Crête de Verrières, Normandie, 25 juillet 1944, 0930 heures – heure H
Les hommes du 1er bataillon du Black Watch, le plus ancien régiment écossais de l’armée canadienne, n’ont pas vu le soleil depuis une semaine quand soudain il déchire le ciel voilé pour taper sur leur position au pied de la crête de Verrières. Ils comprennent rapidement que ses rayons ne les soulageront pas de la tension et de la terreur qui les rongent.
Après un baptême de feu de sept jours qui a décimé les quatre compagnies d’infanterie, il ne reste que ces 320 Highlanders sales et gris au regard creusé. Accroupis dans le champ de betteraves vide et détrempé, ils attendent les ordres. Leur lourde tenue de combat en laine est tachée de boue, de plâtre, de cendre et de sang. La sueur aux aisselles, à l’aine et à l’encolure témoigne de la danse macabre dans laquelle ils sont engagés avec la chaleur étouffante, les combats acharnés et la peur qui leur broie l’âme.
Voici 7 situations où les conditions météorologiques ont changé le cours de l’Histoire!
Armée volontaire
Les Highlanders ont été recrutés parmi les citoyens-soldats, des hommes qui se sont portés volontaires pour traverser l’océan et faire une guerre qui ne leur appartenait pas.
À l’origine, le Black Watch, qu’on appelle aussi le régiment de Montréal, trouvait ses officiers dans les classes aisées et ses soldats surtout dans les milieux ouvriers. Mais après quatre années de guerre, un bon tiers des hommes viennent désormais de tout le Canada, des îles Britanniques et de l’Europe occupée par les nazis, et auxquels s’est également joint un contingent d’Américains.
Pour calmer leur angoisse avant un combat dont personne ne peut prévoir l’issue, les uns tripotent leur ceinturon de toile ou leurs boutons de pantalon, les autres tirent sur la cigarette qu’ils viennent de rouler ou engloutissent une part de galette qu’ils noient d’une lampée de rhum sorti de la planque. D’autres encore psalmodient en silence des prières ou égrènent un chapelet, et ceux qui souffrent de la fatigue écrasante accumulée au cours d’une éprouvante semaine restent assis, prostrés, le visage impassible, contemplant le vide. L’esprit assombri, le jugement défait, le corps épuisé et miné, certains caressent l’idée de troquer cet accablement quasi paralytique contre la mort.
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Sur la crête de Verrières
Recouvert de longues tiges de blé, le flanc nord de la crête de Verrières surgit derrière l’épais rideau de céréales que la brise fait chatoyer. Cette vision saisissante accentue la longue pente douce qui mène vers la ligne de front allemande, de l’autre côté de la crête.
Les quatre jours et les quatre nuits que viennent de vivre les soldats ont laissé des traces. Jonché de blé roussi, de véhicules détruits et de centaines de tranchées abandonnées, le dénivelé de la colline 61 est derrière eux, à 900 mètres. Les bombardements en cascade ont éventré le sol. Pour les hommes du Black Watch, c’est la «maison», livrée à l’observation de l’ennemi, au feu incessant des tireurs allemands et au grondement des roquettes, des obus de mortier et des tirs d’artillerie qui déversent leurs torrents d’acier chauffé à blanc et d’explosifs – pendant tout ce temps il faut repousser les patrouilles ennemies qui utilisent nuit et jour le champ de blé pour percer discrètement leurs lignes.
Il est surprenant de voir que ces petites erreurs ont changé le monde!
Les Allemands dans le puits de mine
Dans la vallée peu profonde qui s’étend au pied de la colline 61, des colonnes de fumée s’élèvent en tourbillonnant au-dessus des ruines fantomatiques des villes voisines de Saint-André et Saint-Martin. Cette région minière et agricole qui a résisté pendant des siècles à l’usure du temps n’est plus qu’un amas de ruines, de débris et de morts volés aux deux camps. Régulièrement, des explosions sourdes déclenchées par des feux non surveillés ponctuent le calme étrange.
À droite se dresse un petit groupe de bâtiments industriels. Les Canadiens ont cru à tort qu’il s’agissait d’une modeste fabrique, ignorant qu’un puits de mine de 365 mètres s’enfonçait sous la crête de Verrières vers les dépôts de fer. L’infanterie allemande s’y est abritée contre l’artillerie alliée. Pour l’en déloger, il a fallu envoyer dans les ouvertures et les conduits de ventilation quantité de grenades au phosphore et d’explosifs. Les panneaux muraux et les parements qui brillaient naguère dans la lumière du soleil s’élèvent maintenant roussis et noircis, tavelés de trous faits par les balles et les éclats d’obus. Portes et fenêtres pendent mollement, arrachées de leurs gonds par des explosions qui ont laissé des tas de verre éclaté miroitant au soleil, des câbles de manœuvre rompus, des bennes en feu et des chariots retournés.
On voit partout des grenadiers allemands affalés dans des positions grotesques sur des convoyeurs à courroie et des tas de déchets, d’autres suspendus aux pylônes au-dessus du culbuteur de neuf mètres qui servait à charger les dépôts de fer.
Trois fois plus nombreux
Dans le champ de betteraves, les soldats du Black Watch se taisent. Le cauchemar des derniers combats a ébranlé ce qui leur reste de courage pour l’assaut final. Au fond d’eux-mêmes, ils se demandent même si l’attaque va être lancée. À Saint-Martin, une série de sinistres surprises et de rencontres fatales avec les Allemands ont coûté la vie à leur commandant, le lieutenant-colonel Stuart Cantlie et, du coup, le bataillon accuse quatre heures de retard sur le plan rigoureusement minuté de l’opération Spring. Au lieu d’attaquer les flancs dégagés de la crête dans la lumière brumeuse qui précède l’aurore, ils sont maintenant devant la perspective de devoir monter au front en plein jour.
Lorsqu’ils s’engagent sur le flanc nord de la crête de Verrières, aucun des Canadiens ne sait que des vétérans allemands les attendent de l’autre côté, trois fois plus nombreux. Dans les villages au sud de Caen, la capitale normande, se dressent des maisons de pierres entourées de monticules de terre couronnés de haies et de fourrés denses transformés par les Allemands en forteresses protégées par des armes automatiques et des canons antichars. Chaque «hérisson», comme ils les appellent, constitue un nœud dans la toile tissée par la défense, dont les champs de tir disposés en chicane sont soutenus par l’artillerie, les roquettes, les mortiers et les Kampfgruppen, ces groupes de combat allemands issus des unités d’élite SS et des divisions de blindés. Mais dans l’immédiat, c’est la tâche difficile de gravir la pente couverte de blé qui les attend.
Vous serez surpris d’apprendre que ces habitudes ont été inventées par la Première Guerre mondiale!
Armée volontaire
Comme pour les attaques récentes, les soldats espèrent le renfort des blindés Sherman de l’escadron canadien qui opposeront un feu direct de canons et de mitrailleuses à l’ennemi. Au même moment, un régiment d’artillerie devrait envoyer une pluie d’obus explosifs vers les lignes ennemies pendant que les Canadiens se rapprocheraient. Sur le flanc droit, le champ de bataille se couvrirait ainsi d’un épais voile de fumée qui ferait écran aux postes d’observation nichés en hauteur à l’ouest, de l’autre côté de l’Orne. Hélas, à l’heure H, aucun de ces éléments qui auraient dû assurer le succès de l’opération ne s’est matérialisé. Suivant un ordre direct de procéder immédiatement, la fierté et l’honneur du régiment étant en jeu, le major Phillip Griffin, commandant intérimaire de 26 ans, se lève et, après une hésitation, fait signe d’avancer. À l’ordre «Black Watch, en avant!» les hommes se dressent à l’unisson.
Fusil contre la poitrine, baïonnette au canon, les soldats avancent dans la boue puis s’enfoncent dans le champ de blé. La marche est plus difficile qu’ils ne l’avaient imaginée. Quelques jours auparavant, ils ont eu un avant-goût du combat sur ce genre de terrain, mais rien de comparable à ce champ labyrinthique qui recouvre la crête de Verrières.
Les Highlanders progressent lentement sur la pente douce du champ de blé qui, quelques siècles auparavant, a accueilli les armées de Guillaume le Conquérant et du roi Henri V.
Elle abrite aujourd’hui une horde autrement plus redoutable. Dispersés un peu partout et planqués dans les tranchées et les trous de fusiliers, les grenadiers, les tireurs embusqués, les mitrailleurs, les blindés et les canons antichars des meilleures unités que Hitler a été en mesure de rassembler attendent patiemment leur proie qui progresse vers le champ de tir et son massacre soigneusement préparé.
Armée volontaire
Peinant à travers les blés, enfants des Prairies, débardeurs et bûcherons avancent côte à côte avec des riches et des puissants. Il y a là des Canadiens de toutes origines, blancs, noirs et indigènes, des juifs et des chrétiens, des communistes et des capitalistes, des conservateurs et des libéraux. Ils font corps. Ces hommes soumis à l’autorité conservent une foi inébranlable et restent attachés aux principes, au devoir, à l’amitié et à l’indestructible «régiment».
Après une avancée de 45 mètres, un rideau d’explosifs et de shrapnels incandescents s’abat sur eux, anéantissant toute idée de fuite ou de repli. Pendant ce temps, de l’autre côté de la vallée de l’Orne, les observateurs de l’artillerie allemande, tapis sur la crête et les hauteurs, visent les antennes de trois mètres qui s’agitent dans tous les sens au-dessus des blés. Et le grésillement des échanges radio se tait au fur et à mesure que les obus de mortier trouvent leur cible. Les communications sont coupées, les hommes du Black Watch sont plus seuls que jamais.
À 90 mètres, les mitrailleurs allemands qui attendent confortablement installés dans les cachettes qui tapissent les flancs et le sommet de la crête se mettent soudain à tirer. Selon des axes déterminés, leurs traceurs vert et jaune atteignent les Canadiens de trois côtés et, avec la précision d’une faux, laissent des andains de morts dans le champ, les balles déchirant la chair, les tissus et les tendons, pulvérisant les organes et les os. Incapables de trouver un refuge, les Highlanders se faufilent au milieu du blé qui leur arrive à la taille.
Un à un pourtant, ils tombent, avalés par les graminées qui rend le commandement et la discipline pratiquement impossibles. La marche des quelques soldats toujours debout, qui était mesurée et ferme il y a encore peu de temps, s’accélère rapidement. Ne pouvant espérer ni un arrêt des tirs, ni une retraite, ni la compassion de l’ennemi, tous les soldats sont saisis par un sentiment d’urgence. «Gardez le rythme! Restez unis! Continuez à avancer! En avant!»
La guerre la plus courte de l’histoire n’a duré que 38 minutes. C’est l’un des faits insolites et peu connus à savoir.
Aucune indulgence
La profonde inquiétude qui a précédé l’attaque cède le pas à une brûlante montée d’adrénaline. Les cœurs battent à tout rompre, les gorges s’enflamment et le sang tambourine dans les tempes; seul le cri des blessés et des mourants perce maintenant le vacarme. D’abord lent et maîtrisé, le mouvement collectif augmente la cadence et se transforme en galop effréné quand, à mi-parcours, les soldats se heurtent aux piquets allemands. Débusqués sous les épis, les défenseurs assez naïfs pour proposer leur reddition n’obtiennent aucune indulgence des Highlanders.
À quelques mètres de la crête, les tirs de roquettes et d’artillerie lourde allemands s’ajoutent au tumulte et un ouragan de feu et d’acier accueille la masse qui s’est dispersée au milieu des blés. À chaque explosion, le parfum pourtant agréable de l’herbe fauchée se mêle à la puanteur javellisée de la cordite, à l’odeur de chair brûlée et à la pestilence sulfurique des cheveux fondus. À chaque pas, le sol tremble; des corps et des membres arrachés sont projetés dans tous les sens, atteignant ceux qui continuent à avancer vers la crête.
Les Highlanders intrépides qui finissent par y arriver sont accueillis par des tirs à bout portant. C’est leur seule récompense. Les hurlements des blessés et des mourants s’élèvent au-dessus des champs de blé; les soldats appellent en vain un médecin, un brancardier, leur mère. Très vite, les cris font place aux gémissements, puis à un irréversible silence.
Recouverts de sueur, les yeux exorbités de rage et de terreur, les Highlanders encore debout poursuivent leur course malgré les balles et le carnage, éperonnés par les ordres désespérés du commandant intérimaire qui s’élèvent au-dessus de la cacophonie, les appelant à continuer:
«Allez, les gars! Continuez! L’objectif est à notre portée!»
94% des hommes du Black Watch
Des 320 soldats qui ont pris part à l’assaut de la crête de Verrières le matin du 25 juillet 1944, seuls 20 ont répondu à l’appel le lendemain. Quelque temps plus tard, le destin des autres allait attirer l’attention quand les Canadiens ont fini par conquérir la crête, la deuxième semaine d’août. Ce terrible jour de juillet, 94% des hommes du Black Watch ont été tués, blessés ou faits prisonniers – un chiffre comparable à celui qui a presque anéanti le Royal Newfoundland Regiment le premier jour de la bataille de la Somme en 1916. La plupart des soldats tués dans l’assaut de Verrières sont enterrés dans le cimetière de Bretteville-sur-Laize, non loin du village de Cintheaux. Après le massacre de Dieppe, deux années plus tôt, cette journée de juillet 1944 allait être la plus coûteuse pour l’armée canadienne au cours de la Seconde Guerre mondiale.
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Tiré de Seven Days in Hell: Canada’s Battle for Normandy and the Rise of the Black Watch Snipers, publié au Canada par HarperCollins Publishers Ltd. ©2019, David O’Keefe. Tous droits réservés.