Au cours de ses 19 années au zoo de Calgary, Carrie, la gentille girafe, avait fait le bonheur de nombreux enfants.
Mais ses capacités physiques et ses instincts de survie étaient toujours ceux d’une girafe sauvage exposée aux prédateurs.
Elle avait eu trois petits, mais pouvait atteindre une vitesse de 50 km/h et, tel un karatéka, arracher la tête d’un lion d’un coup de jambe – qui mesure près de deux mètres
de long.
Quand les eaux eurent envahi son enclos et atteint son ventre, terrifiée, elle chargea, et Jake Veasey comprit qu’il était en danger. Directeur des soins aux animaux, de la recherche et de la conservation, l’homme de 42 ans esquiva les jambes de l’animal en sautant d’une échelle dans l’eau, tout en poussant une de ses collègues hors de danger.
Tout le monde était sain et sauf… pour le moment. Ensemble, hommes et bêtes affrontaient les inondations de juin. Les soigneurs animaliers priaient pour que tout se termine bien.
Deux jours plus tôt, le jeudi 20 juin 2013, dans son appartement d’East Village où il vivait seul et sans animaux, Jake Veasey se préparait à manger. Ce passage rapide chez lui en mi-journée le reposait de la supervision de 70 employés et de la présence de près de 1 000 animaux au plus grand zoo de l’ouest du Canada. « Bon sang, je viens de brûler ma soupe », avait-il blagué en répondant au téléphone. À l’autre bout du fil, Jamie Dorgan, 36 ans, conservateur en chef du zoo. « Il y a une alerte d’inondation. » Sa présence était requise au plus vite.
En attrapant ses clés, Jake ne pouvait deviner qu’il ne rentrerait pas chez lui avant une semaine. Il imaginait quelques centimètres d’eau, ce qui n’avait rien d’inhabituel dans l’île St. George, un îlot de 13 ha sur la rivière Bow où se trouvaient 215 animaux du zoo.
Il n’était pas le seul à être optimiste : Darryl Dziadyk, 49 ans, chef des installations, n’était pas inquiet non plus. Mais à 10 h 30, il reçut un message téléphonique requérant sa présence au centre des opérations d’urgence de la ville. À son arrivée, Darryl, qui avait travaillé avec les autorités municipales à l’amélioration des procédures d’urgence pour le zoo, apprit que cette inondation ne serait pas anodine.
Il annonça la nouvelle aux principaux superviseurs du zoo par téléconférence : le débit de la rivière Bow pourrait dépasser 1 800 mètres cubes par seconde. C’était beaucoup plus qu’en 1929, époque où un déluge avait dévasté le zoo. Tous observèrent attentivement un des directeurs des installations déplier une carte des zones inondables. « Tout le monde regarde ? demanda Darryl. Tout ce qui est en rouge sera sous l’eau. »C’était 90 % de l’île St. George.
« Seules deux petites zones ne sont pas en rouge », souffla Josh Watson, huit ans d’ancienneté. « C’est pas possible ! » Pour Jake, le plus important, c’était le niveau de l’eau dans chacun des bâtiments : « Il y a une grosse différence entre trois centimètres et trois mètres d’eau. » Il était impossible d’en déterminer précisément et rapidement le niveau. Il devait partir du principe que le zoo entier était menacé. Il fallait donc évacuer le plus d’animaux possible.
Les employés du zoo ne le savaient pas encore, mais ils n’avaient que 10 heures avant que l’île soit inondée, mettant en péril plus de 200 bêtes. Le plan d’évacuation était quasi inapplicable. Mais personne ne pouvait s’offrir le luxe de s’en inquiéter.
Les tâches des premières heures étaient claires mais quelque peu délicates : pour la première fois, Malu Celli, une Brésilienne spécialiste du comportement animal, avait dû s’occuper elle-même des paresseux ; 30 flamants avaient été attrapés et déplacés en quelques minutes ; les chamois à tête de bouc avaient été rassemblés et chargés dans un van, qui avait fait la navette des heures durant entre le zoo et son centre de conservation de la faune sauvage, « le ranch », au sud de la ville.
D’autres tâches furent plus ardues. Il avait fallu endormir six tigres de Sibérie avec des fléchettes. Une demi-journée était normalement nécessaire pour anesthésier et transporter un seul tigre. L’opération accélérée augmentait d’autant la nervosité des bêtes. Le wapiti, avec son imposant panache, ne fut pas non plus facile à déplacer. « C’est dingue ! » dit un des assistants à Jamie Dorgan, alors qu’une douzaine d’hommes poussaient le wapiti dans une remorque. « Vous n’avez encore rien vu », répondit-il.
Lori Rogers, technicien en santé animale, n’arrivait pas à y croire. Le centre de santé animale avait rouvert trois semaines auparavant, après des rénovations de 1,2 million de dollars. « Si l’inondation était survenue plus tôt, nous n’aurions jamais eu de place pour tous ces animaux. »
Le centre pouvait facilement accueillir 60 bêtes, mais en comptait déjà près de 150 à la tombée de la nuit. Certaines avaient été déplacées dans l’enceinte du zoo, d’autres envoyées au ranch, et plusieurs avaient dû être laissées dans des zones a priori sûres, pour le moment. Lobi et Sparky, les hippopotames, des animaux aquatiques, furent mis à l’abri dans le bâtiment de la savane africaine ; les gorilles purent grimper dans une zone surélevée du bâtiment de la forêt tropicale ; et les chameaux occupaient un terrain élevé,
quoique petit.
Il était impossible de déplacer les quatre éléphants d’Asie en si peu de temps, vu le nombre d’animaux à évacuer en priorité. On espérait que les
éléphants seraient assez gros et sur un terrain assez élevé pour survivre à une inondation, même importante.
Si l’eau atteignait un niveau suffisant pour noyer les girafes (elles sont si grandes qu’une personne de taille moyenne peut passer sous leur ventre), ce serait un désastre humanitaire à l’échelle planétaire, songea Jake Veasey.
À 2 h 30 le vendredi, Jake, Colleen Baird, conservatrice régionale, Malu Celli et Josh Watson se retrouvèrent dans leurs quartiers de nuit au centre de découvertes. Jake demanda à Malu : « As-tu attrapé tous les macaques ? » En temps normal, on parlerait d’un macaque par jour. Devant la liste des animaux sauvés, Jake se sentit très fier de son équipe, qui avait gardé son sang-froid. L’inondation allait survenir, il n’y avait rien à faire de plus, pensa Josh en fermant les yeux. Jake osait encore espérer que tout se révélerait inutile au matin, et qu’il n’y aurait qu’un simple nettoyage à faire.
« Hé, venez voir ça ! » Josh était debout à côté de Jake, Malu et Colleen allongés sur leur lit de camp, les vêtements sales de la veille sur le dos, se réchauffant sous les couvertures de la boutique de souvenirs voisine. Laissez-moi dormir encore un peu, songea Malu avant de percevoir l’inquiétude dans la voix de Josh. Quelques minutes plus tard, ils étaient tous dehors.« Comment diable allons-nous faire ? » demanda Colleen en regardant l’eau qui, en un peu plus de deux heures, avait presque complètement recouvert l’île.
Colleen appela Darryl. « Envoyez-nous des bateaux. »
Sans attendre, ils se dirigèrent vers le bâtiment de la forêt tropicale, passant d’un bout de terre non inondé à un autre. Les six gorilles étaient bien vivants. Malu et Josh avaient veillé à ce qu’ils aient assez de nourriture, avant de gagner le bâtiment de la savane.
Incapable d’ouvrir les portes, Josh ramassa une pierre et brisa une fenêtre. Une fois entrés, ils virent que l’eau montait vite et recouvrirait bientôt l’enclos des suricates. Après quelques secondes d’inquiétude, Malu se rendit compte que les cinq animaux, de la taille d’un écureuil, s’étaient réfugiés dans un long conduit en béton.
Les suricates pouvaient mordre, mais Malu essaya quand même de les attirer vers l’extérieur. Sans succès. Les deux employés tentèrent de faire glisser les animaux dans une caisse, mais le quintet terrifié n’avait rien voulu savoir. De l’eau jusqu’aux genoux, ils portèrent donc le tuyau jusqu’à la cuisine des soigneurs. Josh fixa un sac à ordures vide à un bout et bloqua l’autre avec une poubelle en plastique. Puis il mit le tuyau sur son épaule et le passa par la fenêtre cassée à un des directeurs du zoo venu à la rescousse.
Quelques minutes plus tard, Lori Rogers se réveilla en entendant taper à la fenêtre de son bureau. C’étaient les deux employés avec le tuyau aux suricates. « Mais où vais-je les mettre ? » dit-elle à voix haute en regardant tout autour. Le bâtiment ressemblait à l’arche de Noé.
Plus tard ce jour-là, un bateau arriva, envoyé par le service d’incendie de la ville. Jake avait hâte d’aller voir comment allaient les gros animaux. Il constata que les éléphants, de l’eau jusqu’aux jarrets, étaient certes embarrassés mais hors de danger. Avec Colleen, il gagna ensuite le bâtiment de la savane où, la nuit précédente, ils avaient enfermés les hippos Sparky et Lobi : un mâle et une femelle.
Le bâtiment présentait mal depuis l’extérieur : l’eau arrivait presque au sommet des portes. Alors qu’ils réfléchissaient à une façon d’entrer, Jake désigna de sa pagaie une fenêtre sous l’eau. « Colleen, je peux y passer ma pagaie entière », dit-il en montrant le trou. Tous deux se regardèrent avec horreur en comprenant que la situation pouvait se révéler dangereuse.
Soudain, la tête d’un hippopotame surgit dans l’ouverture. Ouf ! il y a un hippo, pensa aussitôt Colleen. Au moins, l’animal ne nageait pas dans le zoo ou dans la rivière Bow. Puis, ça l’avait frappée : Bon sang, il y a un hippo !
La fenêtre, que la tête d’un hippopotame n’aurait jamais dû atteindre, était petite. Le risque était qu’elle ne le soit pas assez pour empêcher l’animal curieux de s’échapper. Jake savait qu’une telle bête serait difficilement visible dans la rivière boueuse et pleine de débris ; il savait aussi que l’herbivore de 1 500 kg ferait usage de ses canines de 51 cm et de ses mâchoires puissantes s’il se sentait menacé. L’hippopotame à l’état sauvage a la réputation de tuer des centaines d’individus par année. C’est un des animaux les plus dangereux du zoo.
Voyant un conteneur rempli de paille flotter près de lui, Jake eut une idée. S’il pouvait le caler contre la fenêtre, peut-être pourrait-il enfermer l’hippo fugueur. Sous l’œil méfiant de Colleen, prête à tirer sur l’animal pour le tranquilliser, Jake grimpa sur le conteneur et l’amena devant la fenêtre, entre deux poteaux de béton auxquels il l’attacha, malgré ses mains engourdies par l’eau glacée.
En contemplant l’objet qui dansait sur l’eau, Jake pensa qu’un hippo déterminé n’aurait aucun mal à forcer le passage. « Nous devons le faire couler », dit-il à Colleen avant d’ouvrir le conteneur. L’eau se rua à l’intérieur, l’enfonçant à l’endroit exact où il allait bloquer l’ouverture.
Une crise d’évitée, avaient-ils tous deux pensé, sans savoir si l’autre hippo avait réussi à s’échapper avant leur arrivée.
À l’extrémité sud du bâtiment de la savane, les deux girafes, Carrie et Nabo, grelottaient dans plus de deux mètres d’eau. Elles en avaient jusqu’au ventre.
Leurs chances de survie diminuaient chaque heure passée dans l’eau.S’approcher d’elles posait déjà problème.
Sans électricité, les portes automatiques ne fonctionnaient pas.
Après plusieurs plongées pour essayer différentes clés, Jamie Dorgan réussit enfin à ouvrir la porte extérieure.
Il restait à convaincre les girafes de passer par un couloir et une pente recouverte d’eau pour gagner l’air libre. Ce n’était pas gagné : la pente était une aire de chargement, faite pour des humains. Même dans les meilleures circonstances, les
girafes, routinières, ne s’y seraient pas aventurées. Dans leur habitat naturel, des crocodiles seraient peut-être tapis sous la surface. Mais c’était la seule possibilité.
Les girafes, nerveuses et méfiantes, ne bougeaient pas. Repérant des plateaux de table de pique-nique en plastique sur l’eau, Jake rallia Colleen et Jamie pour un ultime effort. Ils enfilèrent des combinaisons étanches et des casques de hockey (ceux des soigneurs chargés des chèvres markhor aux cornes en spirale), puis ils longèrent le vestibule plein d’eau, se servant des plateaux comme boucliers. Aucun cri n’avait toutefois pu convaincre les girafes de bouger. Pas plus que des fusées éclairantes fixées au bout de bâtons. C’était l’impasse.
C’est alors que les girafes apeurées réagirent avec violence. Jake, qui était monté sur une échelle pour tenter d’amadouer les animaux et les faire avancer, dut sauter dans l’eau pour éviter la charge de Carrie. En tombant, il avait attrapé Colleen, beaucoup trop proche de l’animal traqué, et, de toute la force qui lui restait, l’avait poussée hors du chemin de Carrie.
Les employées du zoo, à présent complètement gelés par l’eau glacée, battirent en retraite. De toute façon, le stress infligé aux girafes était bien plus dangereux que l’eau.
Les jours suivants, les conservateurs et leur patron devaient relever d’autres défis : inadéquation des lieux pour les animaux, manque de nourriture, et une panne de courant de plusieurs semaines. La bonne nouvelle, c’est que les deux hippopotames étaient toujours dans le bâtiment de la savane.Le samedi soir, Jake et Jamie s’étaient occupés de Carrie et Nabo, les nourrissant de leur mieux. Le dimanche, l’eau avait reculé, ouvrant un chemin que les girafes avaient bien voulu suivre. Devant les splendides bêtes se réchauffant au soleil de midi, en lieu sûr, Jamie s’était dit qu’elles ne seraient vraiment saines et sauves que si elles étaient encore en vie dans un mois.
Une semaine après, le nettoyage avait commencé. Trente-deux pompes aspiraient plus d’un demi-million de litres d’eau par heure, tandis que le premier des quelque 300 ouvriers entamait la démolition des bâtiments en ruine. Le zoo pleurait la perte de quatre paons et de nombreux poissons, mais chacun comprenait, même alors, que les choses auraient pu être bien pires. Seuls s’étaient échappés une tortue nommé Melissa, retrouvée ensuite errant dans un bureau, et des papillons bleus, dont les teintes brillantes avaient ravi les
habitants d’Inglewood des jours après l’inondation.
Un mois plus tard, Carrie et Nabo étaient toujours en vie, sans séquelles. Leur survie, et celle des quelque 210 autres animaux de l’îlot, on la doit à la persévérance des employés du zoo. Jake, quant à lui, minimise tout rôle héroïque : « Le soutien de la ville entière a été phénoménal. Le zoo est le symbole de la reconstruction
de Calgary. »