada?
Après avoir consulté des chasseurs et des taxidermistes, il a truffé les trois peaux de marqueurs. Il les a ensuite fait écharner – racler toute la graisse et le muscle – et tanner, un processus chimique qui adoucit la fourrure et la rend plus souple. Il ne dira pas où il a placé les marqueurs, qui ne sont pas plus gros qu’un grain de riz, ni la destination finale des peaux, mais les marqueurs ont survécu à toutes les étapes d’un processus rigoureux. On ignore également combien de fois une fourrure est examinée en quête de puces une fois sur le marché, tout comme les outils utilisés ensuite pour les inspecter. «Nous tentons de garder cela aussi secret que possible», déclare-t-il.

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Convaincre let sensibiliser les populations locales au trafic illégal.
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Convaincre les populations locales

Toutefois, la stratégie des marqueurs ne fonctionne que si les populations locales acceptent de collaborer. En novembre 2014, Richard Labossiere s’est donc rendu dans la minuscule ville de Clyde River (1053 habitants), sur la côte de l’île de Baffin. Là, il a tenté d’expliquer pourquoi le gouvernement voulait avoir accès aux dizaines de peaux empilées dans le bureau de l’association des chasseurs et trappeurs, et également à tous les ours qu’ils abattraient à l’avenir. Les six aînés assis en face de lui ont semblé peu émus par ses arguments.
«À un moment, raconte Richard Labossiere, l’un d’eux s’est approché et m’a dit “vous pouvez vous arrêter là”.» Il pensait avoir échoué, mais à sa grande surprise, le groupe lui a annoncé que les aînés lui fourniraient les peaux.

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Pour éviter le trafic illégal, lorsqu’un ours est tué, le chasseur devra le signaler à l’agent de conservation de la ville, qui marquera la fourrure.
Sergey Uryadnikov/Shutterstock

Rendre difficile le trafic illégal

Les deux parties ont conclu un accord: lorsqu’un ours est tué, le chasseur devra le signaler à l’agent de conservation de la ville, qui marquera la fourrure. L’agent sera également chargé de prélever un échantillon d’ADN – devenant ainsi une sorte de numéro de série de l’animal – qu’il enverra ensuite dans un laboratoire fédéral où il sera conservé. Le programme a depuis été mis en place dans une demi-douzaine de communautés du Nord canadien.

Le système de marquage devrait idéalement être appliqué partout dans l’Arctique et, pour finir, toutes les peaux obtenues légalement seraient marquées. «Dans 10 ans, prévoit Sheldon Jordan, toutes les nouvelles fourrures seront marquées par TPI et il sera plus difficile pour les peaux illégales d’accéder au marché.» Être capable de traquer les peaux d’ours permettra de ne pas interdire le commerce de fourrures et d’organes d’ours polaires.

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Les marqueurs ont au moins un effet dissuasif sur le trafic illégal.
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Un début prometteur

Si un agent trouve une peau sans marquage et que le propriétaire affirme l’avoir achetée avant la mise en place du programme, les autorités peuvent procéder à une datation au carbone (plus coûteuse, plus intrusive et moins efficace) pour s’en assurer. Si la peau est effectivement plus ancienne que le programme de marquage TPI, elle sera donc légale, mais dans le cas contraire, les autorités auront la preuve qu’elle a été vendue illégalement.

Jusqu’à présent, selon Sheldon Jordan, il semblerait que le programme fonctionne: les autorités n’arrêtent pas encore de criminels car elles viennent juste de commencer à marquer les peaux, mais on croit avoir déjà remarqué une diminution des affaires louches par rapport à l’année dernière, ce qui porte à penser que les marqueurs ont au moins un effet dissuasif.

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Les ours polaires ne sont pas les seuls à bénéficier des marqueurs TPI, ce qui aide à limiter le trafic illégal.
Christopher Leaman

Le cas des éléphants

Les ours polaires ne sont pas les seuls à bénéficier des marqueurs TPI. Sam Wasser, scientifique à l’Université de Washington, s’est donné pour mission d’utiliser l’ADN des défenses d’ivoire pour déterminer le lieu où un éléphant a été tué. Il a ainsi étudié des tas d’excréments d’éléphants en Afrique afin de cartographier le profil génétique des animaux du continent. Son laboratoire a développé des méthodes d’analyse de l’ADN permettant d’établir, pour toute défense d’éléphant, l’endroit – et souvent la zone protégée exacte – où l’animal a été tué avec un rayon de 300 km de précision. Pour Interpol, cette technique a permis d’avoir une meilleure vue d’ensemble de nombreux trafiquants ainsi que de leurs méthodes de braconnage et de contrebande d’ivoire.

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Les analyses ADN ont un rôle important pour lutter contre le trafic illégal.
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L’importance des analyses ADN

Sheldon Jordan pense que les technologies de traçage de la police scientifique comme les minuscules puces TPI pourraient fournir encore plus de renseignements sur ces trafiquants, et révéler les endroits où ils obtiennent leurs trophées illégaux en inspectant les organes d’éléphants saisis au moyen d’un scanner manuel, ou en surveillant les troupeaux qui disparaissent et en identifiant les lieux où de nouvelles défenses apparaissent. «En examinant 30 000 ou 40 000 défenses, Sam Wasser a pu identifier un certain nombre des principaux groupes criminels en Afrique, uniquement grâce aux analyses ADN», souligne Sheldon Jordan.

Mettre en place un programme comme celui de l’Arctique pourrait consolider la banque d’ADN déjà bien fournie créée par Sam Wasser et ainsi aider à sauver des braconniers les 415 000 éléphants d’Afrique qui survivent encore dans le monde.

En attendant qu’un meilleur système émerge, Sheldon Jordan continuera à marquer les peaux d’ours et à sévir contre les chasseurs de trophées et taxidermistes, en majeure partie responsables de la contrebande de fourrures hors du pays. «Nous employons des services de renseignement, des inspections ciblées – nous avons pu prévenir un grand nombre de crimes, soutient-il. C’est la science mise au service des renseignements. Merveilleux!»

Contenu original Selection du Reader’s Digest

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