D’un coup de pied, Ken Scott envoie valser ses couvertures et bondit hors du lit. Ce 7 janvier 2020, il est 6h à Mullan, une petite ville des Rocheuses dans l’Idaho, et l’homme vient d’entendre à la radio que plus de 40 centimètres de neige sont tombés en 24 heures sur la station de ski Silver Mountain. Son plan est tout fait.
Ce passionné de ski est patrouilleur et vendeur d’équipement de ski depuis 30 ans. Il est impensable de rater ce «gros tas» de poudreuse. Les skieurs ne vivent que pour ça – même les vétérans comme Ken qui, à 57 ans, continue à skier 100 jours par année. Ruth, sa femme, qui passe autant de temps que lui sur les pistes, ne peut l’accompagner ce matin-là.
Dans le vestiaire de Silver Mountain, Ken est agréablement surpris de retrouver son amie Rebecca Hurlen-Patano, 59 ans, une ancienne monitrice de ski qui fait partie de la bande des copains skieurs de Ken. Elle dirige avec son mari une entreprise de torréfaction de café et elle skie dès qu’elle en a l’occasion. Cette femme en forme, habituée des pistes depuis plus de 20 ans, ne peut résister à l’attrait de la nouvelle neige.
«Tu te rends compte? dit-elle, en enfilant ses bottes. Quarante centimètres! Tu es prêt?
— Parfaitement», répond Ken.
Pendant une heure, sous un ciel légèrement couvert, le duo inaugure plusieurs pistes de neige fraîche. Ils sont d’humeur joyeuse et plaisantent en s’attaquant aux parcours plus raides. En regagnant le remonte-pente, ils remarquent que les 1900 mètres du Wardner Peak et sa «16-to-1», une piste redoutable réservée aux experts, et d’autres sentiers escarpés sont maintenant ouverts. Cette partie de la station de ski est restée fermée depuis le début de la saison, mais le matin même, 13 charges explosives ont libéré la neige au sommet. Une opération destinée à prévenir les avalanches.
En l’absence de remonte-pente, les skieurs doivent emprunter un chemin de traverse dans une neige profonde semée d’arbres pour rejoindre la 16-to-1.
«Qu’est-ce que tu en penses? demande Rebecca.
— On y va!», répond Ken.
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Une première avalanche
En progressant lentement dans la neige lourde, Ken et Rebecca reconnaissent d’autres habitués de Silver Mountain, également en direction de la piste. Ils saluent de la main Warren Kays, Bill Fuzak et Carl Humphreys, âgés respectivement de 68, 62 et 58 ans. Tous sont emballés d’être les premiers à inaugurer cette pente abrupte recouverte de poudreuse.
Les autres s’élancent sur la piste et Rebecca se tourne vers Ken. «C’est bon, ici? On y va?» Les yeux bleus de Ken pétillent et un large sourire illumine son visage barbu: «Allons-y!»
Rebecca vient à peine d’amorcer sa descente qu’elle sent soudain la neige se dérober sous ses skis. En une fraction de seconde, elle comprend: «Attention! Avalanche!» crie-t-elle à Ken qui lui a emboîté le pas. Il répond, la voix inquiète: «Elle arrive!»
Aussitôt, de lourdes plaques de neige s’abattent sur eux et les entraînent 150 mètres plus bas. Rebecca a l’impression d’être emportée par des vagues de fromage blanc. La neige la saisit, remonte dans son dos, puis sur ses épaules avant d’appuyer lourdement sur son cou. Il y en a aussi devant, qui lui enserre les cuisses. La skieuse est engloutie.
Ken aussi est arraché de la piste et entraîné vers le bas. Il se souvient des cours de survie en avalanche que doivent suivre les patrouilleurs. Garder la tête haute. Essayer de nager. Rester à la surface. Mais la neige trop puissante le fait culbuter comme un morceau de tissu dans un lave-linge. Quand tout s’arrête, il est allongé sur le côté gauche presque entièrement enseveli. Il a toujours ses skis et ses bâtons. Il devine le jour à travers les 30 centimètres de neige qui le recouvrent et arrive à bouger la main et l’avant-bras droits. Dans son cocon, il dégage son visage. Ce n’est pas profond, songe-t-il. Je peux respirer. Je suis vivant. Restons calme.
À moitié ensevelie, Rebecca se retrouve, elle, en position accroupie. Elle repousse la neige et finit par s’extirper de sa gangue. Sa formation de sauveteur revient vite. Elle se tourne vers l’endroit où elle a vu Ken la dernière fois et crie son nom. Elle est soulagée quand elle voit le bâton qu’il pique à travers la neige pour signaler sa présence, à environ trois mètres. Elle appelle aussi Bill et Warren et finit par les repérer plus bas. Ils sont partiellement ensevelis, mais intacts. Elle ignore où est Carl.
Ken a été partiellement enseveli à l’époque où il travaillait aux alertes avalanches dans les stations de ski des Rocheuses; cette fois, c’est plus grave. Mais, même si la neige rend difficile tout mouvement, il pense bien s’en sortir. Rebecca sait où il est et les secours ne tarderont pas. Patience. De sa main droite, il creuse un espace vide de 45 centimètres au-dessus de son visage, une bulle de respiration essentielle; sous la neige, quand l’oxygène n’est pas renouvelé, la mort survient généralement après 30 minutes. Il n’oublie pas qu’il est dangereux de respirer trop longtemps le dioxyde de carbone qu’il exhale. Alors, comme on le lui a appris, il se concentre sur l’oxygénation – des respirations courtes aident à conserver l’oxygène – et la pensée positive, tout en s’imposant le calme.
Amateur d’histoires vraies, lisez le témoignage de Brock Crouch, surfeur des neiges professionnel, qui a lui-même été victime d’une avalanche pendant un tournage.
La deuxième avalanche
Même si son organisme carbure à l’adrénaline, Rebecca sait qu’elle doit retrouver les skieurs et dégager la neige pour qu’ils puissent respirer. Elle se concentre sur l’essentiel: tout le monde est en vie; il faut faire vite; il ne faut pas perdre ses moyens.
Il y a quelques minutes déjà que l’avalanche a tout recouvert. Rebecca est rassurée pour Ken et décide de ramper vers Bill Fuzak, enseveli jusqu’au cou un peu plus loin sur la piste. Mais voilà que, au moment où elle s’agenouille près de son visage, un bruit d’explosion emplit l’air: beaucoup plus importante que la première, une autre avalanche, des tonnes de neige déferlent et Rebecca n’a pas le temps de se retourner avant qu’un mur ne s’abatte sur elle et la déporte à six mètres. Cette fois encore, elle n’est que partiellement ensevelie, la neige est passée au-dessus de sa tête et a poursuivi sa descente.
Après s’être dégagée, elle découvre avec effroi un nouveau paysage sur la montagne. D’énormes monticules de neige se dressent là où il n’y avait rien quelques secondes auparavant. Ses points de repère ont disparu. Plus de trace de Ken, de Bill ou de Warren. Et Carl n’est pas réapparu. Cette fois, ses amis ont vraiment été enterrés vivants.
Quand Ken Scott entend le grondement, il comprend que l’impensable est en train de se produire. Une seconde avalanche. Je suis mort. Il n’a pas bougé de là où il était, mais a désormais une énorme quantité de neige au-dessus de la tête – plus de 2,5m – et le monde est devenu noir, effroyablement silencieux.
Il est en outre totalement immobilisé et son espace pour respirer a disparu. Toujours allongé sur le côté gauche, écrasé sous la neige, il ne peut bouger guère plus que les paupières sous ses lunettes, et les orteils dans ses bottes. Il n’arrive pas à plier un doigt, encore moins utiliser le bras droit comme il le faisait tout à l’heure. Il est paralysé, cimenté dans la neige. Il n’arrive pas à gonfler la poitrine pour respirer à fond. Il cherche l’air.
Il sait ce qu’il doit faire pour tenter de survivre une seconde fois. Il commence par fermer les yeux – il préfère les images de son esprit à ce noir sans perspective. Il fait la liste de ce qu’il porte, de la tête aux pieds: bonnet, lunettes, gants, bâtons, bottes, skis. Cela veut dire que les secours n’auront rien au sol pour le repérer. Rebecca est la seule à savoir où ils se trouvaient, lui tout comme le reste du groupe, avant l’avalanche. Mais comment va-t-elle? A-t-elle été ensevelie elle aussi? Ken sait que ses chances de survie sont minces; environ trois victimes d’avalanche sur quatre meurent par asphyxie ou suffocation. Si les secours arrivent dans les 15 minutes, ses chances de s’en sortir sont de 90%, après 30 minutes, elles ne sont plus que de 30%.
(C’est avec une pointe d’humour qu’on vous donne ici les solutions pour survivre à pratiquement n’importe quoi.)
«C’est la fin. Je vais rejoindre les gars.»
Ken lutte contre la panique, mais se met à penser à sa famille, à Ruth, son épouse, à leur fille Tash et aux petits-enfants. Un sentiment d’impuissance l’envahit, il est condamné, pense-t-il. Ce n’est pas comme ça qu’il avait imaginé mourir.
Il a retenu de sa formation que la panique est non seulement inutile, mais dangereuse. Elle consume de l’air précieux. Et pourtant il pousse un cri puissant et angoissé dans le silence. «AHHHHHH!»
Rebecca sort le téléphone de sa parka. Elle n’a pas le numéro du quartier général de la patrouille, mais connaît ceux de certains membres. Elle appelle Ernie Silva, un patrouilleur qu’elle a vu plus tôt. C’est aussi un ami de Ken Scott.
«Salut, Ruby! répond-il en utilisant son surnom. Ça fait un bail! Comment…»
Elle l’interrompt. «Il y a eu une avalanche sur la 16-to-1 et Ken est enseveli. Amène-toi avec les secours!»
Elle appelle Joan Wroe, une patrouilleuse bénévole qui est déjà au courant. Elle a été alertée par la radio de la patrouille et est en route. La nouvelle s’est vite répandue, patrouilleurs et skieurs de Silver Mountain convergent vers le site de l’avalanche armés de pelles et de longues tiges de trois mètres pour sonder la neige à la recherche de corps.
Rebecca appelle enfin son mari, Terry. Elle raconte brièvement et termine en disant: «Je vais bien, mais je ne peux pas parler. Ne me rappelle pas. Je vais les aider!» Elle grimpe péniblement sur les tas de neige vers le lieu où elle pense avoir vu Ken et Bill la dernière fois.
Seule dans cette blancheur, se servant de ses mains gantées, elle creuse frénétiquement la neige compacte. La vie de ses amis en dépend.
Alors qu’il n’a éprouvé ni terreur ni panique lors de la première avalanche, cette fois Ken passe de l’une à l’autre. La menace est tout autre maintenant. Sa cage thoracique est comprimée au point qu’il doit prendre de petites inspirations et utiliser son diaphragme pour faire entrer l’air dans ses poumons. Il se bat pour rester optimiste en se concentrant sur sa respiration.
Mais quand il échoue à bouger la tête ou un doigt, il se remet à paniquer. Les patrouilleurs ne pourront jamais le localiser sous tant de neige qui le recouvre, craint-il. Son temps est compté. Il songe à ce groupe d’amis soudés qui se surnommaient les «gars» – dont trois skieurs de classe mondiale qui ont perdu la vie huit ans plus tôt dans une énorme avalanche à Tunnel Creek, dans l’État de Washington. C’est la fin. Je vais rejoindre les gars.
Une chance sur un million
Une dizaine de minutes après la seconde avalanche, le vaste champ de débris de la 16-to-1 bourdonne d’activité. Cinquante sauveteurs, patrouilleurs en combinaison de ski rouge et bénévoles forment une ligne droite le long de la piste – à 60 centimètres les uns des autres – et sondent la neige épaisse et profonde pour retrouver les skieurs enterrés. Tel un commandant à la tête de ses troupes, Rebecca reste calme et indique où elle soupçonne ses amis d’être ensevelis. Plus haut, un patrouilleur répète inlassablement les mêmes instructions: «Sondez à droite! Sondez au centre! Sondez à gauche! Avancez!»
Après 40 minutes, un des sauveteurs crie: «J’ai une touche!» Bill Fuzak, inconscient mais vivant, est dégagé sous presque trois mètres de neige.
Avec la position de Bill, Rebecca a une meilleure idée de l’endroit où se trouve Ken. Elle pointe du doigt un peu plus haut dans la piste et, l’adrénaline dans la voix, lance aux sauveteurs: «Là-bas! Vite!»
Ken, qui se bat pour avoir de l’oxygène, n’y comprend plus rien. Je devrais déjà être mort. Pourquoi c’est si long? Une sensation de chaleur le gagne pourtant et ce symptôme d’hypothermie le rassure. Je vais bientôt sombrer dans le sommeil et ce cauchemar sera terminé.
C’est alors qu’il sent une légère pression sur la hanche droite. Une sonde? Il est aux aguets. Une minute passe, puis deux. Rien. Il sait que, lorsqu’un sauveteur tombe sur quelque chose, il laisse la tige en place pour marquer l’endroit. Mais il n’y a plus rien et ce qu’il lui restait d’espoir s’évanouit. Ils se sont déplacés. C’était une chance sur un million. Il se sent enfin perdre conscience.
Soudain, des vibrations. La pression sur son corps est différente. Est-ce le bruit des pelles qui creusent la neige? Il crie.
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Le sauvetage
En cinq minutes, les sauveteurs dégagent le visage de Ken qui a toujours ses lunettes de ski. Il aspire goulûment l’air frais et regarde le ciel gris – et les 30 ou 40 personnes souriantes qui l’entourent et continuent à creuser pour le libérer.
C’est incroyable! Il a survécu à deux avalanches. Une fois ses bras dégagés, il distingue Rebecca parmi ses sauveteurs. Encore dans la neige, il l’attire et la serre contre lui.
«Ken, tu vas finir par m’étouffer», dit-elle, heureuse et soulagée. «Il faut te sortir de là et te trouver de l’aide.»
Il affiche un large sourire et continue à l’entourer de ses bras. «Je ne peux pas te lâcher.»
Ken Scott, Bill Fuzak et Warren Kays ont survécu, mais trois autres skieurs, dont Carl Humphreys, ont perdu la vie. Ken n’a pas souffert de graves blessures, mais lui et Rebecca ont connu un épisode de stress post-traumatique qui a nécessité un suivi thérapeutique. Neuf jours après son sauvetage, Ken Scott était de nouveau sur les pistes à Silver Mountain.
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