Pour la première fois de sa vie adulte, Richard a pu conserver la même adresse trois années de suite.
Devenu sans-abri à l’âge de 14 ans pour échapper à un climat familial délétère et à la succession des foyers d’accueil, ce Montréalais a peiné de malchance en malchance, entre révolte, pauvreté et toxicomanie. « Condamné aux refuges, j’étais à bout, a déclaré l’homme, dans la cinquantaine, durant la conférence présentant les résultats du projet Chez soi. En trois ans, j’ai recouvré ma dignité. »
En entendant ce témoignage, Eric Latimer a eu du mal à retenir ses larmes. Économiste spécialisé dans l’analyse des programmes de santé mentale, chercheur à l’Institut Douglas et professeur au département de psychiatrie de l’Université McGill,
M. Latimer est un ardent défenseur de l’approche Housing First , un modèle d’intervention qui propose d’offrir aux sans-abri un accès immédiat et sans condition à un logement, accompagné de soutien adéquat. Depuis cinq ans, il est chercheur principal du volet montréalais du projet Chez soi, une étude financée par la Commission de la santé mentale du Canada destinée à vérifier l’efficacité de cette méthode qui accorde la priorité au logement.
Véritable innovation sociale, l’expérience à laquelle a participé Richard a été tentée simultanément dans quatre autres villes canadiennes, et l’approche logement d’abord, sur laquelle elle se base, a aussi inspiré plusieurs projets semblables à travers le monde. Mais alors que le projet Chez soi s’achevait en mars 2013, certaines provinces ont reconduit leur programme.
Le gouvernement du Québec, lui, hésite à emboîter le pas. Au cœur du débat : l’agacement de Québec face à l’ingérence du gouvernement fédéral dans un secteur (la santé) de compétence provinciale et la crainte de certains organismes communautaires d’avoir à partager des ressources déjà rares avec d’autres intervenants.
Malgré ces résistances, Eric Latimer est optimiste. « Ce n’est qu’une question de temps. Il me semble probable que des fonds seront alloués prochainement à des programmes de type Housing First au Québec. »
Vous avez travaillé comme ingénieur dans l’industrie des pâtes et papiers et vous êtes intéressé à la sécurité routière. Comment en êtes-vous arrivé à la santé mentale ?
Il y a trois raisons. D’abord, j’avais un proche parent schizophrène qui est mort de déshydratation durant la canicule de 2010, dans une maison de chambres à Montréal. Il avait 49 ans. J’ai vu ce que la maladie psychique pouvait infliger à un individu, à une famille… Ensuite, je me suis toujours intéressé à la psychologie. Finalement, je suis très croyant et, par conséquent, je souhaite que mon travail soit utile aux plus vulnérables.
Dans les conclusions de votre rapport de recherche, vous affirmez que le modèle logement d’abord constitue un moyen efficace pour en finir avec l’itinérance. Pourquoi ?
Parce que nous avons été en mesure d’établir que, dans les derniers six mois du programme, 60 % de nos participants à besoins élevés (c’est-à-dire avec de graves problèmes de santé mentale) et 72 % de nos participants à besoin modérés étaient toujours logés, un taux deux fois plus élevé que pour le groupe témoin qui suivait le parcours habituel de réinsertion sociale. De plus, les itinérants ont signalé une amélioration de leur qualité de vie. Ils ont trouvé dans l’approche logement d’abord la motivation pour repartir du bon pied. Je pense à Marième, une Québécoise trentenaire d’origine africaine, qui s’est retrouvée à la rue à la suite d’une perte d’emploi. « Le projet m’a redonné mon estime de soi », nous a-t-elle confié. Dans notre rapport, nous avons également cité Chantal, simplement heureuse de se retrouver à l’abri avec son chat. Et je ne peux oublier Woolfgang, ex-toxicomane qui a cessé de consommer de la drogue pour revoir ses enfants et qui, grâce au programme, a pu emménager dans un 4 ½ avec son adolescente.
Combien coûtent de telles mesures ?
On peut mettre en place de tels programmes sans qu’il en coûte vraiment plus cher au contribuable. Voyez plutôt : un sans-abri à besoins élevés coûte en moyenne 64 655 $ par an à la société. Quand on applique le programme Chez soi, la facture grimpe à 67 652 $, soit à peine 3 000 $ de plus selon le rapport final du site de Montréal. Pourquoi si peu étant donné l’argent neuf injecté pour le logement ? En raison des économies réalisées en frais d’hospitalisation : près de 14 000 $ de moins par personne pour les urgences, les ambulances et les hospitalisations. On a calculé que pour 10 $ investis dans un programme comme le nôtre, on récupère jusqu’à 8,27 $ en économies de toute sorte. En fait, ce modèle présente un rapport coût-efficacité supérieur aux solutions classiques.
Mais peut-on vraiment vaincre l’itinérance ?
Avec des ressources, oui, c’est faisable et très souhaitable. À Montréal, comme ailleurs au Québec, les itinérants mènent une vie difficile. Ils sont souvent victimes d’agression, sont plus malades, vivent moins longtemps et se sentent souvent socialement isolés. Lors d’une enquête menée à Toronto, 90 % d’entre eux ont affirmé vouloir être logés. C’est dire que si on les aidait efficacement, à peu près personne ne choisirait de vivre dans la rue. Et, selon moi, pour y parvenir, l’approche la plus humaine et en même temps la moins coûteuse, comme nous, et d’autres, l’avons constaté, est celle du logement d’abord.
Vous souhaitez donc fermer les refuges ?
Absolument. Les refuges sont une institution du 19e siècle. Dans certains endroits, il y a 20 lits superposés entassés dans une même pièce. Si jamais une épidémie se déclarait, ce serait catastrophique. Qui plus est, on met les gens dehors à 7 h du matin, parfois par -20 °C. C’est abominable. La majorité des itinérants ne veulent pas de ce genre d’hébergement. En principe, l’accès au logement social existe pour eux, mais il est conditionné par des critères qui tendent à exclure les gens avec des problèmes psychiques importants.
Qui sont les itinérants que l’on croise quotidiennement à Montréal et combien sont-ils ?
On estime qu’il y a 13 000 personnes sans domicile fixe à Montréal, mais ces données sont approximatives parce que le dernier dénombrement remonte à 1997. Comme dans le reste de la société, on trouve chez les itinérants des individus de tout âge et de toute provenance. Les circonstances qui mènent à l’itinérance sont cependant assez semblables : une perte d’emploi conjuguée à une rupture, des problèmes de santé mentale, la pauvreté et l’absence de loyers à prix abordable. Il y a aussi ceux qui deviennent sans-abri après une série de déconvenues. C’est le cas de Paul, l’un de nos participants, un diabétique qui, à l’aube de la cinquantaine, a dû subir une amputation. Après six mois à l’hôpital, il est retourné chez lui pour s’apercevoir que son logis avait brûlé. Dépressif chronique, sans famille et sans ressources, il a abouti dans un refuge. Cet homme avait travaillé toute sa vie comme éducateur spécialisé. Jamais il n’aurait pensé dormir un jour dans un dortoir avec d’autres itinérants. Il en a été le premier surpris.
Avez-vous réussi à l’aider ?
Au sein du programme Chez soi, il a non seulement pu retrouver un toit, mais également un emploi. À la fin de l’étude, il était parvenu à reprendre ses fonctions d’éducateur spécialisé auprès de jeunes adultes trisomiques. Et je suis particulièrement fier de ce résultat puisque je crois énormément aux programmes de soutien à l’emploi. Dans le cadre du projet, j’ai suivi 45 itinérants dans leur démarche pour obtenir un emploi. De ce nombre, 34 % ont réussi à décrocher un job, un taux fort convenable étant donné que l’intervention n’a duré que huit mois.
Qu’est-il arrivé à tous ces gens une fois que le programme Chez soi a pris fin au Québec ?
Il avait une durée limitée. Il a été prolongé jusqu’au 31 mars 2013 par la Commission canadienne de la santé mentale. Le gouvernement du Québec a ensuite pris la relève. Bien que deux itinérants sur trois aient pris congé de la rue à l’issue du programme, il a été décidé de ne pas le prolonger, sinon pour faciliter la transition des participants dans le système régulier. Le taux de décrochage du programme s’est dès lors accentué et nombre de ces individus sont retournés dans la rue. Pour mes collègues et moi, ce retour au statu quo ante est bien entendu un crève-cœur. Nous avons travaillé dur pour former des équipes d’intervention auprès des personnes itinérantes et nous avons du mal à nous résoudre à tout abandonner. Mais nous ne perdons pas espoir de parvenir à convaincre les autorités en place de revenir sur leur décision.
Cette façon de repenser l’itinérance est-elle un phénomène mondial ?
Oui. En Italie, au Portugal, en Grèce et dans de nombreuses villes américaines, des projets pilotes ont vu le jour pour mettre fin une fois pour toutes à l’itinérance. Autrement dit, dans un nombre croissant de sociétés, on ne l’envisage plus comme un problème à gérer, mais à régler. En Utah, le taux d’itinérance chronique a diminué de 75 % depuis 2005. En France, où les pratiques à ce chapitre n’ont pas bougé depuis des décennies, c’est un psychiatre, Vincent Girard, qui porte le flambeau. À Nottingham, en Angleterre, on a logé la population itinérante et fermé les refuges de type dortoir. Dans certaines villes américaines, à San Francisco notamment, on a noté une diminution de 25 % entre 2002 et 2009. On s’est aussi attaqué à des populations spécifiques. Pour l’ensemble des États-Unis, depuis 2009, on est parvenu à réduire de 23 % le nombre de vétérans itinérants.
À qui doit-on la paternité du mouvement logement d’abord ?
À l’origine, on trouve Sam Tsemberis qui a accepté de nous servir de consultant pour l’ensemble du projet Chez soi. Grec, il a émigré à Montréal avec sa famille quand il était enfant. Durant les années 1970, il a étudié la psychologie aux États-Unis. À New York, il a pu observer les conséquences désastreuses de la désinstitutionnalisation sur la population atteinte de troubles mentaux. Il voyait ces individus envahir les espaces publics à la nuit tombée et ça lui brisait le cœur. À la tête de l’organisme américain Pathways to Housing, son approche a trouvé écho auprès de dirigeants politiques. Étonnamment, c’est l’administration de George W. Bush, qui fut la première à réagir, au début des années 2000.
Y a-t-il une province au Canada qui peut nous servir de modèle ?
L’Alberta. En 2008, Edmonton s’est doté d’un plan pour mettre fin à l’itinérance en 10 ans, devenant ainsi le premier et le seul gouvernement provincial à s’engager dans cette voie. Si on examine les statistiques, on constate que dans certaines communautés, à Lethbridge par exemple, le nombre de personnes itinérantes a été réduit de 89 %. À Calgary, où le taux de croissance de l’itinérance était le plus élevé au Canada, on est parvenu à stopper cette tendance et à réduire le nombre d’itinérants de plus de 10 % en 2012.
Comment expliquer ce penchant pour la social-démocratie dans la province du pétrole ?
L’Alberta est une province riche où les gens d’affaires prennent régulièrement l’initiative. Or, ce sont entre autres les patrons de Imperial Oil et de Suncor qui ont démarré la campagne pour éliminer l’itinérance en Alberta. Il s’agit d’une sorte de bénévolat individuel comme on le pratique dans les milieux conservateurs. Comme ces gens détiennent énormément de pouvoir, ils ont rapidement convaincu les autorités gouvernementales d’emboîter le pas. Ici à Montréal, avec des collègues, des avocats et des directeurs de refuges, on a fondé il y a un an et demi le Mouvement pour mettre fin à l’itinérance à Montréal, qui s’inspire de ces pratiques. L’organisme regroupe aujourd’hui 35 bénévoles. Le président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Michel Leblanc, a participé à quelques-unes de nos réunions. Le maire Denis Coderre aussi.
Sauf que vous n’avez toujours pas l’appui des gens d’affaires.
Pas encore. Mais j’ai bon espoir que des gens d’affaires influents s’investiront dans cette cause importante. Il y a tant de travail. Il faut d’abord recueillir des données fiables pour pouvoir orienter notre action. Je rêve aussi de voir les autorités se doter d’un plan pour mettre fin à l’itinérance. Ce n’est qu’une question de temps, car à mesure qu’elle se répand à travers le monde, la méthode de Sam Tsemberis s’impose d’autant plus que son efficacité et sa rentabilité sont maintenant bien documentées.